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Lundi 1er mars 2010, 10 h 11, Nanterre
À défaut de pouvoir affiner le profil de celui que la presse a surnommé l’Éventreur, Cécile Sanchez, dans l’espace étouffant de sa salle de réflexion, travaille sur les éléments de procédure des différentes affaires.
En fin de semaine, les résultats d’analyse de la scène de crime de Roissy lui sont parvenus, les derniers sont arrivés sur son bureau le matin même. Ils sont allés rejoindre les autres documents sur la surface des murs, punaisés, annotés, alimentant le chaos de papier, la tapisserie infernale.
Debout au centre de la pièce, Cécile laisse ses yeux parcourir les photos, les procès-verbaux, les rapports médicaux et scientifiques. De temps en temps, elle se déplace de quelques pas ou tourne sur elle-même. Elle se gorge de ces données étalées sous son regard fiévreux, curieusement mobile et concentré à la fois.
Du côté des techniciens ayant ratissé la scène de crime, rien à signaler. Aucun indice exploitable. Pas d’empreintes, hormis celles de la victime ; idem pour l’ADN, qui n’a d’ailleurs pas pu servir à identifier la jeune femme ; elle n’était répertoriée dans aucune base de données.
En bref, le zéro pointé habituel.
Les prélèvements effectués sur la dépouille ont permis de découvrir l’origine de la jeune femme. Elle venait d’Afghanistan, plus précisément des environs de Fàryâb. Aucun lien avec le cadavre retrouvé à Pusignan, originaire du sud-ouest de la Turquie. Pour les dossiers britanniques, les analyses n’ont pas été aussi poussées, mais le rapport de la police de Manchester décrit « un individu de sexe féminin, entre dix-huit et vingt-cinq ans, probablement une Iranienne ». Quant aux victimes de Londres et sa couronne, on évoque le Pakistan pour celle retrouvée à Brighton, et – plus vague – le Moyen-Orient pour l’autre, découverte dans un hôtel miteux, quelque part dans le district de Hammersmith et Fulham.
Nouvel éloignement au niveau de la victimologie.
Iran, Pakistan, Turquie, Afghanistan… Aucune correspondance à ce niveau, déplore Cécile. Pas plus que pour les ressemblances physiques. Certaines sont minces, d’autres plus corpulentes. Grandes ou petites. Peaux plus ou moins foncées. Sur quels critères fonde-t-il ses choix ? Quelle caractéristique définit ses cibles ?
Ce manque de constante trouble la commissaire, qui ne parvient pas à mettre le doigt sur le ou les détails reliant les profils des victimes.
Au niveau de la vidéosurveillance, Le Relais de Moifond, près de Lyon, était dépourvu de système d’enregistrement et disposait simplement de caméras reliées aux écrans de contrôle de l’accueil. À Roissy, en revanche, des séquences d’images d’une qualité discutable ont pu être versées au dossier. L’établissement, l’Hôtel du Parc, en a remis des copies au SRPJ de Versailles, qui en a fait des doubles pour l’OCRVP. C’est une femme portant un niqab qui a payé la location de la chambre à l’avance, en espèces.
Le problème, c’est qu’avec les habits et voiles féminins musulmans, il est souvent difficile, voire impossible, d’identifier les personnes. Avec le hijab, qui couvre les cheveux et le cou mais pas le visage, cela reste relativement facile, mais le niqab, qui cache tout le visage à l’exception des yeux, complique les choses. Des comparaisons anthropométriques poussées sont nécessaires. Pis, lorsque la femme porte la burqa, même les yeux sont dissimulés derrière une grille ; n’est plus alors possible que le calcul de la taille et de la masse corporelle, en espérant que les talons, occultés par la robe, ne faussent pas la donne.
Toutefois, cette vidéo livre une information capitale : c’est peut-être la victime elle-même qui a payé la chambre. Cécile a envoyé les vidéos et les photos du visage de la jeune femme – prise à l’IML, avant son autopsie – au service de traitement et d’analyse des images, pour qu’on les compare avec cette personne. Ou pour la retrouver sur les images filmées le lendemain matin, à sa sortie de l’hôtel.
En effet, à supposer que celle qui a réglé la chambre ne soit pas la victime, il pourrait s’agir d’une complice, d’une rabatteuse, voire de la coupable, ou peut-être même du coupable. Sous les masses de tissu, un homme androgyne, aux traits fins, pourrait aisément se faire passer pour une femme. Le problème, c’est que, le même soir, un vol en provenance de Kaboul et un autre venant de Jinnah ont atterri à l’aéroport Charles-de-Gaulle, et une bonne douzaine de femmes portant des tenues occultant tout ou partie de leur visage ont débarqué. La proximité entre l’aéroport et l’Hôtel du Parc fait de ce dernier un lieu d’escale idéal pour les voyageurs arrivant en France, ceux qui sont en transit ou en partance.
Pour compliquer le tout, l’absence de vidéosurveillance dans les couloirs de l’hôtel est totale, ce qui exclut la reconstitution des allées et venues à l’intérieur de l’établissement.
En conclusion : pour l’instant, il faut attendre le rapport des spécialistes.
Pour les crimes de Manchester, de Brighton et de Londres, aucune bande de vidéosurveillance n’a été versée au dossier. Cécile a envoyé un mail aux services britanniques de documentation judiciaire pour qu’ils prennent la peine de vérifier si ces éléments existent et, le cas échéant, lui en fassent parvenir au plus vite les copies intégrales.
Dans les cinq cas, les lits n’ont pas été défaits dans les chambres, et les hommes de la PTS ont pu affirmer, à Roissy comme à Pusignan, que les matelas ne portaient même pas de marques d’appui. Les télévisions n’ont pas été allumées et aucun appel n’a été passé. Pas de traces notables sur la moquette, de signes de frottement, de fibres textiles, de cheveux, de poils ou de pellicules de peau. À chaque fois, il semble que seule la salle de bain ait été utilisée. Pour Roissy, l’utilisation de la carte magnétique faisant office de clé s’est réduite à une entrée. Elle est restée dans la chambre une fois que le ou la coupable est sorti.
Ce point appelle une nouvelle question : comment se fait-il que la pièce principale n’ait pas été utilisée ?
Alors que Cécile s’apprête à sortir pour aller déjeuner, et par la même occasion s’aérer un peu l’esprit, le téléphone sonne. Un coup d’œil sur les voyants électroniques lui indique qu’il s’agit de Pierre Vallon. Elle décroche sans tarder.
« Bonne nouvelle pour toi, ma belle ! lance le directeur. Passe à mon bureau dès que possible.
— D’accord mais… Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est en rapport avec ton affaire. » Silence complet sur la ligne. « Cécile ? s’inquiète-t-il. Tu es encore en ligne ? Allô ! »
Alors qu’il se penche pour vérifier si la communication a été coupée, la porte du bureau s’ouvre en grand. Il sursaute de surprise et se pose la main droite sur le cœur quand Cécile, des étoiles d’espoir plein les yeux, s’assied face à lui.
« C’est à peine croyable ! ricane Vallon en reposant le combiné. Y a que toi pour me faire des choses pareilles !
— Désolée, chef… Mais je tournais en rond sur les éléments d’enquête. Alors, si n’importe quel petit rapport ou PV est tombé, enfin, quelque chose qui pourrait me faire avancer sur la victimologie ou le profil, ça tombe à pic.
— J’ai bien mieux que ça ! »
Il prend un air énigmatique et un sourire de circonstance, laissant un silence, insoutenable pour Sanchez, s’étirer quelques secondes.
« Allez ! insiste-t-elle. Qu’est-ce que c’est ?
— Vendredi soir, le capitaine Laure Fogiel, du SRDC de Lille, est tombée sur ta demande de recherche par correspondance dans les affaires encore en attente de saisie. »
Le cœur de Cécile se met à battre plus vite. Elle sait ce que cette introduction signifie.
Avec la création, en 2003, de SALVAC, une immense base de données criminelle française était née. Visant à opérer des rapprochements, à établir des liens entre les informations contenues dans les procédures judiciaires et, ainsi, à lutter contre les crimes sériels, qu’il contribuait à détecter le plus rapidement possible, ce système automatisé a réduit le retard de l’Hexagone en la matière. SALVAC a hissé le pays au même niveau technologique que le Royaume-Uni ou les États-Unis en matière de documentation sur les antécédents criminels, la méthodologie, la victimologie et une foule d’entrées utiles à la comparaison entre différents dossiers. Depuis sa mise en place, les nouvelles procédures sont entrées au fur et à mesure dans le programme. Les homicides, les viols, les activités sectaires, les déviances notables – et même les tentatives – sont scrupuleusement saisies, ainsi que les profils des coupables et suspects. Idem pour les crimes non résolus. Mais il fallait trouver une solution pour les événements ayant eu lieu avant 2004, date à laquelle SALVAC est vraiment devenu techniquement opérationnel. Les SRDC – Services régionaux de documentation criminelle – ont été mis en place dans tous les SRPJ de France. La saisie manuelle des vieux dossiers – du plus récent au plus ancien – est effectuée par un ou plusieurs agents affectés à cette tâche.
« Le SRDC de Lille vient de découvrir un crime similaire dans ses archives ! lâche Cécile. C’est ça ?
— Et mon effet de surprise, alors ? feint de s’indigner Vallon. Mais enfin oui, t’as deviné… c’est presque ça.
— Presque ?
— En fait, l’affaire en question date de 2004, elle a donc été saisie rapidement…
— Alors qu’est-ce que le SRDC vient faire là-dedans ? coupe Cécile. Ils traitent les anciens dossiers. Je ne…
— Tu veux bien me laisser finir ? l’interrompt-il à son tour. Laisse-moi parler, quand même !
— Désolée… C’est bon, j’écoute. »
Pierre Vallon rit de bon cœur et secoue la tête avant de reprendre :
« Bon ! Comme je te le disais, le dossier a été saisi normalement, mais la personne qui s’en est chargée a utilisé de doux euphémismes pour la retranscription. “ Éviscération ” est devenu “ plaie au ventre par arme tranchante ”, “ extraction des organes et de l’appareil génital ” s’est transformé en “ acharnement ”, et “ vidé de son sang ” en “ hémorragie massive ”… Ajoute à cela le fait qu’elle ne parle pas de la baignoire mais juste d’une salle de bain, et on a l’impression que c’est une pauvre fille qui s’est fait poignarder dans un hôtel. Enfin, tu vois le genre, quoi ! Donc le système n’a pas fait tilt. Pas de réelle correspondance.
— Alors, comment est-ce remonté à la surface ?
— Heureusement, le capitaine Laure Fogiel, qui a travaillé sur l’affaire à l’époque, s’est étonnée que nous n’ayons pas fait le lien avec ce crime qui l’a marquée. Elle a vérifié sur SALVAC et s’est rendu compte de la connerie de l’agent, à présent en retraite, qui avait entré les informations. Elle s’est empressée de ressortir les archives et m’a envoyé le tout par mail avec mille excuses. Je les ai trouvées ce matin, en arrivant au bureau après la réunion de service durant laquelle, soit dit en passant, tu as brillé par ton absence. »
Au comble de l’impatience, Cécile élude la remarque. Elle trépigne sur sa chaise, tord nerveusement ses doigts sous le bureau alors que Vallon boit une gorgée de son café.
Celui-ci repose sa tasse et lui tend une clé USB.
« Ça s’est passé le samedi 13 novembre 2004, à 23 heures, dans la salle de bain d’une chambre de l’hôtel Le Relais bleu, à Faches-Thumesnil, tout près de Lille. Une jeune femme d’origine turque a été retrouvée dans la baignoire, éventrée, éviscérée, vidée de son sang et baignant dans un mélange de détergents…
— Une autre victime ?
— Une autre victime, oui, mais un seul tueur. J’ai vu les photos, c’est saisissant. »
Tenant la clé USB comme un joyau entre ses doigts, Cécile se lève et le plante là, après des remerciements sincères et de vagues excuses pour ce départ précipité.
À nouveau seul, Pierre Vallon sourit et termine son café tiède.
On ne changera pas Cécile Sanchez…, pense-t-il. Quand elle est en chasse, elle ne connaît pas de répit.