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Samedi 27 mars 2010, 12 h 19, Nanterre
De retour à l’Office, Cécile se rue dans sa salle de réflexion. C’est sur la carte de l’Europe, constellée de punaises, qu’elle fixe son attention. Ses mains tremblent, et ses jambes menacent à tout instant de se dérober sous elle, si bien qu’elle finit par s’asseoir. Compulsivement, elle se gratte la tête depuis qu’elle a quitté la chambre de Sameya Shatrit, et la petite surface de peau à vif commence à saignoter juste au-dessus de l’oreille. Son souffle est saccadé, les larmes affleurent à ses paupières et des frissons lui traversent le corps par vagues. Elle est au bord de la crise de nerfs. Un bouillon de pensées chaotiques la secoue avec une telle intensité qu’elle a du mal à faire le point.
Les villes… Les grandes villes. C’est ça qui m’a trompée ! J’ai été éblouie par les lumières. Putain, je suis plus conne qu’un moustique.
Elle attrape le téléphone et écrase la touche correspondant au bureau de son second, qui décroche presque immédiatement.
« David ! attaque-t-elle sans préambule. Il me faut ton aide. Peu importe ce que tu as à faire, c’est une priorité absolue.
— Bien ! assure Cohen. Mais qu’est-ce qui se passe ? Ça n’a pas l’air d’aller…
— Pas le temps de t’expliquer pour l’instant. Écoute simplement ce que j’ai à te dire, ok ?
— Je t’écoute
— Tu vas envoyer Baptista à la Salpêtrière, en traumatologie. Le chef de service, le docteur Dillon, le conduira à la chambre 204, vers une femme qui se nomme Sameya Shatrit. Elle a été arrêtée et blessée : elle ne peut pas être placée en garde à vue, alors c’est un simple entretien. Dis-le bien à Paul surtout.
— C’est noté, Mais elle sera d’accord pour lui parler ?
— Oui, c’est arrangé. J’en sors… Elle est prête à collaborer. Elle va lui donner le descriptif d’un individu. Il faut qu’il note tout ce qu’elle dira et qu’il se munisse d’un dictaphone pour enregistrer la conversation à son insu.
— Compris. Je suppose que tu ne m’expliqueras rien pour l’instant ?
— Pas le temps ! Mais ne t’inquiète pas, tu seras bientôt aux premières loges. En plus, je veux que tu recherches les cartes d’un certain nombre de villes avec leur banlieue. Trouve ça en bonne résolution sur nos bases de données, imprime l’ensemble et pose le tout devant la porte de ma pièce de travail. Frappe deux coups et ne reste pas. »
Un silence teinté de malaise s’installe. David Cohen sait qu’il ne doit pas poser de questions mais il se fait du souci pour la commissaire. Il n’en dit mot et demande :
« Quelles villes ?
— J’ai besoin de Manchester, Londres, Brighton, Lille, Bruxelles, Rotterdam, Amsterdam, Düsseldorf, Berlin, Prague, Munich, Zurich, Lyon, Paris et Bordeaux.
— Je confie la tâche à Romane, elle ira plus vite que moi. Ce sera prêt dans cinq minutes… et je te les apporterai comme tu me l’as demandé.
— Merci, David. »
Elle raccroche et, après avoir observé une nouvelle fois la carte, les yeux écarquillés par sa découverte, elle ouvre sur son bureau l’énorme dossier, à la recherche de la procédure concernant le meurtre de Lille.
Non ! Pas Lille ! se corrige-t-elle en serrant la mâchoire. C’est à Faches-Thumesnil qu’elle a été tuée.
Elle trouve ce dont elle a besoin : le rapport du docteur Marguier qui a réussi à déterminer les origines de la victime, une jeune Syrienne des environs d’Alep. N’essayant même pas de lire les noms à rallonge des résidus toxiques retrouvés sur l’épiderme de la victime, elle parcourt le document d’un œil neuf.
Marguier a pu déterminer qu’elle venait d’Alep grâce à, ou plutôt à cause de Sheikh Najjar, un énorme site industriel situé à quinze kilomètres au sud-ouest de la ville. Les six substances classées comme rares, prélevées sur son visage et son cou – les seules parties à avoir été préservées du bain corrosif du Serpent –ont été confrontées aux bases de données de l’OMS, ce qui a permis de déterminer que le seul endroit au monde à regrouper ce type précis de pollution atmosphérique était Sheikh Najjar.
Mais la peau se renouvelle en permanence. Comment ai-je pu manquer ça ? se maudit-elle. Renouvellement cellulaire. On perd des couches d’épiderme et les pores de la peau se débarrassent assez rapidement de tout ce qui les encombre. Une simple douche en aurait éliminé une bonne partie. La preuve, le reste de son corps en a été entièrement débarrassé par le contenu de la baignoire.
Elle passe ensuite au second meurtre parisien.
Pas Paris, se corrige-t-elle, Bagneux !
À la fin de son rapport, le docteur Toumel, dans un bref paragraphe rédigé avec zèle, est parvenu à confirmer que la victime était arménienne grâce à un prélèvement rénal, révélant des microtraces de polluants liés à la production d’aluminium et au secteur industriel de la pétrochimie.
Aussitôt après avoir lu ces mots, Cécile est en ligne avec le légiste.
« Est-ce que ce genre de produit subsiste longtemps dans les reins ? demande-t-elle. Je veux dire, par rapport à la quantité retrouvée.
— Oui, répond le médecin. Tant que la personne consomme de l’eau du robinet, ne serait-ce que deux ou trois fois par semaine, les traces demeurent. L’organe les élimine au fur et à mesure, mais les nouveaux apports de produits toxiques renouvellent le…
— Mais en imaginant que la personne cesse de boire cette eau, coupe-t-elle. Qu’elle se mette à ne plus boire que de l’eau minérale en bouteille, ou alors qu’elle déménage… Combien de temps les produits resteraient-ils détectables ?
— Environ quatre à cinq jours… Une semaine au maximum.
— Merci, docteur ! dit-elle avant de raccrocher. Votre aide m’est vraiment précieuse. Comme toujours. »
Elle se renverse sur sa chaise, laisse ses bras pendre le long de son corps. Un rire nerveux la secoue un moment, puis quelques sanglots brefs prennent le relais. Ses conclusions confirment ce qu’elle n’ose pas encore formuler, ne serait-ce qu’en pensée.
Deux coups brefs sont frappés à la porte, suivis d’un bruit de pas qui s’éloignent. Cécile attend quelques secondes avant d’ouvrir puis se saisit du paquet de documents posé par terre. Comme il ne reste plus un centimètre carré de libre sur les murs, elle les fixe au sol, punaises enfoncées dans le linoléum. Avec un feutre, elle entoure les lieux exacts des scènes de crime et recherche sur chaque carte un repère bien précis, qu’elle trouve à chaque fois. Pour certaines villes, comme Prague, Amsterdam, Rotterdam ou Munich, les points sont situés au centre des grandes villes. Sur d’autres documents, en revanche, l’évidence lui saute aux yeux.
Le meurtre de Bruxelles a été en réalité commis à Zaventem. Celui de Berlin à Reinickendorf. Celui de Lille, à Faches-Thumesnil. Celui de Lyon, à Pusignan. Bagneux et Roissy pour la région parisienne.
La peau de la jeune Syrienne aurait été débarrassée des substances toxiques en quelques jours, les reins de l’Arménienne en moins d’une semaine, grogne-t-elle intérieurement. Comment ça a pu m’échapper ? Et ça ! La géographie des crimes.
L’alignement des cartes lui jette au visage la logique qui aurait dû s’imposer à elle depuis longtemps.
Pusignan est localisé juste à côté de l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry ; Faches-Thumesnil est à deux pas de l’aéroport de Lille-Lesquin. Zaventem est l’une des communes flamandes sur lesquelles s’étend l’aéroport de Bruxelles-National. Reinickenilorf héberge l’aéroport de Berlin-Tegel. Bagneux est une petite ville pas si loin d’Orly. Et Roissy… sans commentaire.
Sur chaque feuille de format A3, la proximité entre les lieux des crimes et les aéroports est manifeste.
Elles arrivaient toutes de leur pays, conclut Cécile. Elles descendaient à peine de l’avion. Elles avaient rendez-vous avec le Serpent et venaient de leur plein gré.
Penchée sur la carte de Bordeaux et ses environs, Cécile entoure au feutre la commune de Mérignac d’un large cercle et inscrit le symbole indiquant la position d’un aéroport, un petit avion noir.
C’est là qu’aura lieu la chasse.
Sans attendre, elle envoie une requête par courriel à Interpol, à l’intention de l’agent Lopez. Elle veut tout savoir sur Tahar Saridah, dit le Yéménite.
Iblis.
Le Serpent.