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Lundi 8 mars 2010, 8 h 12, Nanterre

Les derniers jours ont été particulièrement épuisants pour Cécile. Enlisée dans un dossier insoluble par manque de données nouvelles, elle n’a cessé de ressasser les événements de la journée du jeudi précédent, le passage au tamis de son équipe, le lever de rideau brutal sur l’identité du traître. Et la souffrance d’Anne Padres. La culpabilité de n’avoir pas su désamorcer plus tôt cette affaire la ronge. Un de ses lieutenants a dû porter un fardeau qui n’était pas le sien, au profit d’un capitaine cupide, troisième de groupe et homme de confiance, qui s’enrichissait sur le travail de la section. Et le fait que Marcel Wissler se soit retrouvé muté au service administratif de gestion des infractions routières ne lui procure aucune satisfaction.

Pour chasser ces pensées, Cécile a passé le week-end à faire du sport, alternant course à pied, gymnastique posturale, pompes, abdominaux, dorsaux, natation, vélo elliptique… Rien n’y a fait. Son esprit revenait obstinément se fixer sur les problèmes du service ou sur les victimes du Serpent.

Mais en arrivant ce matin-là au bureau, dans son espace de réflexion, elle n’imagine pas ce qui l’attend. Un mail provenant du siège d’Interpol, à Lyon, est parvenu sur sa boîte personnelle sécurisée. Il n’y était pas la veille au soir, elle en est certaine, car elle a vérifié trois fois dans la journée, notamment avant d’aller se coucher.

Le message a été expédié le matin même, à 8 h 05, il y a moins de dix minutes. Une nouvelle fraîche. Les doigts tremblants, elle manipule la souris pour ouvrir le courriel. Son contenu lui redonne une bouffée d’espoir :

Expéditeur : Siège Interpol – Lyon (69/F)

Documentation criminelle internationale

Agent Jacques LOPEZ

À OCRVP DCPJ – Nanterre (92/F)

Monsieur le Directeur – C.D. Pierre VALLON

Pour section spéciale – C. Cécile SANCHEZ

Pour SALVAC – C. Éric CASIER

Monsieur le Directeur,

Dans le cadre de votre requête visant à rechercher des faits susceptibles d’être rapprochés de la liste envoyée par vos soins et rédigée par votre subordonnée, Cécile Sanchez, nous mettons à votre disposition des informations collectées auprès de l’équipe d’arrestation régionale d’Amsterdam, Pays-Bas. Le service de documentation local a trouvé dans ses archives deux affaires non élucidées avec de nombreux points de correspondance.

Tous les éléments d’enquête ont été mis à votre disposition (en pièces jointes) et une nouvelle information judiciaire va être ouverte aux Pays-Bas, par le juge Pym WARMOND qui a déjà saisi une équipe suprarégionale de Police judiciaire. Les correspondances mises au jour par les investigations de votre section spéciale méritent en effet de rouvrir ces dossiers et de les traiter selon un axe différent.

Le juge WARMOND, en charge de la reprise de l’instruction, va commencer par se lancer dans une recherche de faits similaires sur les autres régions, à échelle nationale. Il s’engage à vous faire part de tout élément nouveau susceptible de faire progresser votre enquête.

Je me tiens à votre entière disposition pour tout renseignement complémentaire et vous assure ma plus totale collaboration.

Cécile trépigne sur sa chaise en lançant le téléchargement des deux pièces jointes à ce message. Du bout des ongles, elle tapote sur son sous-main en gardant les yeux rivés sur la progression du chargement.

Si ces deux meurtres ont bien été commis par le Serpent, elle le saura simplement en visionnant les photos de la scène de crime. Elle sait que les sections techniques et scientifiques néerlandaises ont la réputation d’être très efficaces. L’espoir de découvrir des indices primordiaux lui fait tourner la tête.

Elle commence par suivre l’arborescence des dossiers informatiques. Elle a le choix entre « Amsterdam Warmoestratt » et « Amsterdam Spuistratt ». Elle ouvre le second et, parmi les sous-dossiers, choisit « Enquête préliminaire » puis « Photos ». Il comprend une bonne dizaine de clichés en haute résolution, dont les miniatures sont déjà éloquentes, et repère sur-le-champ celle qui l’intéresse le plus.

Une femme dans la baignoire d’une salle de bain d’hôtel, plongée dans un liquide orangé.

À la vue de l’image, Cécile commence à se ronger les ongles de manière compulsive : tout est strictement identique aux autres scènes de crime. Elle visionne les images une à une pour s’assurer qu’elle ne rêve pas, puis passe à celles de « Warmoestratt ».

La marque du Serpent.

Une heure s’écoule tandis qu’elle lit les rapports introductifs des deux meurtres.

Le premier a eu lieu le 3 février 2006, dans la chambre numéro 16 de l’hôtel Oude Kerk, situé dans Warmoestratt, une rue du centre-ville, en plein milieu du Red Light District, le légendaire « Quartier rouge » d’Amsterdam. La mort a été située par le légiste aux alentours de 21 heures. Le passage au peigne fin des lieux n’a malheureusement rien donné de probant. Aucune preuve matérielle n’a pu être prélevée, et les témoignages du personnel et des clients de cet établissement, principalement consacré à la prostitution, ont été tout aussi stériles, le PV d’audition du réceptionniste mis à part. Un dispositif de vidéosurveillance était en place : caméra dans le hall, à l’entrée et dans les couloirs. Malheureusement, il ne comportait pas de système d’enregistrement, simplement un affichage d’images en direct. Sur le plan médico-légal, le rapport est strictement identique à celui du docteur Toumel, un peu moins précis. Quoi qu’il en soit, il s’agit bien de l’œuvre du même tueur.

L’enquête a tourné en rond faute d’éléments exploitables, et les forces de l’ordre locales n’ont pas fait le rapprochement avec les trois assassinats britanniques de l’affaire « New Jack ».

Cependant, au deuxième meurtre, presque cinq mois plus tard, la presse s’est emparée de l’affaire et la machine judiciaire s’est réveillée en sursaut. Bien que les détails n’aient pas été révélés publiquement afin de préserver le secret de l’instruction, certains journalistes ont fait le lien. L’expression « tueur en série » est sortie. Le premier domino est tombé, entraînant la chute de tous les autres.

Sous pression, les policiers hollandais ont travaillé sans relâche à tous les niveaux de l’enquête.

Le 25 juin 2006, toujours au centre-ville, dans le nord de Spuistratt – l’une des rues les plus longues d’Amsterdam –, côté gare, un nouveau corps portant les mêmes blessures a été retrouvé dans l’hôtel Karpershoek. Heure de la mort : approximativement 19 heures. Mode opératoire similaire. Les hommes des sections scientifiques ont retrouvé un cheveu noir très court au pied de la baignoire ; il a immédiatement été confié au centre d’analyse pour le décodage de la séquence ADN. Malgré l’absence de caméra dans ce petit hôtel, le gérant ayant encaissé la somme en liquide a dit se souvenir du visage de la femme qui avait payé. Il ne s’agissait pas de la victime, et un portrait-robot relativement détaillé a pu être réalisé.

L’enquête sur ces deux meurtres a été motivée par l’ADN présumé du coupable et par les témoignages décrivant la personne ayant payé les chambres.

Or le réceptionniste de l’hôtel de passe du Quartier rouge avait affirmé qu’une « femme d’origine arabe », pour reprendre ses propres termes, avait payé la chambre d’avance pour la nuit. Elle portait « un voile qui lui cachait même le bas du visage ». Sur le PV d’audition, il donnait des informations assez vagues mais néanmoins utiles : yeux noirs, « peau basanée mais pas trop », corpulence et taille moyennes. Ces informations concordaient avec la description faite par le gérant du Karpershoek décrivant une femme d’environ un mètre soixante-cinq pour soixante kilos, yeux noirs, portant le niqab. Elle avait les yeux noirs, des sourcils hauts, assez épais, et un nez relativement fin pour ce qu’il avait pu en voir.

Les similitudes de ces deux témoignages ont laissé penser aux policiers que la même femme pouvait avoir payé les deux chambres. L’hypothèse que l’auteur des meurtres soit de sexe féminin a été soulevée.

Un psychologue spécialisé en criminologie a été saisi par le parquet dès le lendemain. Mis face aux faits, il a donné son avis sur la question. Dans un rapport relativement court, il confirmait que la possibilité d’avoir affaire à une tueuse n’était pas à exclure :

S’il est bien question d’une femme, la nature de ces crimes n’est pas sexuelle. Il pourrait s’agir d’une motivation délirante visant à prendre à ses victimes ce qu’elle ne possède pas. Si c’est le cas, les recherches devront se diriger vers une femme de plus de trente ans, ayant des antécédents psychiatriques et une stérilité médicalement diagnostiquée.

Je vous conseille de vérifier si les victimes n’étaient pas enceintes au moment des meurtres. Quoi qu’il en soit, si l’on approfondit le raisonnement dans ce sens, l’éventration pourrait également être symbolique : vider la cavité abdominale, l’endroit où se développe l’enfant. Le retrait de la masse intestinale, qui n’a rien à voir avec la procréation, pourrait s’expliquer de deux manières différentes :

— soit nous sommes face à une personne qui n’a aucune connaissance en anatomie, est incapable de faire la différence entre l’appareil génital et le système digestif, et prend tous les organes de la partie basse de l’abdomen sans distinction ;

— soit la violence de la pulsion est telle que l’acharnement sur la zone concernée est total, symbolique ; elle arrache littéralement le contenu du bas-ventre dans une crise de rage aussi incontrôlable qu’aveuglante, échappant alors à toute logique.

Mais, dans les deux cas, une incohérence est à souligner : les reins et le foie n’ont pas été extraits.

Cécile n’est pas du tout convaincue par la lecture du document ni par l’angle d’analyse du docteur Van Assche. Pourtant, durant les premiers jours des investigations, cette piste a été suivie de près par les enquêteurs locaux. Le doute est survenu lorsque sont tombés les résultats du décodage de l’ADN du cheveu retrouvé sur les lieux : la séquence biologique complète a clairement démontré qu’il appartenait à un homme.

Dès lors, les hypothèses étaient nombreuses, mais l’équipe d’arrestation régionale d’Amsterdam s’est obstinée à rechercher une femme, supposant que le cheveu pouvait appartenir à l’un des occupants précédents de la chambre.

Une tentative de rapprochement entre les deux victimes a été faite, bien qu’elle ait été rendue difficile par leur anonymat. Les services médicolégaux ont cherché leurs origines ethniques mais les résultats se sont révélés sans rapport. La jeune femme tuée dans le Quartier rouge était vraisemblablement libanaise, alors que l’autre était jordanienne.

Au final, le dossier s’est refroidi et les deux crimes n’ont jamais été élucidés.

L’agent d’Interpol Jacques Lopez a pris l’initiative de comparer l’ADN aux bases de données internationales, dont le FNAEG, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques français. Aucune correspondance. La séquence y a donc été enregistrée sous X.

Pour Cécile, c’est une belle avancée.

Le portrait-robot dressé par la police néerlandaise va pouvoir partir pour le service de traitement des images, avec une petite note rappelant poliment que la commissaire est toujours en attente des résultats concernant les éléments précédemment envoyés et qu’il s’agit d’une affaire de crimes sériels particulièrement urgente. Elle espère que ça les fera réagir et qu’elle obtiendra leur rapport dans les plus brefs délais.

Sur le plan de la victimologie, la diversité des origines des jeunes femmes mutilées s’accentue encore ; après l’Afghanistan, la Turquie, la Syrie, le Pakistan et l’Iran, voilà que viennent s’ajouter le Liban et la Jordanie. Décidément, aucune ligne directrice ne se dégagera de ce côté-là.

Les scènes de crime, en revanche, sont identiques, à l’instar du mode opératoire, ce qui confirme l’hypothèse selon laquelle le rituel est plus important pour le tueur que le choix de ses proies.

Deux nouvelles punaises viennent se planter sur la carte de l’Europe. Huit victimes confirmées. Avec son feutre noir, Cécile ajoute les nouvelles étapes de l’itinéraire sanglant du Serpent.

Mardi 20 janvier 2004 : Manchester

Mercredi 17 mars 2004 : Londres

Jeudi 22 juillet 2004 : Brighton

Samedi 13 novembre 2004 : Faches-Thumesnil

 

3 février 2006 : Amsterdam

25 juin 2006 : Amsterdam

 

Vendredi 3 juillet 2009 : Pusignan

Jeudi 14 février 2010 : Roissy

Étant donné le décalage temporel entre le meurtre de Faches-Thumesnil et le premier assassinat d’Amsterdam, la commissaire laisse volontairement un blanc à combler. Le Serpent a forcément sévi entre novembre 2004 et février 2006, sans aucun doute possible. La rythmique qui se dessine, même si elle comporte quelques contretemps, est plus nette que jamais à présent. Il a fait d’autres victimes avant d’arriver en Hollande. En Belgique, au Luxembourg, peut-être en Allemagne, même si ça paraît peu probable.

Une certaine logique s’esquisse dans ses déplacements, Cécile peut le constater sur la carte. Le deviner. Une fois encore, elle peut lire les sillons du serpent des sables. Ses yeux se fixent sur la Belgique, puis sur le Luxembourg. L’Allemagne apparaîtra plutôt dans le second blanc de la liste, si le meurtrier est passé par là, après les Pays-Bas, entre 2006 et 2009.

Cette ordure ne s’arrêtera pas de tuer, pense Cécile. Il chasse tranquillement depuis bien trop longtemps. Il se sent supérieur, intouchable, invincible. Il faudra le stopper.

La tâche lui semble plus écrasante que jamais, et ce malgré la bonne progression dans la quête d’éléments et d’indices. Mais il y a quelque chose qui rassure la commissaire, un point auquel elle s’accroche avec espoir.

Cette séquence d’ADN, cette suite étourdissante de G, de A, de C et de T qui constitue une véritable carte d’identité biologique, est peut-être celle du Serpent. Bien que les policiers du groupe d’arrestation régional d’Amsterdam n’y aient pas cru plus que cela, c’est une possibilité à envisager.

Et si c’est le cas, cela peut devenir une preuve à charge écrasante. Même si, pour pouvoir le confirmer, il faut attendre un nouveau passage à l’acte, une nouvelle vie fauchée.

Si cela venait à se produire, si le Serpent venait à planter encore une fois ses crochets sur le territoire français, Cécile ferait en sorte que ce soit la dernière.

Le festin du serpent
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