10
Jeudi 4 mars 2010, 10 h 13, Nanterre
En sa qualité de chef de section, Cécile dispose d’un bureau personnel qu’elle n’utilise que très rarement, préférant se mêler à ses troupes. L’endroit fait quatre mètres sur trois et est sobrement meublé. Rien de personnel, pas de photos affichées, que ce soit de la famille, d’amis ou d’anciens collègues. Pas d’articles de journaux encadrés, de cibles en papier trouées de balles, de bouteilles vides signées ni de souvenirs de sa promotion. Rien qu’un bureau, neutre et fonctionnel.
Le passage annuel des évaluations est un exercice aussi ennuyeux que superflu. Le chef de groupe reçoit chacun de ses subordonnés, leur fait part de remarques éventuelles, pose quelques questions basiques sur les conditions de travail, écoute et consigne ce que l’individu a à dire, à supposer que quelque chose sorte de l’ordinaire. Une fois l’entrevue terminée, il inscrit une appréciation et attribue une note sur 20, comme au collège. Les absences sont comptabilisées, ainsi que les congés restants, et le tout est plié. Il n’y a qu’en cas de demande de mutation que l’exercice prend un peu d’importance.
Ensuite, Cécile est évaluée à son tour par le directeur de l’Office, Pierre Vallon, qui lui-même sera entendu et avisé par son supérieur direct.
De la paperasse stérile et formelle.
Habituellement, la commissaire se déplace de poste en poste, dans la salle principale, et profite du fait qu’untel soit seul pour le voir en entretien. Aucun stress inutile, c’est sa politique.
Mais aujourd’hui, c’est différent. Elle est en chasse. L’ordure qui a vendu des informations confidentielles aux médias sera démasquée avant 18 heures.
Lorsque David pénètre dans le bureau, sans se soucier des raisons officielles de sa venue, elle l’interroge sur le climat qui règne derrière la porte.
« Ils ne sont pas habitués à ce que tu fasses ça dans ton bureau, explique le commandant. Tout le monde se pose des questions, la tension est palpable.
— C’est le but. Et qu’est-ce que te disent tes tripes ?
— Franchement ? Pas grand-chose… J’ai bien essayé de me faire une idée en les observant, mais ils ont l’air à cran. Je ne sais pas qui pourrait être notre bavard. Et je crois que je n’arrive à éliminer personne.
— Pour ça, ne t’en fais pas, je m’en charge. Tu vas sortir sans faire aucun commentaire. Si on te pose des questions, tu dis juste que j’ai l’air plus sérieuse que d’habitude. Pour ton évaluation, tout va bien. Je dois juste te signaler que tu n’as pas ton compte de séances de tir obligatoires. Faudra y passer… »
Quand Cohen sort, la commissaire souffle de soulagement. Elle ouvre le tiroir central de son bureau et barre son nom de la liste. Même si elle avait exclu d’office la possibilité que son second soit la taupe, elle l’a tout de même analysé.
Manches de chemise remontées, poings serrés, sourcils froncés… Il est pressé de trouver le fautif et ne se sent pas concerné directement par la manœuvre. Aucun signe de dissimulation ni de nervosité suspecte.
L’entrevue avec la personne suivante, Romane Castellan, aurait pu faire rire Cécile dans d’autres circonstances. La pauvre est tétanisée, elle bafouille, garde les yeux fixés sur ses chaussures aussi souvent que possible, malgré les compliments qui lui sont faits. Elle est excessivement intimidée par ce type de face-à-face, gênée surtout d’en être le centre.
Néanmoins, aucun signe de duplicité derrière tout ça, conclut Cécile en rayant le nom de la stagiaire. Elle est incapable d’entreprendre ce genre d’actes malfaisants. Aucun doute possible. Elle est bien est trop honnête et intègre pour ça.
Le lieutenant Paul Baptista, quatrième de groupe, entre ensuite. Ce beau brun élancé aux yeux sombres la fixe sans détour tout le long de la rencontre. Avec le calme qui le caractérise, il prend l’évaluation très au sérieux et traite chaque point avec la même implication. Il aura, après David Cohen, la deuxième meilleure note du groupe, et Cécile suggérera qu’il soit nommé au grade de capitaine.
Dès qu’il passe la porte, elle raye son nom de la liste.
Clair comme de l’eau de roche ! Non seulement il n’a rien caché, mais il s’est offert complètement, comme un livre grand ouvert. L’idée de la recherche du traître ne l’a même pas effleuré : il est venu pour être jugé en tant que membre de la police judiciaire.
Le capitaine Marcel Wissler, troisième de groupe, a droit à une évaluation plus formelle.
Proche de la retraite, cet ancien de l’Office central de répression du banditisme est dans le service pour finir son temps. Il n’est pas particulièrement impliqué dans la vie de la section et ne cherche pas à l’être. Sanchez peut le comprendre : l’homme a fait ses années, il aspire à présent à la tranquillité.
Même s’il voulait s’investir davantage, ça ne servirait pas à grand-chose. Dans deux ans, il peut espérer partir avec une pension correcte, cumulant le minimum de temps de service. Alors, à quoi bon…
Le lieutenant Anne Padres, quatrième de groupe, présente d’emblée des signes de nervosité suspects. Cécile en est surprise. Cette jeune femme aussi discrète que séduisante, dotée d’un esprit brillant, est très attachée à la section spéciale.
Elle glisse régulièrement ses cheveux derrière les oreilles, de façon compulsive, note la commissaire. Elle se passe les paumes sur les cuisses, baisse la tête un peu trop souvent et fait tout ce qu’elle peut pour écourter l’entretien.
Aussi, Cécile décide de le faire durer un peu. Elle lui parle de ses collègues, un par un, de manière apparemment innocente, sous prétexte de vouloir jauger son intégration dans le groupe. Le résultat de ce test fait apparaître une croix à côté de son nom sur la liste.
Le dernier à passer, le lieutenant Hakim Chedid, a fait une demande de mutation pour la BRI du Quai des Orfèvres. Toute son évaluation est axée sur cette requête et sur le tournant dans sa carrière qu’un tel changement implique. Il n’a rien à cacher, tout à prouver, et cherche surtout à convaincre sa supérieure d’émettre un avis favorable, ce qu’elle fera.
Lorsqu’il quitte la pièce, Cécile Sanchez prend quelques instants de réflexion. Au bout de cinq minutes, elle se décide : vu les circonstances, elle va lever le voile publiquement.