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Samedi 13 mars 2010, 21 h 55, Montfermeil
Ce soir, le dispositif de surveillance tourne au ralenti, et pour une fois c’est une bonne chose : Vedak Ciplak pourrait aussi bien travailler seul, vu le peu de réactivité et de disponibilité du commissaire Barthélémy. Ce dernier, complètement perdu dans ses pensées, n’est présent que physiquement.
Le stagiaire a tenté durant toute la durée du service de tirer les vers du nez du chef de groupe pour savoir ce qui pouvait bien le préoccuper ainsi, sans résultat. Résigné, il se borne à l’observation et à la prise d’images tout en prenant des notes de son côté, sur une feuille volante, depuis qu’il a constaté que le commissaire ne consignait qu’une phrase sur deux.
Si l’esprit d’Ange-Marie est ailleurs, c’est qu’il est en train de mesurer les conséquences de cet échange de courriels avec les services de renseignements opérationnels israéliens. Il regrette déjà d’avoir fait cette demande à son chef. Même si cela constituait sa meilleure chance d’obtenir des informations sur le chef d’An-Naziate – une démarche finalement payante –, le contenu de la réponse laisse entendre qu’Umar Al-Kadir figure sur la liste noire du Mossad.
Aussi, les questions fusent dans la tête du commissaire, le rendant étranger à l’opération routinière de ce soir.
Pour quelle raison est-ce la police qui m’a adressé cette réponse ? Qui se cache derrière eux ? Le Mossad ? L’Aman ? Le Shin Bet ? Pourquoi ne demandent-ils rien en échange de leur aide ? Resteront-ils sans rien faire, à attendre gentiment qu’on arrête les terroristes ? Vont-ils imposer leur participation à la dernière minute ? Ou, pire, tenter un coup d’éclat officieux, dans l’ombre ?
Il retourne mentalement chaque interrogation sans parvenir à l’associer à une réponse convaincante. Il ne lui reste que des craintes, la principale étant que les hautes sphères administratives françaises ordonnent un enlèvement afin qu’Al-Kadir puisse être jugé selon les lois d’Israël. Et, pour ce type d’opération, c’est le Mossad qui frappe.
Ange-Marie songe à plusieurs opérations célèbres menées par l’Hamisrad – le Bureau, comme le nomment les agents qui le composent et les politiciens qui l’utilisent.
Adolf Eichmann, Obersturmbannführer dans la SS, initiateur et organisateur de la « Solution finale » en tant que responsable « des Affaires juives et de l’évacuation », en a été la cible. Après la guerre, il est parvenu à s’exfiltrer vers l’Argentine et y a vécu tranquillement pendant une quinzaine d’années. En 1960, un groupe opérationnel du Mossad, dirigé par le directeur du Shin Bet, le contre-espionnage, a procédé à la capture de l’ancien nazi à Buenos-Aires, en pleine rue. Il a été conduit en Israël pour y être jugé et condamné à mort par pendaison.
Aujourd’hui, une telle opération serait extrêmement difficile, (tente de se rassurer le commissaire. Avec les hommes du groupe Faivreau qui surveillent la maison du Raincy vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je ne vois pas comment ils pourraient enlever Al-Kadir.
Mais il poursuit machinalement son raisonnement, et une autre action célèbre des services secrets israéliens lui vient en mémoire. Une perspective encore moins rassurante.
Le 12 avril 1988, trois membres du Kidon, service interne du Mossad chargé des éliminations physiques des cibles, arrivent à Tunis avec de faux papiers. Ils forcent la porte d’un appartement et criblent le locataire de balles sous les yeux de sa femme et de son fils. Une élimination radicale. La victime, Abou Jihad, bras droit de Yasser Arafat, était l’organisateur de plusieurs attentats contre Israël.
Mais on est en 2010, cherche à relativiser Ange-Marie. Les relations politiques et économiques, les conventions internationales… Le monde a changé. De tels actes ne seraient pas sans conséquence.
À demi convaincu par ses propres arguments, le commissaire est tiré du vortex dans lequel il tournoie depuis trop longtemps par un appel radio.
« DS2 à DSI ! lance la voix de Sylvain Faivreau. On a de la visite. Homme de type caucasien, signalement difficile à donner depuis notre position. Il vient de garer sa voiture, une berline immatriculée 4327 EGB 93 et d’entrer dans la maison. On tape une vérification sur le numéro et on lance une filature. »
Ange-Marie se lève et s’empare de l’émetteur :
« Ok, DS2 ! dit-il. Tenez-nous au courant.
— Reçu. »
Ramené à la réalité par cet événement imprévu, le commissaire se met à tourner en rond en écoutant les manœuvres des trois véhicules engagés dans les rues de la Seine-Saint-Denis. La cible de l’opération semble prudente et fait de nombreux coups de sécurité pour s’assurer qu’elle n’est pas suivie. Mais les hommes collés à elle sont des pros, et ils parviennent sans mal, en se relayant régulièrement et en allongeant les distances, à déjouer ses ruses.
Un quart d’heure plus tard, Faivreau annonce qu’ils sont arrivés à ce qui semble être son domicile : un pavillon, à Bondy. En même temps, les résultats de la recherche d’immatriculation tombent et confirment à la fois l’adresse de résidence et l’identité du suspect.
« Il s’agit de Jalil Belloumi, trente-six ans, français d’origine algérienne, annonce la voix nasillarde de Noël Roque. Il sort au STIC pour une petite affaire de trafic de drogue. Il est dans le collimateur des Stups depuis quelques années, mais le gars m’a tout l’air d’une foutue anguille. Il leur glisse sans arrêt entre les pattes. »
Ange-Marie connaît la musique. La brigade des stupéfiants cherche sans doute à le coincer sur un flag ou à remonter à son fournisseur, et le laisse travailler en attendant de pouvoir le coffrer pour du lourd. Il sait que la décision qu’il s’apprête à prendre va lui mettre pas mal de collègues à dos, mais le terrorisme passe avant les histoires de drogue.
« Vous le serrez ! ordonne-t-il. Signifiez-lui sa mise en garde à vue et ramenez-le à Levallois-Perret. Je me fais remplacer et je viens m’occuper de lui.
— Reçu ! » répond simplement Faivreau.