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Mogaba tient une conférence d’état-major dans la citadelle. Elle comporte une salle de guerre où siégeait naguère la sorcière Ombre-de-Tempête. Du point de vue de Mogaba, les réunions de ce genre sont une belle concession à la révérence que nous autres sous-fifres devons témoigner à sa personne. Il n’aime pas déléguer. Pour cette raison, je pense que la réunion sera brève.
Il s’est montré poli, quoique à l’évidence et pour tout le monde cette courtoisie n’était que pure façade. « J’ai reçu ton message, a-t-il déclaré. Il n’était pas tout à fait clair.
— Je l’ai brouillé intentionnellement. Je ne voulais pas que le messager le divulgue à tout le monde en allant te voir.
— Alors ce ne sont pas de bonnes nouvelles, je suppose. » Il parlait un dialecte des Cités Joyaux que la Compagnie avait appris quand elle servait le syndic de Béryl. La plupart d’entre nous l’utilisions quand nous ne voulions pas être compris des autochtones. Mogaba s’en servait parce qu’il ne connaissait pas encore suffisamment le taglien pour se débrouiller sans interprète. D’ailleurs, même en dialecte des Cités Joyaux, il avait un fort accent.
« Certainement pas bonnes, en effet », ai-je convenu. L’ami de Mogaba, Sindawe, a traduit pour les officiers tagliens présents. J’ai poursuivi : « Gobelin et Qu’un-Œil m’annoncent que Tisse-Ombre est complètement rétabli et qu’il entend faire son grand numéro de retour cette nuit même. Donc, cette nuit, ce ne sera pas un raid de plus mais le grand coup de poing pour emporter le morceau. »
Une douzaine de paires d’yeux se sont écarquillées, espérant que je lançais une de ces mauvaises blagues que Gobelin et Qu’un-Œil trouvent hilarantes. Mogaba, pour sa part, est resté de glace. Il voulait que je me rétracte sous le seul poids de son regard.
Mogaba méprise foncièrement Qu’un-Œil et Gobelin. C’est l’un des points d’achoppement entre la vieille équipe et lui. Il estime que de vrais sorciers, même piteux, n’ont pas leur place aux côtés de guerriers véritables, censés compter sur leur force, sur leur mental et, le cas échéant, sur la meilleure qualité de leur acier.
Qu’un-Œil et Gobelin, outre qu’ils sont sorciers, débraillés, indisciplinés et chahuteurs, ont le tort de ne pas considérer Mogaba comme la meilleure chose qui soit arrivée à la Compagnie noire.
Mogaba déteste Tisse-Ombre en partie parce qu’il sait que le Maître d’Ombres ne consentira jamais à livrer un beau combat susceptible d’inspirer d’immortelles chansons de geste.
Mogaba veut figurer dans les annales. Il crève d’ambition de s’y faire une place de choix. Et il va y parvenir, mais pas de la façon qu’il espère.
« As-tu quelque chose à proposer pour contrer cette menace ? » Il n’affichait nulle émotion, même si cette nouvelle de la guérison de Tisse-Ombre équivalait à rapprocher la date de notre mise à mort.
J’ai envisagé de proposer une prière mais, à l’évidence, Mogaba n’était pas d’humeur. « Je crains que non.
— Il n’y a rien dans tes livres ? »
Il voulait parler des annales. Toubib s’était évertué à les lui faire étudier. Toubib avait un don pour dénicher des précédents et s’en remettre à eux – essentiellement parce qu’il manquait beaucoup de confiance en sa maîtrise de la stratégie et du commandement. Pour sa part, Mogaba ne manquait de confiance en rien. Il avait toujours trouvé une excuse pour ne pas étudier l’histoire de la Compagnie. Très récemment seulement, il m’avait effleuré l’esprit que peut-être il ne savait ni lire ni écrire.
Ce ne sont pas des compétences viriles, estime-t-on dans certains pays. Peut-être était-ce le cas chez les Nars de Gea-Xle, bien que la tenue des annales fût considérée comme un devoir sacré par nos prédécesseurs, frères de la Compagnie noire.
Les Nars s’ouvrent très peu sur leurs croyances. Nous autres savons néanmoins qu’ils nous tiennent pour des hérétiques.
« Pas grand-chose. La tactique consacrée consiste à attirer l’attention du sorcier sur une cible secondaire pour minimiser ses dégâts. Il faut alors retenir son attention jusqu’à ce qu’il se lasse où qu’on se faufile jusqu’à lui pour lui trancher la gorge. Ce ne sera pas facile de l’approcher en douce. Cette fois, il se protégera mieux. Il ne sortira peut-être même pas de son camp si on ne l’y pousse pas. »
Mogaba a acquiescé, impassible. « Sindawe ? » Sindawe est le plus vieux et le meilleur ami de Mogaba. Ils se connaissent depuis l’enfance. C’est maintenant le commandant en second et le chef de la première légion, la meilleure des unités tagliennes. Et la plus ancienne. Toubib avait chargé Mogaba de prendre en main l’instruction militaire, peu après notre arrivée à Taglios, et cette légion est la première qu’il avait formée.
Sindawe pourrait passer pour le frère de Mogaba. Parfois, il lui sert de conscience. Mogaba prend son estime pour indéfectiblement acquise, peut-être un peu trop.
Sindawe a répondu : « On pourrait s’efforcer de les battre… à la course. Whoa, Ga ! Je plaisantais. »
Mogaba n’a pas réagi à la boutade. Ou alors il n’a pas voulu y voir de l’humour.
« Utilisons l’artillerie pour le distraire où qu’il soit, ai-je suggéré. Si on peut l’aligner à portée de tir, peut-être qu’on aura un coup de pot ? »
On avait tenté cette stratégie lors de la grande bataille où on s’était fait prendre au piège. Ça avait marché. Nous avions même eu de la chance, un peu, ce qui expliquait que nous étions encore assez vivants pour patouiller présentement dans la merde jusqu’au cou. Mais nous n’avions pas pu éliminer Tisse-Ombre, loin s’en fallait.
« Optons plutôt pour la mobilité, a décidé Mogaba. Notre artillerie tirera et décrochera. Là où le Maître d’Ombres lancera une attaque frontale, nous disparaîtrons sur-le-champ. On répliquera par des tirs en enfilade jusqu’à ce qu’il reporte son attention ailleurs. On ne le regardera pas dans les yeux. »
Mogaba a braqué son regard dans le mien. Il voulait l’aide de Gobelin et de Qu’un-Œil mais sa fierté lui interdisait de la demander. Il avait crié sur tous les toits qu’il méprisait la sorcellerie, qu’elle n’avait pas sa place dans la Compagnie noire. Que c’était fourbe, déshonorant. Un palliatif pour lopettes. Et le refrain de flatteries n’avait eu de cesse. Il avait vilipendé les deux clowns chaque fois qu’il avait pu. Il leur avait même fait de grosses propositions pour qu’ils prennent leur retraite de « sa » Compagnie.
De l’aide ? Marrant comme on peut s’assouplir devant la perspective de l’anéantissement.
S’assouplir jusqu’à un certain point. Mogaba n’avait pas verbalisé sa demande.
Je ne l’ai pas poussé dans ses retranchements. Ce n’est pas dans mes habitudes. Et j’espère que ça l’horripile. « Nous donnerons tous le meilleur de nous-mêmes. Si on ne s’en sort pas, nos démêlés, plus personne n’en aura rien à foutre. »
Mogaba a grimacé. Entre autres règles, le Nar se doit de parler châtié. Quelle que soit la langue employée.
Une bonne chose que nous utilisions le dialecte de Béryl. Nos échanges devenaient si longs que les officiers tagliens commençaient à douter des traductions édulcorées de Sindawe. Nous essayons de montrer un visage uni au monde extérieur. Il est particulièrement important de donner le change auprès de nos employeurs. Traditionnellement, ces derniers cherchent presque toujours à nous rouler sitôt qu’on a sauvé leurs royales têtes de nœud.
En comptant les frères qui avaient prêté serment depuis notre arrivée dans ces confins paumés du monde, les Nars et la vieille équipe totalisent soixante-neuf hommes. La défense de Dejagore est essentiellement assurée par dix mille légionnaires inégalement formés, parmi les plus inefficaces desquels se trouvent d’anciens esclaves des Maîtres d’Ombres ou, pires encore, les Jaicuris. Chaque jour amenuise notre armée. Les vieilles blessures et les maladies creusent nos rangs aussi sûrement que les assauts de l’ennemi. Toubib a tenté d’inculquer aux soldats des rudiments d’hygiène, mais il a prêché en vain en dehors de la Compagnie elle-même.
Mogaba m’a gratifié d’une petite révérence, façon de rendre grâce dans le pays. Il ne voulait pas me remercier plus franchement.
Sindawe et Ochiba échangeaient maintenant des rapports de terrain qui venaient de leur parvenir. « L’heure n’est plus aux discours, a annoncé Sindawe. L’attaque est imminente. » Il s’exprimait en taglien. Contrairement à Mogaba, il avait fait de gros efforts pour dépasser le stade du sabir. Il avait cherché à comprendre la culture et la mentalité des différentes ethnies tagliennes – toutes bizarres qu’elles soient.
« Alors chacun à son poste, a dit Mogaba. Pas question de décevoir Tisse-Ombre. » On le sentait fébrile. Il avait hâte. Son excitation frisait le déraisonnable. Il a commencé à passer en revue les mesures qu’il voulait prendre pour minimiser nos pertes.
Je me suis éclipsé sans un mot. Et sans qu’on m’ait congédié.
Mogaba savait que je ne le considérais pas comme le capitaine. Nous en discutons de temps en temps. Je ne changerai pas d’avis sans un vote en bonne et due forme. Il ne veut pas encore d’élection, sans doute parce qu’il craint un verdict sévère sur sa popularité.
Je ne pousse pas à la roue non plus. Je serais fichu de me faire élire par la vieille équipe. Je ne veux pas de ce boulot. Je ne suis pas qualifié.
Je connais mes limites. Je n’ai pas l’âme d’un chef. Bon sang, je ne suis même pas sûr de pouvoir m’occuper de ces annales correctement. Je ne comprends pas comment Toubib les tenait à jour tout en s’acquittant du reste.
J’ai couru sans m’arrêter jusqu’à ma section de muraille.