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Samedi 20 février 2010, 8 h 25, Nanterre
Dans la salle de réunion de I’OCRVP, Pierre Vallon et Cécile Sanchez font face au substitut du procureur en charge de l’enquête concernant le meurtre de l’inconnue de Roissy. Le commandant Bertin, chef de la section criminelle du SRPJ de Versailles, est là lui aussi, ainsi que le commissaire divisionnaire Guillaume Gillet, directeur aux Affaires criminelles. Aucun mot n’a encore été échangé, mais le simple fait d’avoir été convoqué par ce dernier, dans les locaux du service qui gère la base de données SALVAC, laisse présager que des changements radicaux sont à prévoir dans le traitement de ce dossier.
La tension est palpable. Marc Cellier, le substitut, tape nerveusement du doigt sur la table et Bertin fait mine de relire son dossier quand Vallon prend la parole en s’adressant à lui.
« Nous avons pris connaissance des rapports préliminaires de l’affaire sur laquelle vous travaillez, commandant. La commissaire Sanchez, qui dirige la section spéciale de l’Office, est allée examiner le corps de la victime et s’est penchée sur les éléments déjà en votre possession.
— Pour quelle raison ? demande Cellier d’un ton neutre.
— Le groupe SALVAC a détecté de nombreux points de concordance avec une autre affaire. Un meurtre presque en tous points similaire. Ça s’est passé le 3 juillet de l’année dernière, dans une chambre d’un hôtel situé à Pusignan, près de Lyon. Tout laisse à penser qu’il s’agit de crimes à caractère sériel. » Pour Cécile Sanchez, les propos de son chef sont le signal qu’elle doit mettre les mots en images. Elle tape sur quelques touches de son PC portable, et la photo du corps de l’autre victime, quasi immergé dans la baignoire, est projetée sur l’écran qui tapisse le mur du fond de la salle. Elle laisse à tous quelques secondes pour observer le cliché pris par la section technique et scientifique du SRPJ de Lyon avant d’enchaîner avec la victime de Roissy, dans les mêmes conditions. Les deux cauchemars se superposent avec une précision surréaliste.
Un silence lourd, qui vaut tous les commentaires, s’abat sur l’assistance. La commissaire en profite pour développer sa pensée.
« Comme vous pouvez le constater, les deux scènes de crime sont organisées de manière analogue. Une chambre d’hôtel, une baignoire, un mélange d’eau et de produits chimiques, ainsi qu’une infime quantité de sang qui indique que les victimes ont été soigneusement vidées. »
Elle passe alternativement les images des deux dépouilles sorties de leurs infectes marinades.
« Les blessures sont rigoureusement identiques, et le mode opératoire ne varie pas d’un pouce. D’abord égorgées par-derrière, avec empoignement vigoureux des cheveux sur la nuque. C’est la cause de la mort pour l’une et pour l’autre. Même la trajectoire de la découpe est identique. Dans les deux cas, l’arme utilisée est un rasoir-couteau qui a également servi à l’ouverture de la paroi abdominale, à l’ablation de l’appareil génital et de la masse intestinale. Ici comme à Lyon, les organes prélevés ont été de toute évidence emportés par le tueur. »
Assurée par un rapide balayage du regard que son auditoire est à l’écoute, elle poursuit son exposé.
« Des lésions anales, ainsi que des résidus de latex, de lubrifiant et de talc laissent penser que le coupable a introduit sa main gantée dans le rectum des deux jeunes filles après avoir vidé la partie inférieure de l’abdomen. D’un point de vue victimologique, il s’agit dans les deux cas de jeunes femmes d’origine moyen-orientale et non identifiées. La section scientifique lyonnaise a pu déterminer, par diverses analyses, que la victime de Pusignan venait de Turquie, plus précisément de la région d’Antalya. Les résultats des mêmes tests pour notre dernière victime permettront des comparaisons. »
Comme un point final à son exposé, Cécile éteint le projecteur et laisse Guillaume Gillet prendre la parole. Il s’adresse au procureur de sa voix flegmatique :
« Dans ces circonstances, vous comprendrez que la section spéciale de I’OCRVP va travailler en co-saisine avec les services concernés. La commissaire Cécile Sanchez, ici présente, sera chargée de la coordination des différentes affaires. Elle travaillera également sur l’analyse psychocriminelle qui s’impose dans ce type de dossier. Enfin, elle sera en relation permanente avec Interpol pour déterminer si, oui ou non, de tels crimes ont été perpétrés à l’étranger. » Il marque une pause, fixe quelques secondes le substitut qui affiche une mine contrariée, et assène le coup de grâce. « Pour des raisons d’efficacité évidentes, un juge d’instruction va être désigné afin de prendre en charge la direction des investigations rapprochées et de celles susceptibles de l’être.
— C’est-à-dire ? lance Bertin.
— Il est possible que d’autres cas similaires soient ajoutés à ces deux-ci, explique calmement Cécile. Tout nous laisse penser que nous pourrions avoir affaire à un cross killer des plus actifs, et cela depuis 2004, voire avant. »
Les révélations de Sanchez provoquent un nouveau silence, bien plus profond, dans la salle de réunion. En réalité, elle n’est sûre de rien. Ses affirmations ne sont que des suppositions, consolidées par son éloquence, quelques intuitions tenaces et l’aplomb inébranlable qui lui est propre.
Le commandant du SRPJ de Versailles grimace, visiblement vexé, et le procureur objecte, comme si l’on venait délibérément de lui mettre le doigt dans l’œil :
« Et le délai de flagrance ?
— L’application de l’article 74 du code pénal s’applique aux circonstances, répond Vallon. Le parquet a décidé ce matin de confier les commandes à un juge pour une meilleure coordination des opérations. Le magistrat instructeur désigné par le parquet est Yves Raffin, connu pour son impartialité et sa ténacité. »
Cellier s’apprête à émettre une nouvelle objection mais Gillet lui coupe l’herbe sous le pied en complétant :
« Vous pouvez continuer à traiter le cas de Roissy en flagrance, mais sans renouvellement du délai légal. »
Cette décision fait l’effet d’un coup de massue au flic et au substitut. Leurs visages expriment à la fois la déception, la colère et la frustration.
« Si vous parvenez à arrêter ce monstre, tant mieux ! tente de tempérer Vallon. Il n’y a pas de compétition. Le seul objectif est de mettre la main sur le coupable le plus rapidement possible et par tous les moyens. »
Les termes de cette décision sont sans appel. Malgré l’atténuation diplomatique du chef de I’OCRVP, le message est clair : l’affaire requiert le concours des services compétents de Nanterre. Sanchez prendra les commandes dans six jours, à moins que le SRPJ ne mette la main sur le tueur avant. Le délai de flagrance leur permet de faire à peu près ce qu’ils veulent pendant sa durée : perquisition, mise en garde à vue, surveillance et écoutes. Mais l’affaire s’annonce mal. Le temps va jouer contre eux, et le substitut et l’officier de Versailles en sont parfaitement conscients. Ils savent que le déclenchement d’une telle procédure est la conséquence logique en cas de meurtres à caractères sériels, mais ils préféreraient, bien entendu, réussir à coincer le coupable eux-mêmes. Question de fierté.
« Vous tiendrez informée la commissaire Sanchez de vos avancées, ajoute Gillet. Elle aura besoin sans délai d’une copie de tous les rapports médicolégaux et scientifiques. »
Profitant de ce que les regards convergent vers lui, l’autorité suprême en matière criminelle au sein de la PJ referme son porte-documents, indiquant tacitement que la messe est dite.
Le substitut et le commandant se lèvent et, après les poignées de main qui s’imposent, repartent ensemble. Il ne fait aucun doute que le flic va subir une pression terrible. Cécile le plaint sincèrement, d’autant que les rapports préliminaires laissent deviner que l’auteur de ce meurtre horrible ne leur a pas laissé de pistes solides, pas plus que d’éléments exploitables. Leur seul espoir, à présent, réside dans les résultats des nombreuses analyses lancées. Mais, comme à Pusignan, ça n’aboutira à rien.
Si, comme Cécile en est persuadée, le tueur est actif depuis plus de cinq ans, quelques cadavres vont ressortir des placards et son arrestation va représenter un véritable challenge. Elle a déjà commencé à tirer des conclusions, et le portrait qui s’esquisse lentement n’a rien de rassurant. Méthodique, en mouvement, expérimenté, froid, patient : l’auteur de ces crimes atroces a eu le loisir de se perfectionner. Chacune de ses attaques a été une occasion de peaufiner son mode opératoire et de parfaire sa technique.
Il a su rester discret, ne pas éveiller l’attention des autorités, ce qui indique qu’il ne se presse pas, qu’il garde le contrôle et que ses actions sont relativement espacées dans le temps. En Europe, la mise en place de bases de données communes à différents pays est récente et encore rudimentaire, ce qui en fait le terrain de chasse idéal pour les tueurs sériels nomades. Depuis la mise en place de SALVAC, la France a fait un bond en avant et a contribué à l’évolution de la circulation documentaire nécessaire à une coordination entre les États. Malheureusement, ce n’est pas le cas partout. Les retardataires sont nombreux et il faudra du temps avant que l’Union européenne soit réellement au point à ce niveau.
Sitôt la porte refermée, Guillaume Gillet fait glisser un exemplaire du journal Le Monde sous le nez de Cécile. Cette dernière le déplie et porte son attention sur l’un des titres en une, à peine éclipsé par l’attentat de la rue des Rosiers. Elle écarquille les yeux un peu plus à chaque mot : Le « Tueur au Beretta » arrêté à Paris.
Le titre est éloquent. Rapidement, elle cherche la page en question et constate que la photo qui l’illustre l’est tout autant. On y voit Augier sortant de l’université, menotté, encadré par Wissler et par elle-même. Quelques silhouettes sombres du RAID sont visibles, ajoutant un effet dramatique à l’image.
Avant qu’elle ait eu le temps de digérer l’information, le directeur aux Affaires criminelles lui demande de sa voix atone :
« Vous pouvez m’expliquer comment l’information a pu tomber aussi vite, le lendemain de l’intervention, avant que nous ayons eu le temps d’organiser une conférence de presse ?
— Il y a toujours un photographe pour traîner devant les locaux, tente d’expliquer la jeune femme. Il arrive que des journalistes suivent nos véhicules et se mettent en planque.
— Tout le monde sait que la commissaire Sanchez était sur ce dossier, ajoute Vallon. Ils en ont sûrement déduit qu’il s’agissait d’une interpellation liée à cette affaire… »
Le chef de l’OCRVP n’a pas le temps de terminer sa phrase que Gillet est déjà en train de hocher la tête.
« Non ! dit-il. Je comprends que vous souteniez vos subordonnés, mais j’ai bien peur que ce ne soit plus compliqué que ça. Lisez l’article ! »
Piquée par la curiosité, Cécile attaque la lecture des trois colonnes avec une boule au ventre. Ça fait longtemps qu’elle sait qu’il y a, au sein de la DCPJ, des personnes qui vendent des informations à la presse. À Nanterre comme dans tous les services, on trouve toujours de ces flics qui, par pure cupidité et au mépris de toutes les règles déontologiques, rencardent les médias. Ces individus la dégoûtent profondément. Le pire est qu’elle est persuadée, depuis un moment déjà, qu’il existe un de ces pourris dans le service. Trop d’informations précises, de publications rapides d’éléments confidentiels tirés d’enquêtes en cours. Et cette fois, c’est le comble, la confirmation que cette ordure fait partie de sa propre section. Quelqu’un qu’elle salue tous les matins. Les preuves s’étalent sous ses yeux.
Vendredi après-midi, la section spéciale de l’Office central pour la répression des violences aux personnes, sous la direction de la commissaire Cécile Sanchez, a placé en garde à vue le professeur Martin Augier, auteur présumé de seize meurtres commis en France et à l’étranger.
Après une enquête de plus de six mois, la nouvelle étoile montante de la police judiciaire et ses hommes, assistés par le RAID, ont procédé à l’arrestation musclée du tueur en série. Les preuves matérielles contre Augier seraient, selon des sources fiables, particulièrement accablantes et ne laisseraient aucun doute quant à sa culpabilité. L’arme utilisée pour cette série de crimes atroces et sans mobile, un Beretta 92F, a été retrouvée en sa possession. Les vérifications des correspondances balistiques par les techniciens de la police scientifique s’annoncent comme une simple formalité.
La commissaire Sanchez, chef de la section spéciale de I’OCRVP, vient de réussir un nouveau tour de force en mettant hors d’état de nuire celui que la presse a surnommé « le Tueur au Beretta ». Fidèle à sa réputation, elle aurait arraché des aveux circonstanciés au meurtrier et dévoilé que ce dernier rassemblait, parmi ses étudiants, des disciples autour d’une sombre idéologie au caractère sectaire indéniable.
L’arrestation de Martin Augier représente…
Écœurée par le ton du texte et par la pensée de cette trahison, Cécile cesse sa lecture et repousse le journal. Machinalement, ses yeux se posent à nouveau sur la photo en couverture. Elle a été prise depuis le bâtiment administratif, juste en face, au moment de leur sortie. La légende lui fait serrer les dents : La commissaire Sanchez ramène sa proie après une chasse à l’homme de plus de six mois.
Elle rend le quotidien à Gillet qui la dévisage sans mot dire, visiblement en attente d’une explication. Pierre Vallon n’en mène pas large : les yeux rivés sur la table, il évite soigneusement de croiser le regard du directeur.
Mais pas Cécile. La rage au ventre, elle décide de faire face à son supérieur et à la réalité, aussi amère soit-elle.
« C’est l’un des nôtres, dit-elle simplement. Pire : l’un des miens ! Si je refusais d’y croire jusqu’à présent, maintenant je suis fixée.
— Une idée sur l’origine de cette fuite ?
— Non, monsieur… Mais croyez bien que je vais tout faire pour trouver d’où ça vient.
— Bien ! Je compte sur vous pour me communiquer cette information au plus vite.
— Ce sera fait.
— Malgré ça, je tiens à vous féliciter pour cette réussite. J’espère que cette nouvelle affaire connaîtra le même succès. Un peu plus rapidement, si possible, et sans incidents de ce genre.
— Je ferai tout mon possible, monsieur le directeur. »
Sur cette promesse, Gillet acquiesce avec un regard insistant, ramasse ses affaires et quitte la salle de réunion.
À présent seule avec son chef, Cécile tape un grand coup du plat de la main sur la table en se maudissant.
« Comment j’ai pu passer à côté de ça ? Je bosse avec cette taupe tous les jours et je n’ai pas été foutue de voir venir quoi que soit.
— Tu étais plongée dans cette affaire, Cécile ! lui souffle Vallon. Avec le stress, la pression hiérarchique et tout ce que tu avais à faire, comment aurais-tu pu remarquer quelque chose ?
— Je n’ai aucune excuse ! rétorque-t-elle. Ce Judas est dans ma barque, j’aurais dû détecter cette trahison ! » Elle pince les lèvres, et regarde dans le vide un moment en hochant la tête. « Mais maintenant je vais trouver qui c’est ! Je l’enverrai dans ton bureau et tu prendras les mesures que tu voudras… Mais j’exigerai qu’il quitte ma section. »
Rares sont les fois où le directeur de I’OCRVP a vu Sanchez dans un tel état, et il sait qu’il ne lui faudra pas longtemps pour retirer le ver de la pomme. Cependant, elle n’a pas besoin de ça. À peine l’affaire Augier bouclée, elle est déjà sur les traces d’un psychopathe de la pire espèce. Il voudrait pouvoir l’apaiser, trouver les mots justes, mais il n’y parvient pas. La colère de la jeune femme est dure et froide, mais pas autant que sa déception. Elle ne mérite pas un tel coup de poignard dans le dos. Le soutien qu’elle apporte à ses hommes est sans limite et elle préférerait mettre à mal sa carrière plutôt que de laisser tomber l’un d’eux, quelles que soient les circonstances.
Ne sachant que dire, Pierre Vallon se contente de poser une main rassurante sur l’épaule de Cécile. Intérieurement, il se promet de punir le coupable de manière exemplaire.