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Lundi 29 mars 2010, 23 h 50, Mérignac
Les yeux du Serpent sont mobiles, ses clignements de paupières très rapides. De la sueur dégouline de son front et ses mains moites peinent à tenir la crosse de ses armes qui glissent contre la paume. Sans arrêt, il doit bouger les doigts pour parvenir à les maintenir droites.
Les effets de la suggestion ont été dévastateurs. Mais à présent, il ne faudrait pas qu’il ait une réaction désespérée, songe Cécile.
Enfin, le téléphone sonne dans la veste du Yéménite.
L’homme sursaute et a une seconde d’hésitation, la tension musculaire de ses bras retombe complètement. Le revolver quitte le crâne de la commissaire et la gueule menaçante du fusil à pompe chute soudain de quatre-vingt-dix à quarante-cinq degrés. Tel était le but de Cécile : exacerber les symptômes de la surdose de stimulants pour provoquer une accélération du rythme cardiaque et une hausse de la tension artérielle. Puis, avec ce coup de téléphone, créer la confusion et faire exploser les constantes.
Le Yéménite est victime d’une perte d’équilibre et doit réprimer le réflexe de lâcher une de ses armes pour prendre le téléphone. C’est l’instant idéal.
« Top ! » lance Cécile.
Comme des missiles, mais à pas soutenus pour éviter le bruit, Mougin et Hamal dévalent l’escalier. Ils ne sont pas dans le champ de vision de Saridah, qui s’est placé de sorte à avoir sous les yeux la descente des marches vers le premier étage, ainsi que l’ascenseur et le couloir menant aux issues de secours. Mais pas la montée. La porte à peine entrouverte lui cache l’accès au niveau supérieur par lequel les hommes de Barthélémy arrivent en trombe.
Lorsqu’ils atteignent le palier, Cécile se jette au sol, sur le côté, à la fois pour se couvrir et pour faciliter l’entrée de Sébastien qui fonce, plié en deux, tête basse, sur le Yéménite.
Abdelatif, lui, ne pénètre pas dans la chambre : il se jette sur la porteuse de grenade et la plaque au sol. Un des hommes du RAID grimpe les marches et arrive à leur niveau, protégé par le blindage de son bouclier d’assaut noir, frappé du mot POLICE en lettres blanches, avec lucarne pare-balles à hauteur des yeux. D’un geste agile, il enjambe le flic de la SDAT couché sur l’Iranienne, se met à genoux et pose la protection devant eux pour faire barrage aux tirs éventuels du forcené. Une seconde panthère fait de même pour le capitaine Tobias et Niousha, dont le visage exsangue est inquiétant, à l’instar de la flaque rouge qui s’étend sous ses côtes et son bras.
Saridah met une demi-seconde de trop à comprendre le piège. Il relève ses deux armes et écrase les queues de détente presque simultanément. La balle du revolver frôle le visage du lieutenant Mougin, qui est presque sur lui. Avec le recul de l’arme, le coup de chevrotine part beaucoup trop haut ; les grains liés tournoient dans un sifflement strident et vont frapper le mur d’en face, explosant la première couche de Placoplatre et traversant la deuxième, déchirant au passage la laine de verre. Le trou fait plus de cinquante centimètres de diamètre.
Mais le flic n’a même pas un temps d’arrêt. Il fonce sur le Yéménite en trajectoire rectiligne, à pas longs et puissants. Un cri guerrier monte jusqu’à sa gorge et résonne dans la pièce.
Les deux détonations ont fait hurler de peur la jeune Fereshteh, qui a subitement relâché sa pression sur le levier de la grenade F-l. Fort heureusement, Abdelatif Hamal, allongé sur elle, avait pris soin d’enrouler ses doigts autour des siens. Sentant la poussée du ressort, le policier augmente sa pression et, par une série de gestes sûrs, tente de débarrasser la gamine de la Lemonka, en usant de toute la dextérité possible. Une mauvaise manipulation, et tout le monde saute. Il lui faut moins de deux secondes pour la faire passer de la main de Fereshteh dans la sienne.
C’est à présent son poids, sa charge et sa responsabilité.
Se tournant vers l’arrière, il fait un signe de tête confirmant qu’il a repris le contrôle de la situation, du moins à son niveau. Le commissaire Barthélémy, accompagné de Paul Baptista, monte jusqu’à lui, presque en rampant, pour évacuer la fille qui tremble comme une feuille et vient d’uriner sous elle.
Alors que le médecin-réanimateur du RAID s’approche à son tour pour aider Christophe Tobias à redescendre Niousha Qara-Beigi vers une ambulance, de nouveaux coups de feu éclatent. Une balle vient frapper le bouclier derrière lequel Abdelatif, couché sur le flanc, tente une manipulation périlleuse : remplacer la goupille qui a été retirée par un verrouillage de substitution. Le bruit manque de lui faire écarter les doigts dans un réflexe de protection, mais il se reprend à temps.
Ne surtout pas la lâcher, se répète-t-il. Ne surtout pas la lâcher…
La croyance selon laquelle il est possible de stopper la mise à feu d’une grenade en réassemblant ses éléments est fausse. Si le levier vient à sauter, le remettre en place ne sert à rien. Une fois la mèche interne allumée, rien ne peut plus arrêter la combustion jusqu’à la pâte d’amorçage compactée contre le détonateur.
En revanche, tant que la pression est maintenue et que le levier n’a pas été éjecté par le ressort, il est toujours possible de replacer la goupille dans son orifice afin de stabiliser la grenade. Pour le lieutenant Hamal, cela consiste à remplacer par une tige droite, assez solide, l’accessoire qu’il ne possède plus. Avant de descendre, il a retiré une vis en acier d’une cheville pour Placoplatre qui servait de fixation à un cadre décorant la chambre 306. Avec délicatesse, il l’enfile dans le trou, jouant un peu sur le ressort du levier pour aligner le passage vers la sortie. Lorsque c’est fait, il relâche tout doucement la pression pour vérifier que son bricolage tient bon.
Un soulagement indescriptible lui arrache un petit rire nerveux quand il constate que c’est le cas.
« Grenade stabilisée ! » souffle-t-il à l’adresse du reste du dispositif.
*
Lorsque Mougin entre en contact avec Saridah, le choc est si fort que ce dernier lâche un rugissement, mélange de colère, de stupeur et de douleur. Son index se crispe sur la queue de détente du Smith & Wesson et un coup part en direction de la porte. La balle atteint le bouclier de droite et ricoche vers le plafond.
Le recul a arraché le revolver des mains moites du Yéménite, qui envoie un coup de pied dans le tibia du flic. La douleur fait perdre un instant l’équilibre à Mougin, qui doit laisser tomber son arme de service au sol pour s’agripper à sa proie et riposter d’un coup de poing en plein thorax, qui plaque le criminel au mur. Sans perdre une seconde, Sébastien s’avance de deux pas et saisit le bras droit de Saridah, entamant une torsion sèche dans le but de lui faire lâcher le shotgun. Double craquement, au niveau du coude et du poignet. L’arme tombe sur le sol.
Dans son oreillette, le policier entend le message rassurant de son collègue : « Grenade stabilisée ! »
La bonne nouvelle lui redonne une énergie suffisante pour qu’il oublie son tibia douloureux. Mais un coup de genou dans le ventre le fait se plier en deux. Néanmoins, il ne lâche pas prise et repousse le Yéménite contre le mur.
Les deux hommes tournent sur eux-mêmes et s’effondrent par terre, emportant avec eux le matelas qui masquait la fenêtre. Mougin se relève le premier et cherche son Sig des yeux : il est à trois mètres de lui, sur la moquette, avec le revolver et le fusil à pompe. Saridah profite de ce bref moment d’inattention pour lancer sa jambe droite dans celles du flic qui, balayé par le mouvement circulaire, chute de nouveau.
Des bruits de pas résonnent dans le volume clos de la chambre au moment où le Yéménite rampe vers le lieutenant et lui saute dessus, l’empoignant à la gorge des deux mains en vomissant un cri de rage bestial.
*
Quatre hommes du RAID viennent de pénétrer dans la pièce et placent les deux boucliers devant les jeunes femmes présentes. Celles-ci ont profité de l’affrontement entre Saridah et Mougin pour s’approcher de la porte. Pliée en deux, Sanchez se relève pour les guider une à une vers la sortie. Là, elles sont récupérées par Barthélémy, qui les envoie dans l’escalier où d’autres policiers les prennent en charge. Laura Kieffer, Paul Baptista, Christian Tresch et Anne Padres les accompagnent jusqu’en bas, hors de portée de toute balle perdue, pendant que David Cohen les couvre.
Une fois les civils en sécurité, Ange-Marie vient rejoindre Cécile et se ranger derrière les protections blindées. Malgré l’agitation, la commissaire ne peut s’empêcher de remarquer une expression complexe sur le visage du chef de groupe de la SDAT, quand il lui rend son arme de service. Un mélange de colère et de découragement.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
— Plus tard, répond l’Archange. Ce n’est pas le moment.
— Dis-moi !
— Je viens de recevoir un appel du juge. Sameya Shatrit a été assassinée à l’hôpital. Trois balles dans le cœur. Une infirmière est morte aussi, sans doute un témoin gênant. »
Cécile ne sait pas quoi dire. Un des lieutenants du RAID s’adresse soudain à eux. Placé en deuxième ligne, fusil en main, il désigne les deux hommes qui se battent furieusement au fond de la pièce pour souligner l’évidence. Les visées laser des fusils d’assaut cherchent un angle favorable pour tirer, mais les mouvements désordonnés et les rotations des lutteurs interdisent toute possibilité de faire feu.
« On ne peut pas tirer, au risque de blesser le collègue !
— Je sais, lui répond-elle. On va y aller lentement et tenter d’intervenir physiquement. »
Ils s’avancent, prêts à ceinturer Saridah. Le Yéménite vient de prendre le dessus et étrangle Mougin, qui se contorsionne pour échapper à l’étreinte.
C’est alors qu’une série de mouvements aussi vifs que rapides bouleverse la situation.
Deux corps qui tournoient et s’entrechoquent, un bruit de verre qui explose, et le souffle des policiers est coupé net.