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Dimanche 21 mars 2010, 0 h 10, Paris 10e
En arrivant dans la rue de l’hôtel, Shirel s’arrête pour ôter ses lentilles de contact, révélant des yeux d’un noir profond. Elle attache ensuite ses cheveux en arrière avec un élastique noir. Ces petites modifications changent tout à son apparence.
L’hôtel, situé à mi-chemin entre la gare du Nord et la gare de l’Est, est à la fois discret et bien situé d’un point de vue stratégique. Elle doit sonner plusieurs fois avant que le réceptionniste de nuit vienne lui déverrouiller la porte, sans prendre la peine de la lui ouvrir. C’est un vieux Black en espadrilles qui devait dormir profondément, vu sa mine tout ensommeillée. Il va s’installer derrière son comptoir en traînant les pieds et attend que Shirel s’adresse à lui.
« J’ai une réservation pour une chambre au nom de Rahmah. »
Le vieux vérifie sur son ordinateur et confirme d’un signe de tête. Il se retourne et décroche la clé d’un panneau avant de la lui tendre.
« J’ai dû recevoir du courrier à mon nom, ajoute-t-elle. C’est arrivé hier, normalement. »
Toujours aussi peu avenant, l’homme cherche dans un casier et met trois bonnes minutes avant de trouver l’enveloppe en papier kraft de format A3. Il la pose à côté de la clé et regarde la jeune femme dans les yeux. Même s’il reste silencieux, ce regard semble dire : « C’est bon, maintenant ? Je peux enfin aller me recoucher ? »
Sans un remerciement, Shirel prend ses affaires et se dirige vers l’ascenseur.
Au premier étage, la chambre 14 se trouve à proximité de l’issue de secours, comme elle l’avait exigé, et les fenêtres doivent logiquement donner sur l’arrière, côté cour intérieure.
Elle pose sa valise contre le mur, sort son stylo en acier et le débouche. Elle le place dans sa main, l’entoure de son poing de telle sorte que la pointe dépasse côté pouce et le bout, légèrement conique, du côté de l’auriculaire. Double fonction : planter la chair et briser les os.
Elle ouvre la porte de sa chambre avec prudence et allume la lumière en y pénétrant à pas félins, à l’affût du moindre mouvement, prête à tuer si nécessaire. Mais la pièce est vide. Shirel est vraisemblablement en sécurité.
Assise sur le lit, elle ouvre l’enveloppe au nom de sa deuxième couverture. Il contient un passeport – Jihane Rahmah, vingt-huit ans, née à Brest – et un téléphone ultraplat, similaire au modèle de l’iPhone 4S, qu’elle allume aussitôt. Un code pin à huit chiffres est exigé pour l’accès au contenu. Sans hésiter, ses doigts se posent avec légèreté sur l’écran tactile : 45332110. Le mot « bienvenue » s’affiche. Rapidement, elle fait le tour des fonctions et des caractéristiques techniques : puce A5 bicœur, ligne internationale sécurisée, Internet haut débit, assistant intelligent Siri, appareil photo 8 mégapixels avec capteur arrière de luminosité, enregistrement vidéo HD, écran Retina 326 pixels. Techniquement performant, mais classique.
Heureusement, ce modèle-ci n’est pas exactement celui qu’on trouve dans le commerce. Quelques fonctions supplémentaires en font un véritable outil de travail : connexion satellite personnelle ; géolocalisation instantanée avec guidage multitâche ; écran à capteurs sensitifs capable de saisir un relevé d’empreintes digitales et d’accélérer les recherches de comparaison ; trois batteries très longue durée avec une autonomie moyenne de 192 heures et rechargement solaire ; système de reconnaissance anthropométrique avec recherche rapide des points de correspondance faciaux ; lampe de poche intégrée avec un variateur d’intensité de 1 à 80 lumens. Fonction caméra vision thermographique ou amplificateur de lumière. Et encore bien d’autres choses, aussi utiles qu’incroyables. En bref, un bijou technologique qui n’est pas fait pour la distribution commerciale.
Pour commencer, elle utilise l’assistant vocal intelligent Siri, déjà réglé à son timbre et son élocution.
« Appeler Sayan ! » dit-elle à haute voix.
Sa phrase s’imprime sur l’écran, suivie d’une confirmation : Appel à Sayan en cours.
Une seule sonnerie et le correspondant décroche – une voix d’homme calme et posée, presque douce.
« S23, à votre service.
— MK1… Je suis en place. Où êtes-vous ?
— Même endroit… chambre 11.
— J’arrive. »
*
Seul dans l’appartement, Hassan Araf tourne en rond. Il est tenté de se rendre au cybercafé, mais ne sachant pas où les deux autres sont allés, il est incapable de prévoir le temps dont il dispose.
Douleur vive à l’estomac.
Il va chercher deux comprimés de Maalox dans l’armoire à pharmacie et les avale avec un grand verre d’eau. Ses maux de ventre empirent de jour en jour. Le stress lié à cette situation est en train de le ronger de l’intérieur.
Pris dans une spirale dangereuse, il doit subir au quotidien une pression qui l’accable d’autant plus qu’il se sait observé des deux côtés : par Barthélémy et les flics de l’antiterrorisme, installé dans l’appartement en face, et par les membres de la cellule qui le considèrent encore comme un élément incertain. Mais il n’a d’autre choix que de poursuivre cette mission d’infiltration, sans quoi son passé lui reviendra en pleine face comme un boomerang. Les services du renseignement intérieur français le tiennent fermement par les couilles.
Tandis qu’il se prépare un thé, la sonnerie de la porte retentit. Panique. Il ne s’agit pas de l’interphone, ce qui signifie que c’est un habitant de l’immeuble ou du moins quelqu’un qui possède la clé de l’entrée principale.
Hassan se dirige vers la porte à pas de loup et regarde par l’œilleton, prenant garde de faire le moins de bruit possible. Il n’est pas censé ouvrir à qui que ce soit en l’absence de Tarek.
Déformé par la lentille de verre, la face inexpressive d’un homme d’origine orientale lui apparaît. Il a les cheveux plaqués en arrière, le visage carré et une barbe de deux jours. À ce qu’il peut deviner, l’individu est relativement petit à trapu ; il n’a l’air ni d’un flic ni d’un petit caïd de banlieue.
Une chose est sûre, Hassan ne l’a jamais vu. Il décide donc de ne pas ouvrir et reste collé au mur, près de la porte, attendant patiemment que l’intrus se lasse et finisse par partir. Mais l’homme insiste lourdement.
« Ouvre ! lui crie-t-il. Je sais que t’es là. J’habite l’immeuble en face, si tu vois ce que je veux dire. »
Un homme de Barthélémy ! comprend Hassan. C’est pas possible ! Ils veulent que je chope un ulcère !
Résigné, il met la chaînette de sécurité, déverrouille la porte et l’entrouvre.
« Vous êtes dingues ? souffle-t-il en passant le visage par l’interstice. Ils pourraient revenir n’importe quand !
— Non… On est en train de les filer. On saura quand ils seront sur le chemin du retour. Ouvre cette porte, qu’on se fasse pas griller par les voisins. »
Avec un soupir, Hassan obéit et laisse le flic entrer dans l’appartement.
« C’est dingue ! lâche ce dernier en regardant autour de lui. Je ne suis jamais venu ici et pourtant j’ai l’impression que c’est chez moi.
— J’imagine, oui. Qu’est-ce que vous voulez ?
— C’est le commissaire Barthélémy qui m’envoie. Fais un sourire ! Il te regarde. »
La sonnerie du mobile du flic vient ponctuer cette phrase.
« Eh ben, je crois que c’est lui ! annonce le policier. C’est pour toi. Il veut te parler. »
Hassan prend le portable que l’autre lui tend et décroche. La voix glaciale de l’Archange l’accueille avec ironie.
« Ben alors, Araf ! On dirait que t’es pas content de nous voir… Tu me fends le cœur !
— Désolé, mais là, je manque un peu d’humour… La trouille prend toute la place.
— Sois tranquille… On gère. Une équipe file le train de tes petits camarades. Je sais où ils sont, en temps réel. Tu ne risques rien. J’ai même pensé à t’envoyer un collègue qui fasse couleur locale plutôt que de venir moi-même. Je pense que je ne serais pas passé inaperçu.
— Riche idée… Bon ! Qu’est-ce que je dois faire ? demande l’informateur. J’imagine que vous ne me téléphonez pas par courtoisie.
— En effet. Je pense que vous allez agir dans peu de temps. Les signes ne trompent pas : rentrée de fric, rendez-vous… Comme il y a de grandes chances que ce soit vous qui agissiez, je veux être certain de garder le contact en permanence.
— Et comment ?
— Mon collègue va te donner un objet dont tu ne dois pas te séparer, sous aucun prétexte. Il est équipé d’un gadget indétectable qui me permettra de tracer tes déplacements.
— Et si je suis fouillé ?
— Ils ne trouveront rien qui puisse te compromettre.
— D’accord…, soupire Hassan. Autre chose ?
— Oui. Sois prudent ! Tout ça sera bientôt terminé.
— J’espère, commissaire… Vraiment, j’espère !
— À bientôt. »
Hassan rend le téléphone au Turc qui lui sourit, un brin moqueur. En retour, il lui donne ce qui pourrait ressembler à un petit carré de caoutchouc noir, plat, d’un peu moins de deux centimètres de côté.
« C’est quoi ça ? Qu’est-ce que je suis censé en faire ?
— C’est une mini-balise GPS, répond Vedat. Ça nous permet de savoir où tu es dans un grand rayon. Tu n’as qu’à le mettre dans ton portefeuille, au fond, dans un angle.
— Ça reste risqué, proteste Hassan. Je ne dispose pas de toute leur confiance. Je suis nouveau, je te rappelle ! À peine deux ans que je suis avec eux…
— Eh ben alors tu te places sous ta semelle ! Au centre du pied, vers l’intérieur, là où il y a le moins de pression quand tu marches. Ils ne vont quand même pas venir te renifler les pieds, si ? »
Lu voix du flic est sèche, autoritaire. Il tient à remettre l’indic à sa place. Ce dernier soupire, baisse les yeux et abdique :
« Ok… Je ferai comme ça. Dis à Barthélémy que c’est bon.
— Il t’entend ! lui rappelle le stagiaire avec un sourire en coin. Tu te souviens ? Tu as collé un micro ici ! »
Sur ce, il sort de l’appartement, en plaignant sincèrement Hassan. Sa place, il n’en voudrait pour rien au monde. C’est comme de faire du trampoline avec un flacon de nitroglycérine liquide entre les mains. Une position instable où chaque seconde est un combat pour rester en vie.