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Samedi 20 mars 2010, 22 h 22, Orly
L’avion moyen-courrier de la compagnie Corsairfly, en provenance de Tel-Aviv, vient d’arriver en bout de piste après un atterrissage tranquille. La jeune femme reste assise un moment, le temps que l’allée centrale se dégage, le nez plongé dans un dictionnaire bilingue anglais-français. Même si elle est très performante dans la maîtrise de la langue, elle a mis à profit ces cinq heures de vol pour raviver son vocabulaire.
Née de mère israélienne et de père jordanien, ses deux langues maternelles sont l’arabe et l’hébreu. À l’école, elle a étudié l’anglais, le français et le russe. Durant son adolescence, elle s’est amourachée d’une jeune Parisienne qui fréquentait le Lycée français de Jérusalem, dont les parents voyaient d’un très mauvais œil la relation homosexuelle. L’histoire a tourné court, mais elle s’est fait de nombreux amis francophones durant cette période. Aussi, sa mission dans la capitale de l’Hexagone sera facilitée par sa maîtrise fort correcte du français.
Une fois que le gros des passagers ont terminé de s’habiller, de rassembler leurs affaires et d’encombrer les allées en se marchant sur les pieds, elle endosse son caban en lainage noir, passe les lanières de son sac à dos sur ses épaules et se dirige vers la sortie, abandonnant le dictionnaire sur son siège.
Elle débarque sur le tarmac et se dirige vers un bus bondé qui l’emmène au terminal. Avant d’accéder à la zone de réception des bagages, un passage obligé par la zone de contrôle.
Un agent de la Police de l’air et des frontières vérifie son passeport français au nom de Mélanie Cottin, professeur agrégé d’histoire de l’art à l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne. La jeune femme a une peau très claire malgré ses origines, à peine ambrée, comme pourrait l’être celle d’une Française originaire du sud de la France. Ses cheveux châtains et ses yeux verts – teinture et lentilles de contact colorées haut de gamme – viennent parfaire l’illusion. Une citoyenne qui rentre à la maison après un séjour en Israël, visa touristique à l’appui.
L’agent ne cherche pas plus loin et lui souhaite un bon retour en lui rendant sa pièce d’identité, fraîchement imprimée par l’unité Teud. Caché au deuxième sous-sol du bâtiment abritant la Direction de la logistique, des opérations et de l’entraînement, près de la ville d’Herzliya, ce laboratoire est spécialisé dans la production de faux documents. Il en sort de véritables œuvres d’art, plus vraies que nature, effets d’usure inclus.
Elle passe le portique de sécurité sans problème. Elle n’a rien sur elle, pas même une arme, si ce n’est quelques gadgets indétectables. Une clé sur son trousseau, relativement longue, dont les dents irrégulières sont affûtées comme des lames de rasoir et le bout aussi pointu qu’un cathéter. Son porte-clés est muni d’un Kubotan, cylindre en fibre de carbone très pratique pour renforcer le combat à mains nues et briser les os les plus durs, dont ceux du crâne. Dans la poche de sa veste, accroché à un carnet, un Tactical Pen en acier qui ressemble à un stylo chromé ordinaire mais dont la forme, la dureté et la mine en font une arme perforante aussi mortelle qu’un couteau.
Et puis, un autre petit gadget indécelable intégré à sa valise.
Mais, même sans tout cela, elle n’est pas démunie. Il y a ses poings, ses doigts, ses jambes, ses coudes, ses genoux. L’ensemble de son corps, en cas de besoin, entraîné par dix ans de pratique intensive du krav-maga, une méthode d’autodéfense particulièrement redoutable. Cette technique repose sur les réflexes naturels de défense du corps humain. On réplique à une attaque par la voie la plus courte, la plus efficace et la plus simple, en minimisant la prise de risque pour soi-même. Les points sensibles du corps humain sont visés en priorité pour écourter les affrontements et pouvoir traiter à la suite plusieurs cibles si nécessaire. Il n’y a pas la moindre règle à respecter, aucune limitation d’un point de vue technique. Armes improvisées, coups vicieux, utilisation de la force de l’adversaire : le but est de frapper vite et fort, de neutraliser à tout prix en infligeant le plus de dégâts possible. C’est la technique de combat enseignée par le Bureau aux agents de terrain. À en croire son instructeur, la jeune femme est l’une des meilleures de sa discipline.
Après avoir récupéré sa valise à roulettes sur le tapis, Mélanie Cottin, de son vrai nom Shirel Menahem, se dirige vers le quai de départ de l’Orlyval, un métro qui la mènera à Paris, place Dcnfert-Rochereau, anciennement nommée « place de l’Enfer », où elle pourra accéder au réseau du métro parisien. Le trajet est aussi tranquille que morne et sinistre. Les voyageurs épuisés somnolent ou fixent le vide dans un silence de mort.
Une fois arrivée, elle se dirige vers le quai de la ligne du RER B, direction Mitry-Claye. À cette heure tardive, le wagon dans lequel elle s’installe, debout, adossée à la vitre, a des airs de jungle urbaine. Regards menaçants, pesants ou ambigus, sourires en coin… Elle ignore les petites frappes qui squattent les sièges comme des mâles alphas règnent sur leurs parcelles de savane.
Arrivée à la station Gare du Nord, elle descend en tirant sa valise derrière elle. Les escalators la ramènent à la surface où une faune pas très rassurante rôde dans l’obscurité : dealers à la recherche de clients potentiels ou d’imprudents à dépouiller ; toxicomanes qui guettent les revendeurs pour acheter leur dose ou se la procurer par tous les moyens ; pickpockets à l’affût d’une faille à exploiter, d’un portefeuille à subtiliser en douceur ; petites frappes qui observent leur biotope, prêtes à agir si la bonne occasion se présente.
C’est un groupe de ce dernier genre qui repère Shirel et sa valise.
Ils sont trois, un Maghrébin accompagné de ses deux acolytes, des petits Blancs des cités. Quand leur chef leur désigne d’un coup de menton cette frêle jeune femme qui traverse le hall, ils réagissent au quart de tour. Ils se lèvent, l’air de rien, et commencent à la suivre. Les reflets sur les vitrines des magasins fermés ont permis à Shirel de repérer leur manège. Les deux jeunes, habillés de survêtements de marque, bonnet enfoncé sur la tête, lui filent le train à bonne distance pour l’instant, d’une démarche dansante un brin caricaturale. Ils attendent qu’elle soit sortie dans la rue pour accélérer et s’approcher d’elle.
En se servant des surfaces réfléchissantes disponibles, Shirel observe leur progression. Elle note que le chef ferme la marche, une bonne dizaine de mètres derrière ses deux marionnettes.
La jeune femme constate à présent qu’elle est entrée dans une rue qui n’est plus couverte par le réseau de vidéosurveillance urbain, raison pour laquelle les lascars s’apprêtent à agir.
Évaluation des risques : les deux hommes les plus proches ne disposent pas d’armes à feu. Aucun pli caractéristique ne vient déformer leurs vêtements souples. Pas la moindre bosse. Au pire, s’attendre à des armes blanches, probablement des couteaux. L’autre, en revanche, a un calibre enfoncé dans son jean. Sans doute un pistolet automatique. Il faut m’attendre à du 22 long rifle ou à du 9 mm Parabellum. De la grenaille, si j’ai de la chance.
Shirel effleure du pouce sur le bouton qui actionne la traction télescopique de la valise par la poignée chromée. Elle est calme et prête à agir.
Quand le premier passe devant elle pour lui barrer la route, faisant virevolter maladroitement un couteau-papillon, le second saisit le bagage à deux mains et le tire en arrière. Shirel enregistre mentalement leurs positions par rapport à la sienne, les distances, les corpulences, leurs tailles et les allonges. L’évaluation est instantanée, comme une capture d’image en trois dimensions. Son souffle se suspend.
Contact !
Elle appuie sur le bouton, libérant le système de traction télescopique. Le jeune homme, surpris par cette rupture soudaine, est emporté en arrière par sa propre force et par le poids de la valise. Cette neutralisation temporaire laisse à Shirel trois secondes pour traiter l’autre cible – bien plus qu’il n’en faut.
Empoignant la tige en acier par son bout pointu, qui peut faire office d’arme perforante si elle est tenue dans l’autre sens, l’Israélienne passe à l’attaque avec une célérité stupéfiante. Elle lève cette matraque improvisée au-dessus de sa tête et l’abat sur la tempe gauche de l’homme qui lui fait face. Sonné, il s’effondre, mais n’a pas le temps d’atteindre le sol ; il est cueilli dans sa chute par un coup de bas en haut qui le touche sous le menton et lui brise la mâchoire. Projetée en arrière, sa tête cogne contre le bitume avec un bruit mat.
Dans son élan, Shirel pivote et se retrouve face à l’autre type, qui vient de pousser le bagage sur le côté et prend appui sur son bras droit pour se relever. L’arme contondante lui interdit cette option en s’écrasant sur son coude. Craquement d’os brisé. Le type n’a pas le temps de hurler que la poignée en acier s’abat sur son front, le clouant sur le bitume, inconscient.
Il ne s’est pas passé plus de trois secondes et la jeune femme n’a même pas eu à se déplacer.
« Oh ! Sale pute ! Tu lâches ça ou je te fume ! »
Le troisième est là, à cinq mètres d’elle, un Beretta dans le prolongement de son bras droit tendu. Il cherche à jouer les durs, mais l’expression mauvaise sur son visage est fausse : il est terrorisé par ce qu’il vient de voir. Le léger tremblement de sa main gauche le confirme.
Instantanément, Shirel réévalue la situation.
Distance de sécurité impossible à réduire sans risquer que le coup parte. Je ne peux pas avancer, alors il faut faire en sorte que ce soit lui qui le fasse. S’il ne mord pas à l’hameçon, les voitures garées le long du trottoir me serviront de couverture derrière laquelle je pourrai me déplacer pour agir autrement. Mais ce serait plus simple qu’il vienne à moi.
Elle laisse tomber la poignée télescopique au sol et ne bouge pas. Elle fait face à son agresseur, les bras le long du corps, qu’elle garde souple. Elle respire lentement, fixe l’homme, le front bas, jusqu’à ce qu’il se décide à avancer.
C’est lui qui tient le flingue. Aussi trouve-t-il le courage de s’approcher d’elle pour lui coller le canon de l’automatique sur le plexus.
Erreur monumentale.
Il s’apprête à ouvrir la bouche lorsque Shirel fait pivoter son buste vers la droite tout en repoussant de la main gauche le poing armé de l’homme. Les yeux du Maghrébin s’arrondissent de surprise quand il constate qu’il braque le vide. Reculant d’un pas, la jeune femme vient de saisir le pistolet d’un mouvement vif et l’arrache de ses doigts. À peine a-t-il le temps de comprendre ce qui lui arrive que le canon lui revient en pleine face et le frappe violemment entre les yeux, écrasant les sinus frontaux et les cornets supérieurs du nez. Les veines faciales explosent, une gerbe de sang gicle des tissus déchirés et ruisselle par les narines.
L’homme s’écrase au sol, terrassé.
La jeune femme essuie l’arme, qu’elle jette dans un massif de buissons. Elle reprend sa valise et récupère la poignée télescopique qu’elle remet en place avec dextérité. Sans s’attarder davantage auprès des trois types couchés sur le trottoir, inconscients, elle reprend sa route vers Le Bel Oranger, où une chambre l’attend, réservée au nom de Jihane Rahmah.