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Vendredi 2 avril 2010, 16 h 47, Paris

À sa sortie du bureau du magistrat instructeur, Tahar Saridah ne paraît pas abattu. Toujours aussi arrogant, avec un sourire glaçant sur les lèvres, on pourrait jurer qu’il vient de passer un moment divertissant. Le juge Raffin a pourtant ordonné la clôture de l’instruction et demandé son placement en détention provisoire. Vu les circonstances et les preuves à charge, cette requête sera immanquablement validée par le juge des libertés et de la détention.

Cécile Sanchez, qui patiente derrière la porte depuis près de deux heures, remarque à l’expression de l’avocat de Saridah que le coup porté est lourd. Soulagée, elle se laisse aller à un sourire que le Yéménite capte sur-le-champ. Il a un rictus, lui aussi, en passant devant elle, et il lui jette un regard mauvais qui ne la fait pas fléchir. Au contraire, elle continue de le fixer sans détour et lui tient tête fièrement.

C’est alors que l’accusé plonge sur elle. Le mouvement, rapide et brutal, surprend les deux policiers qui l’encadrent. Entravé par les menottes, et maintenu par les agents qui le maîtrisent sèchement, il ne peut faire plus que coller son visage à celui de Cécile. Celle-ci n’a pas eu le moindre mouvement de recul. Inclinaison des sourcils et de la tête, crispation des maxillaires et gonflement des ailettes du nez : autant de signes qui annonçaient cette réaction violente. Elle l’a vu venir de loin.

« Gardez votre vigueur pour vos codétenus ! lui assène-t-elle en faisant signe aux deux agents de le laisser approcher.

— Ça te fait rire, hein, kharba ! siffle le Serpent. Tu fais la fière parce que je suis attaché ! Mais tu ferais quoi dans une salle de bain, toute seule avec moi ?

— En pleine overdose d’héroïne ? Rien. C’est là-dessus que tu jouais, pas vrai ? Tu n’avais pas le courage de t’attaquer à une femme en pleine possession de ses moyens. La preuve : je t’ai fait reculer sans arme, juste avec des mots, alors que tu avais un shotgun dans une main et un .357 dans l’autre. Tu n’es qu’un lâche, Saridah !

— Mais qu’est-ce que tu crois, kharba ? rétorque-t-il. Que j’ai peur de toi ? Que j’ ai peur des femmes ? Tu rêves ! » Il se met à rire comme un dément avant de poursuivre : « Celle de Rotterdam, elle était en forme, tu sais ! Elle avait juste une petite grippe… Mais j’ai cru qu’elle transpirait et qu’elle tremblait à cause de l’héroïne. Ça ne m’a pas empêché de la vider comme une truie et de lui arracher les tripes…

— Ordure !

— Juste une petite grippe ! répète-t-il. Mais l’erreur est humaine… Pas vrai, commissaire ? Vous venez bien de perdre trois flics et une mule. Et puis, il faut me comprendre : ce que ces putes ont dans le ventre vaut dix mille chiennes comme elles. Même sur les trottoirs de Barbès !

— Je ne suis pas fâchée que tu sois enfin mis hors d’état de nuire. Avec ce qu’on a contre toi, tu vas prendre le maximum. Et ne compte pas qu’on te déclare irresponsable pour aller te la couler douce en psychiatrie : tu as fait ça par pure cupidité ! Le fait même de gérer l’organisation d’un tel trafic prouve que tu es parfaitement conscient de tes actes. C’est en centrale que tu vas aller terminer ta vie de merde !

— Qu’est-ce qui t’arrive, commissaire ? T’as vu Moïse ? Tu crois que je vais moisir dans une cage toute ma vie ? Tu te fous le doigt dans l’œil, kharbal J’ai fait de la prison au Yémen, vos taules, ici, c’est le Club Med pour moi.

— C’est ce qu’on verra, Saridah…

— Et puis, un de ces jours, je sortirai. C’est une promesse que je te fais. Et tu sais quoi ? Tu seras la première à qui je rendrai visite. On verra si tu seras aussi fière quand on sera dans ta salle de bain, rien que tous les deux.

— Tu ne me fais pas peur, Saridah ! crache Cécile avant de s’adresser aux agents. Allez ! Emmenez-moi cette ordure chez le JLD qu’on lui fasse faire les préliminaires à la Santé ! »

Dernier regard de défi.

Pendant un bref instant, la jeune femme sent un frisson lui parcourir l’épine dorsale. Les yeux gorgés de ténèbres du Serpent sont pleins d’une détermination réelle et d’une haine sans nom. Le fait d’avoir été arrêté, par une femme de surcroît, est pour lui la pire des humiliations. S’il parvient à s’évader, aucun doute qu’il tiendra parole et viendra se venger, quitte à mettre en péril sa liberté.

Les souvenirs des victimes éventrées reviennent en flash dans l’esprit de Cécile, mêlées avec celles de ses collègues dans un sinistre diaporama stroboscopique. Au milieu de ces images atroces, la vision insoutenable de son propre corps mutilé lui apparaît avec précision.

Une main sur son épaule la fait sursauter et déclenche chez elle un réflexe d’autodéfense qu’elle parvient à contrôler à temps. Le juge Raffin, les yeux ronds, regarde alternativement son propre poignet, pris en tenaille entre le pouce et l’index de Cécile, et le coude qui vient de s’arrêter à quelques centimètres de son nez.

« Désolée, monsieur le juge ! dit-elle en relâchant son étreinte. J’ai été surprise.

— C’est ce que je constate, rétorque-t-il avec une mine inquiète. Vous allez bien ?

— Oui… Très bien. Je suis très satisfaite des résultats obtenus, poursuit-elle. Et vraiment soulagée de savoir que ce monstre sera mis hors course pour de bon.

— Oh ! Pour ça, aucun doute ! Rien qu’en France, il a fait quatre victimes civiles et tué deux policiers pendant son arrestation, sans compter qu’il est indirectement responsable de la mort d’un troisième, tué par son complice. Je vous passe les blessés graves, le trafic de stups, la prise d’otages… Une liste de chefs d’inculpation longue comme le bras. Malgré le deuil qui frappe votre profession et l’appareil judiciaire en général, vous pouvez être fière de vous et du travail de vos hommes.

— Je pense que l’affaire va occuper les médias un bon moment au niveau international, ne serait-ce que pour la réhabilitation à titre posthume de Dorian Adler. Et pour les liens de Saridah avec An-Naziate. Mais, en ce moment, c’est plutôt la SDAT qui monopolise l’attention.

— C’est vrai… Malgré tout, cela restera l’une des plus grosses affaires du XXIsiècle, à n’en pas douter. Félicitations, commissaire Sanchez. »

Après une chaleureuse poignée de main, Cécile quitte le magistrat, le tribunal, le Quai des Orfèvres, et sort son téléphone. Il lui reste une chose à faire pour que ce dossier soit effectivement clos.

Le festin du serpent
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