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J’étais en train de plancher sur les bouquins jaicuris.
« Murgen ! »
C’était Gobelin. J’ai sursauté. « Hein ?
— Eh ben, il était temps.
— Hein ? De quoi tu parles ?
— Ça fait dix minutes que je t’observe. Tu n’as pas tourné une page. Tu n’as pas cillé. Je n’aurais pas su dire si tu respirais. »
J’ai commencé à bredouiller une excuse.
« Des noix. Il a fallu que je m’égosille quatre fois et que je te colle une tape sur l’épaule pour capter ton attention.
— C’est que je réfléchissais. » Seulement, pas moyen de me souvenir à quoi.
« Ouais. Mettons. Mogaba veut voir ta fraise à la citadelle. »
« Beaucoup d’ennemis sont partis en douce à la rencontre de cette colonne de secours, ai-je dit à Mogaba. D’abord, j’ai cru qu’ils voulaient nous tendre un piège. Nous retomber dessus au moment où on sortirait pour essayer de prendre l’avantage. Mais Gobelin et Qu’un-Œil m’ont juré qu’ils continuaient de s’en aller. Pourtant, j’ai du mal à croire à cette colonne de secours. D’où sortiraient ces soldats ? Qui les mènerait ? » Mogaba allait-il gober que j’ignorais les rumeurs les plus intéressantes ? Il en avait entendu davantage que moi. Le bruit courait très certainement que Toubib avait survécu.
Que ferait Mogaba s’il s’avérait que le Vieux était en vie ?
Cette possibilité devait le tracasser, j’en étais sûr. Il m’a remercié et renvoyé chez les miens sans commentaire. Je n’ai pas compris pourquoi il m’avait convoqué.
Mogaba a agi comme je le craignais. Il a fait opérer une reconnaissance en force, peut-être pour trouver de nouveaux points faibles. Il n’a mis dans le coup que des hommes de confiance, triés sur le volet. Je me suis senti bien heureux d’observer les événements de loin, depuis ma portion de muraille. Et je me suis demandé pourquoi il était si convaincu que nous déserterions à la première sortie.
J’ai tendance à ignorer Mogaba, par ces lignes. Il occupait bien plus de place dans notre vie quotidienne que je ne le montre. C’était une calamité ambulante. Le dégoût qu’il m’inspire m’empêche d’en parler de façon rationnelle, à telle enseigne que je le mentionne uniquement quand je ne peux pas l’éviter.
De tous les Nars, à cette époque, seul Sindawe faisait un effort de civilité.
Revenons à nos moutons, Mogaba a pensé qu’il pouvait porter un coup au Maître d’Ombres, mais les stratèges d’en face commençaient à savoir comment son cerveau fonctionnait. Il fallait plus qu’un manque de réussite pour le décourager. C’était clair, chez Mogaba. Aucun revers ne pouvait l’amener à douter de son invincibilité. Si son plan partait en eau de boudin, il opérait seulement des réajustements.
Les soldats de Mogaba ont commencé à déserter sans pouvoir pour autant quitter la ville : ils venaient chercher refuge chez des Tagliens amis. Ils se plaignaient du peu de cas que leur chef faisait de la vie de ses hommes.
Mogaba a répliqué en octroyant des rations spéciales et en facilitant l’accès aux prostituées à ses hommes les plus dévoués.
Nous avions trouvé ces jarres de grain scellées qui dataient du premier siège de la ville par le Maître d’Ombres. La façon de procéder au partage avait suscité un grand débat. Qu’un-Œil prétendait que Mogaba ne se satisferait pas de recevoir sa part, qu’il voudrait savoir tout ce que nous avions trouvé et venir se rendre compte par lui-même. Voulions-nous qu’il vienne fureter dans notre antre ?
Non.
Du coup, que faisait le petit merdeux ? Il retournait la situation et entreprenait de vendre du pain frais pour vingt fois ce que coûtait la miche avant le siège.
J’ai repéré un petit coin à l’écart pour Qu’un-Œil et moi, par un après-midi tranquille. De nouvelles rumeurs circulaient concernant une bataille dans le nord, mais j’avais autre chose à lui dire. « Pourquoi m’as-tu rebattu les oreilles de tes arguments pour qu’on dissimule à Mogaba les stocks qu’on a trouvés ?
— Hein ? » Ce n’était pas ce genre de semonce qu’il attendait.
« Tu as fait montre de beaucoup de persuasion. Tout ce baratin pour qu’on évite d’introduire le bonhomme dans notre repaire. »
Il a souri, content de lui. « Et alors ?
— Tu maintiens tout ça ?
— Sûr.
— Alors à quoi tu joues à vouloir fourguer du pain à ses hommes alors qu’on n’est pas censés avoir de grain à moudre pour faire de la farine ? »
Il a froncé les sourcils. Le rapprochement lui avait échappé. « Euh, à gagner un peu d’oseille ?
— Tu te figures que Mogaba est trop crétin pour remarquer ce pain ? Tu crois vraiment qu’il ne posera pas de questions ?
— T’as une façon trop rigide de considérer les choses, gamin.
— Si tu continues tes conneries, tu vas te mettre à penser rigide, toi aussi. Parce que si tu me fais tuer, je te garantis que je te hanterai jusqu’à perpète.
— Je n’en doute pas. Il y a des fois où je me dis que t’es déjà à moitié fantôme.
— À quoi fais-tu allusion ?
— Au sortilège qui t’empoisonne. Par moments, c’est comme s’il y avait quelqu’un d’autre derrière tes yeux. Comme si une autre âme venait tourbillonner autour de toi.
— Je n’avais jamais remarqué. » L’aurais-je pu ?
« Si on pouvait mettre sur le coup un nécromancien expérimenté, on aurait peut-être des surprises. Tu n’avais pas de frère jumeau à la naissance, dis-moi ? » Son regard était ardent.
Un frisson m’a parcouru l’échine. Mes cheveux se sont hérissés sur ma nuque. Je me sentais un peu hanté, parfois. Mais il essayait seulement de trouver une échappatoire.
Gobelin est venu se joindre à nous sans invitation. « Il se passe quelque chose avec les troupes de l’Ombre, Murgen. »
Un corbeau proche a fait retentir un cri comme un rire.
« Ils ne préparent pas une nouvelle grande attaque ? Je croyais que Mogaba avait bousillé leur rampe principale.
— Je n’ai pas pu m’approcher assez pour distinguer les détails. Mogaba s’arrange pour rester bien en vue. Mais je crois qu’une bataille a eu lieu. Et je crois que les lavettes de Tisse-Ombre ont pris une volée. On a peut-être plein d’amis là-bas prêts à nous faire sortir de là.
— Du calme, t’emballe pas.
— Ça c’est du nabot tout craché, a ricané Qu’un-Œil. Il compte ses poules avant même d’avoir volé un œuf.
— Tu te rappelles de quoi on discutait à l’instant ? De boulettes énormes ? Et tu oses charrier Gobelin ? »
Évidemment, qu’il osait. C’était sa grande mission. « De quoi s’agit-il ? » a demandé Gobelin. Oncle Doj s’est matérialisé. Son arrivée a clos la discussion. Cet homme pouvait être plus immatériel qu’une ombre, tant il se déplaçait vite et sans bruit. « Le porte-parole vous fait dire que des ennemis équipés d’outils et non d’armes se rassemblent au sud de la ville.
— Et là-bas, c’est quoi ? » Depuis notre poste d’observation, un coude de la muraille nous masquait une bonne partie du paysage, mais il semblait qu’une grosse troupe du génie se rassemblait au nord également. « Vous apercevez des prisonniers ou des esclaves, là-bas… ? Hmm ? Qu’est-ce que c’est ? »
Ce qui avait attiré mon attention, c’était une réverbération de métal dans les collines. Il y a eu un nouveau reflet. On se déplaçait, là-bas, sans prendre suffisamment de précautions.
Les hommes de Tisse-Ombre n’avaient pas de raison de se cacher. « Fais passer la consigne, ai-je soufflé à Gobelin. Alerte générale au coucher de soleil. »
Oncle Doj a scruté les collines. « Tu as de bons yeux, guerrier d’os.
— Tu veux que je te dise, trapu ? J’aime autant quand on m’appelle Murgen. »
Le petit homme râblé a souri faiblement. « À ta guise, Murgen. Je suis venu en représentant du porte-parole. Il dit que des épreuves approchent. Il vous demande de vous y préparer, de cœur et d’esprit.
— Des épreuves ? »
Qu’un-Œil a rigolé. « Finie la belle vie, gamin. On va devoir payer toutes ces journées à fainéanter, à s’en mettre plein la panse, à se laisser éventer par les odalisques.
— Garde ça à l’esprit la prochaine fois que tu seras tenté de faire du profit.
— Hein ?
— L’argent ne se mange pas, Qu’un-Œil.
— Rabat-joie.
— Tu l’as dit, bouffi. Va demander à Sifflote de monter à la citadelle et de prévenir Sindawe que l’ennemi mijote un coup. » Sindawe, ça allait. Je pouvais dialoguer avec lui sans devoir réprimer une envie furieuse de l’étrangler. En lui donnant ainsi l’information, je m’abstenais de traiter avec Mogaba.
Que se passerait-il si le Maître d’Ombres se retirait du jeu, nous laissant seuls pour régler nos comptes ?
À sa place, j’aurais jugé que c’était le bon coup à jouer.