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Vendredi 19 mars 2010, 13 h 13, Bagneux
Lorsqu’elle passe les divers points de contrôle et périmètres de sécurité carte en main, Cécile Sanchez ne voit personne, n’entend qu’un lointain bourdonnement, malgré l’agitation ambiante. Son cœur bat si fort qu’elle a l’impression qu’il s’est déplacé de sa poitrine à sa gorge.
Les Lilas, petit hôtel familial de banlieue. La bâtisse est éclaboussée par les lumières dansantes des gyrophares. En pénétrant à l’accueil, Cécile n’a qu’à suivre les uniformes pour trouver l’escalier, le troisième étage, et la porte au fond du couloir marquée du numéro 33 en chiffres dorés. Les hommes de la section scientifique de Nanterre, menés par le commandant Karine Perrin, attendent son arrivée avec impatience. C’est cette dernière qui interrompt la marche de zombie de la commissaire en lui barrant le chemin.
« Merci de nous avoir demandés, dit la jolie brune en combinaison blanche. Même si les collègues du SRPJ faisaient la gueule en repartant, je suis flattée de votre confiance. »
Sonnée par ce retour brutal à la réalité, Cécile met quelques secondes à répondre.
« C’est normal, vous êtes les meilleurs. Et cette fois-ci, il me faut quelque chose.
— Bien entendu… On s’y colle de suite ?
— Non ! répond Cécile presque sèchement. Je tiens à y aller d’abord. Je dois prendre cinq minutes pour m’imprégner des lieux, de la situation… »
Karine Perrin s’apprête à faire une objection mais n’en a pas le loisir.
« Pas de panique ! intervient Sanchez. Je sais que je ne dois pas contaminer la scène de crime. Je vais enfiler une combinaison et prendre les précautions nécessaires. »
Pendant que, debout sur une bâche, elle enfile la panoplie immaculée dans un recoin du couloir, elle continue à poser des questions, mais sa voix est froide, comme absente.
« Quelqu’un a pénétré dans la salle de bain ?
— Non. La femme de ménage est entrée dans la chambre et s’est mise à hurler en entrevoyant la baignoire. Un groupe du SRPJ et le substitut de permanence sont venus constater, mais ils n’ont pas mis les pieds dans la pièce. Le procureur a ordonné d’informer le juge Raffin.
— Parfait… Alors on a une chance. »
Sur ce, Cécile pénètre dans les lieux, ignore le lit, le secrétaire et le meuble de télévision. La chambre aux volets encore fermés est sombre : seule la lumière provenant de la salle de bain, amplifiée par le carrelage blanc des murs et l’émail de la baignoire, perce au fond du volume grisâtre. Un éclat sinistre.
Sanchez s’y dirige, enfermée dans ses pensées.
Enfin, elle va entrevoir le festin de la bête.
Les restes du Serpent.
*
Debout au centre de la pièce, Cécile Sanchez fait face à la baignoire. Elle est remplie d’un liquide orangé, épais, parcouru de reflets changeants. Une forte odeur de détergent emplit l’air, déjà saturé par celle de la mort.
La jeune femme plongée dans ce bain semble paisible. Son visage serein contraste avec la plaie d’égorgement béante qui barre le haut de sa gorge. Sa morphologie faciale indique qu’elle devait être d’origine turque, kurde ou syrienne. Iranienne peut-être. Mais le fait qu’elle est exsangue altère la pigmentation de la peau, et la commissaire ne peut se fier qu’à sa morphologie faciale.
La victime était très jolie. Des traits fins, un visage allongé, un nez aquilin harmonieux, des pommettes hautes. À la voir là, les yeux clos, la tête inclinée sur le côté, on pourrait presque croire qu’elle s’est endormie dans son bain.
À présent accroupie, Cécile fait face à la défunte pendant une bonne minute, cherchant à percer le secret de cette anonyme figée dans cette mort révoltante. Ses cheveux sont teints en blond. Elle devait habiter une grande ville, dans un pays relativement moderne et évolué sur le plan des droits de la femme.
Sur sa poitrine, entre ses seins, une trace ronde est visible. Une tache de sang séché sur ce corps qui en a pourtant été entièrement vidé. Cécile rajuste son masque et se penche pour observer cette zone de plus près.
À l’intérieur du cercle, elle distingue des marques, comme de petites arabesques. Ces formes lui évoquent vaguement des lettres : un n et un w aux lignes arrondies, ainsi qu’un L à l’envers, dont la base souligne les deux lettres précédentes. Elle se demande de quoi il peut bien s’agir quand elle remarque que deux courbes fines, irrégulièrement coupées, partent de cette tache de façon quasi symétrique pour aller se perdre de chaque côté du cou.
Un pendentif !
Le Serpent, après avoir terminé sa boucherie méthodique, a sans doute arraché les bijoux de sa proie pour ne laisser aucun signe distinctif et, comme à son habitude, la dépersonnaliser.
Les images de la scène prennent forme dans la tête de Cécile.
Je suis là, avec eux. Spectatrice de la mise à mort. La pauvre fille est assise sur le rebord de la baignoire. Elle est calme, docile… résignée peut-être. En tout cas, elle ne bouge pas. Le Serpent, une silhouette noire et vague debout derrière elle, sorte d’ombre en mouvement, déplie son rasoir de ses mains gantées de latex.
Les images de l’autopsie pratiquée par le docteur Toumel lui reviennent en mémoire, ainsi que les explications précises qu’il lui a données ce soir-là. Les données affluent dans le cerveau en feu de Cécile. Tous les rapports médicolégaux – britanniques, français, hollandais – défilent dans son esprit. Les photos aussi. De la matière pour alimenter le brasier insoutenable de cette vision cauchemardesque.
Le Serpent passe lentement son bras sous sa gorge, qu’il ouvre d’un geste net, d’une oreille à l’autre. Le sang coule à flots sur sa poitrine et il la pousse vers l’avant, la couche dans la baignoire, à plat ventre, relève ses jambes fines et son bassin aux os saillants. Il vidange complètement le système vasculaire.
Elle s’agite un peu, mais ça ne dure pas.
Le médaillon, couvert de sang, se colle sur sa peau quand il la retourne sur le dos.
Ensuite, quand le tueur s’affaire au rinçage du corps, ce détail lui échappe. Et le sang reste collé sous le bijou, comme en négatif. Il est déjà pressé de procéder à la suite : l’ouverture. Geste franc et net. La lame du rasoir traverse les tissus externes et le péritoine avec une facilité déconcertante.
Photos du gouffre abdominal en flash dans sa tête. Les marques d’écrasement symétriques sur les rives des tissus.
Il tire des écarteurs de son sac, les installe avec précision pour dégager les organes, les voir sous la lumière crue du plafonnier. Il a besoin de cette clarté. La masse abdominale déborde, il déroule méticuleusement les boyaux.
Amsterdam : un cheveu noir et court. Frisottant.
Les contours du Serpent se précisent. Cécile peut voir ses cheveux à présent : une coupe stricte et pratique, sans fantaisie.
Alors commence la découpe méthodique et sanglante. Les mains gantées s’enfoncent dans les profondeurs du ventre encore chaud. Les organes retirés sont posés sur les cuisses de la morte à mesure qu’ils quittent leur abri. Les tripes soigneusement enroulées, puis le retrait de l’appareil génital qui dégage la dernière accroche des entrailles.
Résidus de talc et de lubrifiants au niveau anal. Émail des incisives présentant des microfissures récentes. Cécile reçoit ces flashs comme des zooms en haute résolution.
Il quitte le ventre, passe entre les cuisses et enfonce sa main dans l’anus, qui débouche sur l’intestin fraîchement tranché. Ensuite, il prend la pomme de douche qu’il enfonce dans la bouche, fait couler l’eau à fond pour rincer tout l’intérieur, fendillant la surface des dents. L’écoulement se fait par l’œsophage et l’estomac vers le gouffre abdominal. Pendant ce temps, il remplit un sac-poubelle avec les organes encore tièdes, range les habits et autres effets dans une valise. Il ne laisse qu’une carcasse mutilée et anonyme.
Et le sang sous le pendentif qui sèche, imprime sa marque.
Elle se rappelle l’analyse des liquides remplissant les baignoires-cercueils selon la PTS et ses équivalents étrangers. Le tueur n’utilise jamais deux fois la même recette. Javel, chlorure de méthylène, hypochlorite de sodium, solvants, décapants, détergents : de quoi improviser une marinade chimique qui rongera tranquillement le corps mutilé.
Le Serpent vient de boucher la baignoire. Il verse au fond le contenu de plusieurs bidons en plastique et fait couler l’eau. Il referme le bagage contenant tout ce qui aurait permis d’enquêter sur la victime, ses papiers d’identité aussi, sans doute. Et le sac avec son infâme butin. Les abats.
Il est prêt à partir mais remarque le bijou, qu’il arrache négligemment et fourre au fond de sa poche. Il refait le tour des lieux, vérifie qu’aucun indice compromettant ne traîne. Il prend du temps pour ça. Il est méticuleux. Et surtout prudent.
Quand il a terminé, il coupe l’eau et dit adieu à cet ange éventré. Il ne remarque pas la marque qu’il a laissée.
Le retour au réel est brutal pour Cécile. Cela ressemble à une chute vertigineuse. Son esprit a si bien assimilé la scène qu’elle a l’impression que le tueur vient de quitter les lieux. Au bout de quelques secondes qu’elle passe accroupie pour combattre un vertige, elle se redresse et fixe la tache de sang séché.
n, w et ce L à l’envers…
Elle est presque certaine d’avoir déjà vu ces symboles quelque part, mais impossible de se souvenir où. Une chose est sûre, c’est religieux.
Elle tire son BlackBerry de son jean en écartant précautionneusement la combinaison et prend une photo, qu’elle envoie à Paul Baptista, son jeune protégé au sein de la section, après avoir ajouté un texte bref pour accompagner l’image.
Cécile : Sais-tu de quoi il s’agit ?
Si quelqu’un est capable d’en trouver la signification, c’est bien lui, qui possède une vaste culture en théologie. Il ne faut pas trente secondes au troisième de groupe pour lui répondre.
Paul : Oui… Église apostolique autocéphale.
Cécile : Exact ! C’est un culte strictement arménien, c’est bien ça ?
Paul : Oui. On l’appelle communément l’Église orthodoxe arménienne. Mais certaines communautés du Caucase appartiennent à cette Église. Les Oudis, principalement.
Cécile : Merci, Paul. Tu m’as été d’un très grand secours.
Cette fille était donc d’origine arménienne. Décidément, la victimologie est un véritable patchwork culturel. C’est cependant la première fois qu’un pays non musulman est concerné, preuve supplémentaire du caractère aléatoire du choix des victimes.
La scène de crime, en revanche, est strictement identique aux précédentes.
Quel genre de psychopathe peut bien se foutre du fond et être aussi obsessionnel sur la forme ? se demande Cécile. Il y a d’énormes incohérences. Des traits propres aux psychotiques perdus dans ce profil de psychopathe organisé…
Plongée dans sa réflexion, Cécile n’a pas entendu Karine Perrin arriver. Elle se tient debout à l’entrée et toussote pour se faire remarquer.
« Je vous ai demandé cinq minutes ! rappelle la commissaire, avec un sourire. Encore quelques secondes et je libère les lieux pour vous laisser bosser.
— Cinq minutes ? lâche Perrin avec un ricanement. Vous aviez demandé cinq minutes, en effet… Mais là, vous avez explosé votre crédit temps !
— Oui… bon ! admet Cécile. J’ai débordé de deux ou trois minutes. Je n’ai pas une montre dans la tête !
— Je vous le confirme. Pas même un cadran solaire ! Vous êtes là depuis presque une heure !
— Pardon ? »
Cécile sort son téléphone et réanime l’écran tactile d’un coup d’index. En voyant l’heure, elle secoue la tête, sérieusement désorientée.
« Le docteur Toumel est arrivé en pensant que nous avions terminé, précise Perrin. Le juge Raffin est là, lui aussi. Et depuis un moment ! Il se demande ce que vous faites, d’ailleurs… comme nous tous. Vous êtes sûre que ça va ?
— Oui… ça va..bredouille-t-elle en quittant la salle de bain. Je vous laisse la place.
— Vous êtes très pâle, commissaire.
— Pas autant qu’elle, réplique Cécile en montrant la baignoire du doigt. Je vais rester dans le coin pour savoir si vous trouvez quelque chose.
— Vous n’êtes pas obligée, on peut…
— Si ! J’y tiens… Je vais chercher une brasserie pour essayer de manger un peu. Je repasserai d’ici trois quarts d’heure.
— Très bien. Comme vous voudrez. »
Contenant avec peine un nouveau vertige, la commissaire quitte la salle de bain sous le regard inquiet de la technicienne, qui lui emboîte le pas pour donner le signal à ses hommes.
Cécile salue vaguement le légiste et le magistrat instructeur. Elle se présente néanmoins à ce dernier et lui expose les faits sans s’attarder sur les détails.
J’ai vécu cette boucherie dans ma chair ! se dit-elle. Ce fumier prend son pied et tout son temps. Il se croit invincible… Intouchable ! Il laisse ces pauvres filles se vider lentement de leur sang avant de barboter dans leurs entrailles et de souiller leurs dépouilles. Il les vide de tout, de leur vie, de leur identité, de leurs organes, de toute féminité, de toute humanité. Puis il les laisse là, dans un bouillon chimique, en repartant avec leur ventre et leur âme.
Alors que les hommes en blanc s’apprêtent à pénétrer dans la chambre pour quadriller et baliser les lieux, Cécile s’arrête dans l’escalier, remonte quelques marches et dit d’une voix tremblante et éloquente à la fois :
« Je compte sur vous pour me trouver quelque chose. Ce monstre n’est pas un fantôme. Tout le monde laisse des traces. Je sais que vous êtes les meilleurs dans votre domaine, alors aidez-moi. Prenez le temps qu’il faudra mais trouvez-moi quelque chose… N’importe quoi ! Aidez-moi à coincer cette ordure. »