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Lundi 15 mars 2010, 9 h 10, Paris 1er
Dans un silence de plomb, le magistrat instructeur fait face à une invraisemblable pile de documents qui lui ont été remis le matin même, moins de dix minutes après son arrivée au bureau. Surmontant cet amoncellement démoralisant, une enveloppe sur laquelle son nom est inscrit contient un mot d’introduction.
Monsieur le Juge,
Voici les premiers résultats de mes recherches complémentaires sur les dossiers des meurtres de Pusignan et de Roissy. Consciente que l’ensemble des pièces rapportées est particulièrement lourd et indigeste, je prends l’initiative de vous en résumer les grandes lignes.
Tout d’abord, le caractère sériel de ces deux crimes est indiscutable. Les points de concordance sont tellement nombreux qu’il serait plus simple de lister les différences. Forte de cette certitude, j’ai entrepris des recherches documentaires criminelles à échelle internationale qui se sont révélées payantes.
En effet, d’autres meurtres identiques ont été commis en France et à l’étranger, et ce depuis 2004. Vous trouverez ici les procédures de six affaires semblables en tous points, dont trois au Royaume-Uni, une en France (aux alentours de Lille) et deux à Amsterdam, Pays-Bas.
Ces nouvelles victimes viennent s’ajouter à celles de Pusignan et de Roissy, faisant monter leur nombre de deux à huit.
Comme vous pourrez le constater, la chronologie présente des trous évidents qui laissent penser qu’il reste de nombreux crimes à « déterrer ».
Pour vous faciliter la tâche, j’ai effectué un résumé de l’ensemble des documents, sorte de synthèse qui vous permettra d’acquérir rapidement une vue d’ensemble sur ce qui semble être l’une des plus importantes affaires de crime en série d’Europe.
Bien entendu, je poursuis mes recherches en étroite collaboration avec Interpol, Europol et I’Onudc. Je vous tiendrai au courant au fur et à mesure de l’obtention de nouveaux faits à rattacher à la présente instruction.
À votre entière disposition pour tout entretien et renseignement complémentaire, je vous prie de croire, Monsieur le Juge, à mon plus total investissement et à l’expression de mes plus respectueuses salutations.
Commissaire Cécile Sanchez – OCRVP
La clarté de cette missive introductive et le professionnalisme qui s’en dégage suscitent l’admiration du magistrat. Contrairement à la plupart des enquêteurs qui se contentent de lui balancer en vrac la procédure, cette commissaire a pris la peine de dégrossir les éléments entrants et les grandes lignes d’un travail consciencieux.
Quelques jours auparavant, Yves Raffin a reçu les premières transcriptions, la demande de rapprochement des affaires de Roissy et de Pusignan et, en prime, les deux dossiers volumineux allant avec. La présidente du parquet a ordonné l’ouverture d’une information judiciaire, bloquant du même coup toute possibilité pour le substitut du procureur de renouveler le délai de flagrance.
Invoquant l’article 74 du code pénal, Recherches des causes de la mort, Nadine Talbot désirait placer les commandes entre les mains d’un magistrat instructeur pour une meilleure coordination. Mais la section spéciale, dirigée par la commissaire Sanchez, a obtenu des résultats suffisants pour prendre la direction des investigations dans le cadre de son domaine de compétence sur les crimes sériels. La Crime de Versailles a, de fait, été immédiatement dessaisie au terme du délai de flagrance minimum.
Yves Raffin n’a eu le temps de parcourir les deux dossiers qu’en diagonale, en raison de leur volume et de sa propre charge de travail. En effet, la procédure de Pusignan comprend 135 procès-verbaux, 18 rapports en tous genres et 8 annexes. Concernant Roissy, alors que l’enquête n’en est qu’à ses balbutiements, on compte déjà 67 procès-verbaux, 14 rapports et 2 annexes.
Mais comme l’arrivée de cette masse de documents était accompagnée d’une note de Pierre Vallon, le directeur de l’OCRVP, l’informant que la commissaire Sanchez était en plein travail de recherche et de documentation pour compléter l’ensemble, Yves Raffin disposait de temps. Il s’est donc contenté d’ouvrir l’information judiciaire sur la base du réquisitoire introductif, rédigé par le substitut Marc Cellier, et du rapport d’Éric Casier, chef du groupe SALVAC, officialisant le rattachement des deux procédures.
Aujourd’hui, cependant, Yves Raffin sent que c’est parti.
Après avoir replié la lettre d’introduction, il parcourt le résumé qui est d’une clarté fascinante. Loin des rapports ennuyeux et formels qu’il a l’habitude de lire, cette douzaine de pages est empreinte d’un certain style qui rend cette synthèse aussi passionnante qu’un roman. Dès les premières lignes, le magistrat est littéralement happé par la précision et la pertinence de l’analyse. Moins de dix minutes plus tard, il en a compris les grandes lignes et peut en mesurer la portée.
Il s’empare ensuite d’un autre document rédigé par Sanchez : une expertise criminelle portant sur la personnalité de l’auteur de ces actes abominables. Encore une fois, la lecture s’avère captivante.
Affaire : crimes sériels Pusignan/Roissy
Procédure : N° 10/11053
Profil psychologique du tueur
Identité : inconnue
Sexe : masculin
Âge : de 35 à 50 ans
Origine : Moyen-Orient
Fonctionnement : tueur nomade
Type : psychopathe/organisé
Sexualité : compétent
Intégration sociale : compétent
Intelligence et discernement :
— Quotient intellectuel élevé (120 à 160)
— Bonne culture générale –Multilingue (dont arabe, anglais, français)
— Conversation maîtrisée
— Sens aigu de l’observation
— Intuitif et sagace
Position et intégration sociale :
— Travaille à son compte ou poste indépendant
— Travail qualifié
— Situation financière de confortable à très bonne
— Déplacements professionnels fréquents
— Célibataire (mais sexuellement actif)
— Superficiellement sociable
Conduite psychologique et morale :
— Vie sexuelle active hors meurtres
— Sexualité libertine à déviante
— Intégration sociale de correcte à bonne
— Prompt à la violence physique
— Absence d’antécédents psychiatriques (ou rares)
— Beaucoup de volonté et de détermination
— Absence d’empathie (jouée socialement si besoin)
— Narcissisme pathologique et égocentrisme marqué
— Manipulateur habile
— Très haute estime de lui-même
— Dépersonnalisation des femmes
— Ne connaît aucun remords
— Énorme instinct de préservation
— Consommation régulière d’alcool (mondain)
— Consommation possible de stupéfiants (stimulants)
— Absence de productions mentales pathologiques
Antécédents judiciaires possibles :
— Violences physiques
— Menaces dirigées contre les personnes
— Détention d’arme(s)
— Ivresse sur la voie publique
— Conduite en état d’ivresse
— Détention et usage de stupéfiants
— Infractions au code de la route
— Stationnement irrégulier
Note : casier judiciaire vierge improbable
Antécédents familiaux et enfance :
— Père absent et/ou violent
— Emploi stable du père
— Mère au foyer – comportement : soumise
— Bonne situation financière du foyer
— Fils unique ou aîné de la famille
— Problèmes disciplinaires durant l’enfance
— Comportement scolaire difficile
Caractéristiques physiques et pratiques :
— Apparence physique normale
— Absence de handicap physique
— Tenues vestimentaires de correctes à soignées
— Véhicule discret et en bon état (utilitaire ?)
— Probablement charismatique et/ou éloquent
— Armé et extrêmement dangereux
— Peut se montrer menaçant et intimidant
— Excellents réflexes (instinctifs)
Fonctionnement criminel :
— Tueur sériel nomade – psychopathe/organisé
— Préméditation et planification des actes
— Maîtrise totale des victimes
— Absence de liens et d’outils de contention*
— Utilisation probable de produits pharmaceutiques
— Dépersonnalisation des victimes*
— Peu ou pas de dialogue avec les victimes *
— Exige une victime soumise
— Aucun acte agressif avant de donner la mort*
— Absence d’armes et de preuves sur les lieux
— Victimes connues ou de rencontre
— Victimologie atypique (manque de correspondances)
— Corps laissés sur place *
— Mode opératoire élaboré, maîtrisé et invariable
— Étrange similarité entre les scènes de crime
— Responsabilité pénale indiscutable
Ces points contredisent le profil psychopathe/organisé.
NOTES :
— Les informations présentées ici sont des déductions : il est peu probable, voire impossible, que toutes les caractéristiques se révèlent justes. Je peux néanmoins garantir une fiabilité de ces données à 90 %.
— Identification difficile du fait du peu d’indices relevés sur les scènes de crime et de l’absence quasi totale de témoignages exploitables.
— Les résultats obtenus dressent un profil atypique ; l’individu n’entre pas dans les schémas classiques. Aussi ne faut-il négliger aucune piste, même les plus improbables.
— Nécessité absolue de tenir la presse éloignée de l’affaire et d’éviter les fuites. Notre homme ne cherche pas à attirer l’attention et il disparaîtra au moindre signe de progression significative des investigations.
Les chapitres suivants, intitulés « Problèmes et difficultés à prévoir » et « Réactions probables en cas d’arrestation », lui donnent des sueurs froides. À leur lecture, le magistrat se rend compte que l’arrestation ne sera pas une partie de plaisir et entrainera pour les forces de l’ordre et les éventuels civils alentour des risques énormes. Aussi prend-il son stylo et un post-it pour ajouter une note manuscrite, qu’il colle sur la première page :
Le rôle des enquêteurs devrait se limiter à l’identification et à la localisation du suspect. Ensuite, confier l’intervention à un groupe d’assaut serait la solution la plus judicieuse. Une équipe complète du RAID – négociateur expérimenté compris –, en cas d’intervention dans une zone urbaine. Une escouade du GIGN dans le cas d’une position ou d’un retranchement en milieu rural.
Repoussant le document sur son bureau comme pour éloigner momentanément le problème, Yves Raffin a des frissons dans tout le corps. Il expire longuement et se tourne vers sa greffière qui s’affaire en silence au classement des dossiers.
« Martine ! l’interrompt-il. Vous voulez bien contacter la commissaire Cécile Sanchez de l’OCRVP, à Nanterre ? Je désirerais m’entretenir avec elle d’ici la fin de la semaine. »
Avec une telle masse de documents à étudier, même en diagonale, il prévoit un délai confortable. Il tient à être à la hauteur du travail de l’enquêtrice.
« Quel est le numéro de procédure ? demande la greffière, un stylo à la main.
Procédure N° 10/11053.
— L’affaire des meurtres de Lyon et de Roissy ? » souffle-t-elle en haussant les sourcils et en pinçant les lèvres. Même à son poste, éloigné du terrain, elle ressent l’intensité et la proximité du Mal. Machinalement, elle serre le crucifix en or qu’elle porte autour du cou.
Remarquant son état, le magistrat acquiesce sans mot dire, avec un regard entendu ; lui aussi est profondément frappé par cette affaire. Il avale une demi-barrette de Lexomil et reprend le rapport de Sanchez, dont le niveau dépasse largement toutes les expertises réalisées par les psychocriminologues habituellement saisis par le parquet.
Comme tout le monde, il a entendu parler de celle qu’on surnomme Torquemada dans les couloirs du parquet et les différents services de police. Ses techniques d’interrogatoire spectaculaires, seS réussites éblouissantes, ce parcours professionnel sans faute qui fait naître la jalousie ou suscite l’admiration, selon les cas. Une légende vivante de la police judiciaire, et encore toute une carrière devant elle.
À son âge, avec un tel potentiel, armée de ce perfectionnisme acharné et de cette volonté inflexible, elle peut atteindre des sommets dans ce corps de métier.
Avec une guerrière comme elle au front, se dit-il en feuilletant le document, ça va être un plaisir de travailler sur ce dossier, même si tout ça s’annonce particulièrement délicat… et franchement angoissant.