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Mardi 23 février 2010, 2 h 11, Villejuif
Depuis la mort de sa femme, Ange-Marie dort peu et mal. Il n’a jamais pu retourner dans la pièce qui fut leur chambre : se recoucher dans le lit qu’il a partagé avec elle durant toutes ces années est au-dessus de ses forces. La pensée même des draps vides, de cette absence glaciale à sa droite, lui est insupportable.
Il avait décidé de dormir sur le canapé le jour où elle avait été admise dans le service d’oncologie du docteur Martel, bien décidé à ne regagner le lit conjugal qu’après sa sortie de l’hôpital, quand elle serait de retour à la maison. Après sa guérison. Car, même si les médecins étaient pessimistes, lui n’avait jamais cessé d’espérer.
Mais ce jour n’est jamais arrivé.
Régulièrement, il se réveille. Toutes les demi-heures. Il voit la nuit qui passe par petits morceaux brisés. L’écran de son téléphone donne le tempo de ses insomnies. Un coup d’index sur le tactile et il calcule le temps qu’il lui reste avant que le matin ne le délivre de son supplice.
Rituel angoissant. Insupportable.
En consultant l’heure, le commissaire remarque qu’il a un message, plus précisément un mail. Lorsqu’il voit le nom du destinataire, il se redresse, passe une main sur son visage et s’empresse de lire le contenu.
Il s’agit d’Hassan, qui lui envoie sa nouvelle adresse, un appartement HLM en plein cœur de la cité des Bosquets, à Montfermeil.
Le commissaire saute du lit.
Cible localisée. Il va enfin être possible de mettre en place un dispositif de surveillance sur la planque de cette nouvelle cellule, la troisième, d’An-Naziate. La récolte d’informations peut commencer, ainsi que les filatures, les prises d’images et les mises sur écoute.
En revanche, le quartier en question constitue un terrain handicapant : il s’agit littéralement d’une zone de non-droit. Lorsqu’un flic est obligé de se rendre dans un endroit pareil, il le fait soit très discrètement, soit avec un maximum de renforts. Si le département de la Seine-Saint-Denis comprend un grand nombre de quartiers sensibles – les Tilleuls, les 4000, les Beaudottes à Sevran, entre autres –, celui des Bosquets est sans doute le plus imprévisible. C’est comme un volcan en activité qui gronde en permanence et menace d’entrer en éruption à tout moment. Il va sans dire que les forces de l’ordre n’y sont pas les bienvenues et que la mise en place d’une planque au milieu de cette jungle urbaine est une entreprise compliquée. Les gosses des rues connaissent les habitants, les appartements vides, le rythme de vie de la cité ; ils donnent l’alarme au moindre signe suspect pour avertir leurs aînés qui se livrent à toutes sortes de trafics, en toute impunité ou presque.
À présent que la nouvelle est tombée, Ange-Marie sait qu’il ne pourra plus se rendormir. Pendant quelques instants, il est tenté de se rendre sur place pour un premier repérage. Il parvient néanmoins à abandonner cette idée, trop risquée pour la suite de l’enquête, et préfère attendre le petit matin pour avertir Regnault et ses hommes.
Il finit par se faire couler un café et taper du pied, les yeux fixés sur l’horloge de la cuisine dont la trotteuse semble avancer au ralenti.
Son cœur cogne fort dans sa poitrine, comme si ses côtes étaient les barreaux d’une cage enfermant un animal enragé. Des années d’enquête et d’assistance aux différentes polices d’Europe. Aucune occasion d’action directe depuis 2004. La frustration au quotidien. Depuis la réapparition du groupuscule à Lyon, l’enquête a repris de plus belle mais la chance a manqué. Ils sont parvenus à empêcher l’explosion, mais pas à arrêter les terroristes.
À présent, Paris. La grande Ville lumière.
Après le carnage de la rue des Rosiers, les islamistes se sentent omnipotents et sont déterminés à rester pour occasionner autant de dégâts qu’il sera possible. Cette perspective, aussi glaçante soit-elle, offre au commissaire et à son groupe une occasion unique de les traquer.
Barthélémy s’en veut de raisonner ainsi, mais c’est plus fort que lui. Même l’idée d’une nouvelle action terroriste réussie – un nouveau bain de sang, les victimes, la souffrance, et toutes les conséquences qu’une telle catastrophe entraînerait – n’arrive pas à tempérer son excitation de sentir ses proies fouler son terrain de chasse.
Malgré tout, la perspective d’un échec l’effleure régulièrement depuis ces derniers jours. Conscient d’être sur la corde raide, sans filet, il sait ce qui arrivera s’il échoue : Guilleret, le chien de garde de la DCRI, réclamera sa tête. Le Vautour est collé à ses basques en permanence et ne tolérera pas une nouvelle effusion de sang. Sa carrière est en jeu, l’avenir d’Hassan aussi, et Ange-Marie sait que ses hommes et lui vont vivre les semaines les plus dures de leur carrière.
Les plus intenses aussi.
Nouveau café, debout devant la fenêtre.
L’homme promène son regard sur la ville endormie. Il se sent seul. À cette heure de la nuit, ce quartier de Villejuif est désert et les foyers endormis. Le cerveau tournant à plein régime, il se laisse tomber dans un état proche de la transe. Ses pensées tournent dans des ellipses désordonnées.