Dans l’habitacle de la voiture, les trois hommes psalmodient en cadence des versets tirés du saint Coran, des paroles choisies, des mots de circonstance. Le chant de cette prière les réchauffe les uns les autres. Il dilue un peu la peur qui serre leurs tripes et fait perler la sueur sur leur front malgré le froid de l’hiver.

Perdu dans la circulation dense de cet après-midi glacé, la Punto semble invisible, noyée dans la masse en mouvement permanent des rues de Paris. C’est tout l’intérêt de ce véhicule, volé quelques heures plus tôt, en banlieue. Quoi de plus banal qu’un petit modèle de Fiat roulant en direction de la place de la République à l’heure de la reprise du travail ? Une fausse plaque d’immatriculation a été rapidement posée, à l’aide d’une perceuse et de deux rivets.

Une fois encore, l’Imam a pensé à tout, planifié l’opération jusqu’au moindre détail.

Les trois hommes n’ont pris connaissance de cette mission qu’une petite demi-heure auparavant. C’est toujours comme ça que ça se passe. Un ou plusieurs frères sont appelés à aller servir la cause, on leur donne une liste de choses à faire ou à préparer, du matériel, un plan d’action et de circulation, un rappel des principales consignes de sécurité… Et c’est l’heure.

La Fiat s’enfonce lentement dans le quartier du Marais et, par des chemins détournés, arrive rue des Rosiers. Ils passent devant le numéro 34 sans un regard pour Le Roi du falafel, restaurant chic et branché.

Leur destination.

Au moment de garer la voiture, une trentaine de mètres plus loin, après avoir tourné une bonne dizaine de fois pour trouver deux places libres à chevaucher, les prières cessent. Un conducteur qui les suivait klaxonne en voyant qu’ils monopolisent deux emplacements, mais les trois frères ignorent les protestations, les insultes et les cris de l’homme. Ils descendent de la voiture et Farid Idah se contente d’un regard glacial qui fait cesser l’esclandre. L’autre repart sans demander son reste. Tarek Mehsud vient d’ouvrir le coffre et Rachid Zuhruf prend la place conducteur, laissant le moteur tourner.

Il a été désigné comme pilote.

Dans une mission, il n’y a pas de rôle mineur, c’est ce qu’on leur répète depuis des années. Même si cette fonction expose moins le chauffeur que les autres au danger, sa tâche est tout aussi importante ; elle fait partie d’un ensemble où chacun contribue au succès du groupe.

Les deux autres se saisissent des kalachnikovs, cachées sous une pile de linge et un fatras de sacs, puis ils calent les crosses en bois sous leur épaule droite, le tout dissimulé tant bien que mal sous leurs longs manteaux. Le bout des canons dépasse aux mollets, mais peu importe : dans moins de cinq minutes, leur devoir sera accompli.

Il y a eu un soulagement réel, bien que silencieux, quand le trio a pris connaissance de l’opération. Ils n’auront pas à subir le martyre. S’ils font tout ce qu’il faut, avec l’aide d’Allah, ils pourront s’en sortir vivants et continuer de lutter pour la cause.

Ils suivent calmement le trottoir en ignorant les regards qu’ils croisent. Les prières continuent, mais à présent dans leurs têtes. Sans qu’ils s’en rendent compte, leurs versets sont toujours parfaitement synchronisés, au mot près.

Lorsque Farid et Tarek arrivent devant la porte vitrée de l’établissement, leurs pensées blanchissent, se dissolvent dans une concentration parfaite. Ce sont à présent leurs respirations qui s’harmonisent. Malgré le stress, leurs souffles sont longs et paisibles.

Un dernier regard échangé, et ils pénètrent dans le restaurant.

Ils se dirigent vers la droite, comme le message reçu un quart d’heure plus tôt sur le téléphone portable sans abonnement le leur a indiqué. Ils n’hésitent pas une seconde. Ils ont confiance en leur Imam. Un serveur s’avance vers eux pour leur demander ce qu’ils désirent, mais ils ignorent l’homme. Leurs yeux sont braqués sur la table du fond. Les kippas et les costumes austères, les barbes et les peoths confirment la position de leurs cibles. Ils sont huit, tranquillement assis, buvant un café après un bon repas.

Leur dernier repas.

Sous l’œil horrifié du garçon de salle qui vient de comprendre, les AK47 sortent de sous les manteaux. Ils sont chargés, armés, et les deux canons se lèvent en direction du groupe visé. Deux des clients installés contre le mur viennent de voir les fusils d’assaut tendus vers eux : leurs yeux s’arrondissent mais ils n’ont pas le temps de dire un mot, de se lever ou de se mettre à couvert.

L’enfer se déchaîne.

Les rafales jaillissent, comme des tempêtes de plombs qui crépitent et tonnent en allant s’abattre sur les cibles vivantes. Les ogives perforantes transpercent les poitrines, les bras, les gorges, les têtes. Derrière eux, le plâtre explose en crachant des gerbes de poussière blanche. Comme des pantins épileptiques, les juifs s’agitent sous les chocs mortels. Leur peau se couvre du sang qui gicle, de lambeaux de chair et d’éclats d’os. Les détonations couvrent les cris d’horreur qui s’élèvent de partout dans la salle.

Les mains gantées des deux frères musulmans restent fermes. Leurs bustes droits pivotent lentement, sans mollir, sans gestes brusques. Pas un tremblement ne vient parasiter le balayage en règle qui ne s’arrête qu’au moment où les chargeurs rallongés, d’une capacité de quarante balles, sont vides.

Encore une fois parfaitement synchrones, ils les éjectent, les laissent tomber au sol et les remplacent par d’autres, pleins, sortis de leurs poches. Nouveau déluge qui fouette les corps morts ou agonisant alors que Le Roi du falafel se vide de sa clientèle comme de son personnel. Les clients bloqués au fond du restaurant n’ont aucune possibilité de fuite. Ils ont glissé sous les tables et poussent des cris de terreur déchirants, pleurent, prient ou supplient – pour la plupart, tout cela à la fois.

Lorsque les deux fusils d’assaut, de nouveau vides, se bloquent, Farid et Tarek les abandonnent sur le carrelage au milieu des douilles encore fumantes. Ils font volte-face et se dirigent vers la sortie en tirant de leurs pantalons des automatiques de calibre 9 mm, prévus pour assurer le repli. Tout individu qui viendrait à se dresser sur leur passage mourrait sous le feu de ces armes, plus compactes mais néanmoins mortelles.

À la vue de ces deux Orientaux au visage de marbre qui quittent les lieux d’un pas vif, le pistolet en main, personne ne tente de s’interposer. Instinct de survie avant tout. Dans cette masse anarchique dispersée dans la rue, il n’y a plus d’hommes, plus de femmes, plus d’humanité : il ne reste qu’un grouillement d’instinct animal et de réflexes de conservation.

Une fois sur le trottoir, les tueurs se dirigent vers la Fiat dont le moteur tourne toujours. Leurs cœurs battent à en faire exploser leurs cages thoraciques, mélange bouillonnant d’adrénaline, de stress, d’angoisse et de satisfaction. Les portières de droite sont restées ouvertes pour faciliter le repli ; à peine ont-ils le temps de les refermer que Rachid démarre et s’engage dans une ruelle en sens interdit. Cette manœuvre lui permet de s’exfiltrer plus rapidement du quartier. Ensuite, il ralentit, reprend une conduite normale et retourne se perdre dans le flux parisien.

Il s’est écoulé moins de trois minutes.

Sur place, personne n’a mémorisé les visages, les vêtements portés, les signes particuliers, ni aucun autre détail concernant les tueurs. Les survivants se contentent de souffler, certains s’assoient à même le sol, choqués, tremblants, pleurant de peur. Un homme à genoux sur la chaussée se met à hurler, l’entrejambe mouillé d’urine. La circulation est paralysée par l’anarchie due à cette tuerie brutale, le bruit des klaxons ajoute une dimension supplémentaire au chaos déployé.

Des passants regardent l’intérieur de la salle à travers la vitrine, observent les visages ravagés par la peur. Ils cherchent à comprendre ce qui vient de se passer. Lentement, le trottoir se gorge d’une foule compacte. Un afflux de curieux qui approchent sans trop savoir pourquoi.

Cela fait à présent deux bonnes minutes que le véhicule a disparu. Il en faudra trois de plus pour que le patron de l’établissement ait la présence d’esprit de sortir son téléphone portable et d’appeler la police.

Le festin du serpent
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