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Vendredi 19 février 2010, 19 h 45, Paris 1er

Le docteur Tournel a toujours le sourire, c’est l’une des principales caractéristiques de son étrange personnalité. Même en plein ouvrage, les deux mains plongées dans l’horreur, il garde sur le visage cette mimique de bonheur, cette expression réjouie et satisfaite sur les lèvres et dans le regard.

Pourtant, le pauvre homme n’a vraiment pas de quoi. Son apparence disgracieuse semble être une énorme farce, un déguisement d’un goût douteux. Nez en patate, dents en avant qui débordent de la lèvre supérieure comme les quenottes d’un lapin, lunettes aux verres en cul-de-bouteille, oreilles décollées. La nature peut parfois se montrer cruelle.

Malgré ça, aujourd’hui comme tous les autres jours, il affiche une bonne humeur inébranlable. Après avoir parcouru en diagonale la fiche de levée du corps, il la pose sur son bureau et se dirige vers la victime en dispensant à Cécile ses premières conclusions.

« On peut noter une vaste plaie d’égorgement, particulièrement nette, propre, qui est sans aucun doute possible la cause de la mort. »

Tout l’en l’écoutant attentivement, la commissaire détaille la dépouille allongée sur la table en inox d’une propreté irréprochable, à l’image du reste de la salle, vaste espace immaculé, aux normes sanitaires d’un bloc opératoire. Elle constate que l’incision thoracique a déjà été effectuée et refermée, ainsi que la pesée des organes, dont ceux laissés par l’assassin dans la partie abdominale toujours largement ouverte.

Le trou béant aspire la jeune femme tel un gouffre. Son regard s’y perd un peu trop longtemps, un peu trop profondément. Elle s’en extrait non sans effort et revient sur la faille rougeâtre qui traverse le cou fin.

« Au moins, la pauvre fille n’aura pas été éventrée de son vivant, soupire-t-elle. C’est déjà ça…

— Oui, la mort aura été plus rapide. La plaie à la gorge est franche. Cette blessure ne lui a laissé aucune chance. Comme vous pouvez le constater, elle commence sous l’oreille gauche et s’étire dans une courbe régulière jusque sous la droite. L’analyse de la zone me permet d’affirmer que le tueur est droitier et qu’il l’a égorgée par-derrière, en l’attrapant par les cheveux de la main gauche. Il en manque d’ailleurs une bonne poignée au niveau de la nuque.

— Un geste sûr, en somme, conclut Cécile. J’imagine qu’il s’agit d’un acte parfaitement maîtrisé ?

— Je confirme. La coupure est régulière en profondeur et va chercher très profond : les artères carotides et les veines jugulaires ont été tranchées de façon nette. La mort a été relativement rapide, même si, malheureusement, la pauvre jeune femme a eu le temps de se sentir partir.

— Quelle merde ! » laisse-t-elle échapper.

Ignorant le juron, le légiste poursuit ses explications.

« Le corps de la victime a ensuite été méticuleusement vidé de tout son sang.

— Vous voulez dire volontairement ?

— Oui, je peux l’affirmer. Sans cela, il resterait du sang dans les jambes et les parties basses du corps, dans les doigts aussi. Lors d’une mort par hémorragie massive, le cœur cesse de battre au bout d’un moment, et tout le sang ne peut pas être évacué du système vasculaire, faute de pression sanguine. Mais ici, même les extrémités sont exsangues. »

Il indique les orteils et reprend sur le même ton monocorde, sans que son sourire s’efface :

« Je pense que le tueur lui a surélevé la partie basse du corps pour accélérer l’évacuation sanguine. La quasi-totalité du fluide vital a ensuite été évacuée par le siphon de la baignoire. Il n’y avait que très peu de sang dans l’eau du bain qui en était à peine colorée.

— Mais alors, à quoi est due la couleur bizarre du liquide dans lequel elle baignait ? J’ai noté ça sur les photos…

— De l’eau de Javel ! Au moins trois litres versés dans la baignoire avant qu’on la remplisse d’eau. Il y a aussi des traces de chlore, sans doute des pastilles effervescentes. C’est d’ailleurs ce mélange des produits et du peu de sang qui a donné au bain cette coloration orangée, avec des reflets verdâtres. Mais, avant ça, il a vraisemblablement vidé et rincé le corps avec soin. » Il se gratte la tête, comme embarrassé, avant de reprendre : « Il va sans dire qu’à cause de la faible quantité de sang et de ce puissant détergent, toute analyse toxicologique classique va être impossible. Idem pour les éventuelles traces d’ADN.

— Il y a d’autres solutions ?

— Oui… J’ai envoyé quelques cheveux, arrachés à la racine, qui pourront nous révéler l’éventuelle absorption de toxiques. Mais l’analyse par échantillon de cheveux permet surtout de suivre plusieurs semaines, voire plusieurs mois de consommation ou d’exposition du sujet à certaines substances. Malheureusement, s’il est possible de remonter très loin en arrière, on ne peut pas y trouver de résultats récents.

— C’est-à-dire ?

— Jusqu’à l’avant-veille. La veille avec un peu de chance, mais pas après.

— Par analyse segmentaire ? tente Cécile. C’est bien ça ?

— C’est ça ! Le découpage d’une mèche en segments permet, entre autres choses, d’établir la consommation de stupéfiants, de substances médicamenteuses ou toxiques, et de suivre leur évolution. Mais c’est plutôt utilisé dans les procédures liées aux affaires de drogue, pour déterminer si la consommation d’un suspect, ou d’une victime d’overdose, a été constante, en augmentation ou en diminution. Mais bon, il existe encore quelques astuces de laborantins qui peuvent nous être utiles. Résultats d’ici quelques jours.

— Mais pourquoi tenez-vous tant à ces analyses toxicologiques, docteur ?

— Parce qu’elle ne s’est pas défendue, répond Toumel. Elle a manifestement été égorgée sans opposer de résistance. »

Cécile fixe le légiste en fronçant les sourcils, en attente de nouvelles explications, mais ce dernier agite la main devant lui.

« J’y viendrai plus tard, si vous voulez bien… »

Cécile acquiesce en silence et ses yeux reviennent se poser malgré elle sur le trou béant qui s’étire du plexus au pubis de la victime. Voyant la jeune femme se pencher sur cette partie de l’anatomie du sujet, le médecin commente :

« Cette éviscération a été faite post mortem, comme je vous l’ai déjà indiqué. Avec une adresse assez notable, le tueur a découpé les tissus externes puis le péritoine, qu’il a écarté pour procéder au retrait de l’appareil génital et de la masse intestinale complète. Pour ce faire, il a utilisé un écarteur chirurgical, les marques sur les tissus le confirment. » Il indique des écrasements symétriques du bout de son index ganté puis remonte vers le thorax. « Une fois sa zone de travail dégagée, il a coupé juste sous l’estomac, pour la partie supérieure du système digestif, et au plus profond du bassin pour la partie inférieure. On sent qu’il est allé chercher aussi loin que sa main et sa lame le lui permettaient. La profondeur et l’angle de coupe m’ont tout de même donné de précieuses indications sur le type de lame utilisé.

— C’est-à-dire ?

— Sur cela aussi nous reviendrons ultérieurement, si vous voulez bien.

— C’est vous le chef, docteur ! »

Sourire de l’homme qui ressemble davantage à un rictus. Il rougit un peu et reprend en indiquant un point très bas :

« Si le tueur avait eu une formation médicale, et si le but avait été la dissection, il aurait effectué un découpage rectal circulaire pour détacher la base du côlon. Mais je pense qu’il n’avait pas le matériel adéquat… et que ses motivations étaient tout autres.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Passez des gants, nous allons retourner le corps, si vous voulez bien. »

Cécile s’exécute et s’étonne du peu d’efforts nécessaire. Tournel lui explique que cet allégement de la dépouille est dû à l’absence de la masse intestinale et des organes internes de l’abdomen. Il saisit ensuite une lampe et un écarteur, qu’il insère entre les fesses couvertes de marques de compression violacées, à l’instar des omoplates, des cuisses, des mollets et des talons. Le corps est resté longtemps sur le dos, dans la baignoire et ici, tous les points d’appui sont donc fortement endommagés. D’un geste habile, le légiste dégage l’accès visuel à l’anus et l’éclaire : il est déchiré.

« Elle a subi des violences anales, elles aussi post mortem. Je pense à l’introduction d’une main gantée car j’ai retrouvé des particules de latex et un mélange compact de talc et de lubrifiant autour de la zone.

— Mon Dieu ! laisse échapper Cécile. Vous voulez dire que…

— Oui. Il lui a vraisemblablement introduit le poing dans l’anus. Il portait une paire de gants médicaux légèrement poudrés qu’il a enduits d’un corps gras encore à définir.

— Avant ou après le retrait de l’intestin ?

— Après. C’est sur les bords tranchés de l’intestin que j’ai pu faire ces prélèvements. Des analyses sont en cours. »

Désireuse de changer de sujet, elle lui demande s’il a pu savoir quand la victime a été tuée. Le médecin soupire, laissant entendre que ce point lui a posé problème.

« Pour déterminer l’heure de la mort, commence-t-il, j’ai procédé sur place à une prise de la température hépatique, mais dans l’état du corps, avec l’éventration, j’ai craint que la donne ne soit faussée. L’organe était à nu, sous l’eau froide, sa température a donc chuté plus vite.

— Mais il y a d’autres solutions, non ?

— Bien entendu ! J’ai donc également effectué un relevé au niveau de tympan en introduisant une sonde dans le conduit auditif. De cette manière, j’ai pu déterminer aussi précisément que possible la température du cerveau, bien à l’abri dans la boîte crânienne. Mais, encore une fois, les circonstances pouvaient laisser une marge d’incertitude, du fait que le corps a été entièrement vidé de son sang. J’ai donc pratiqué un dosage du potassium.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, la teneur en potassium est stable du vivant du sujet, mais elle décroît régulièrement à partir du décès. J’ai donc procédé à un prélèvement de l’humeur du globe oculaire directement sur la scène de crime. »

Portée par sa curiosité naturelle, Cécile ne peut s’empêcher de lui demander des détails techniques.

« On enfonce un trocart dans le coin externe de l’œil, lui explique-t-il, jusqu’à en voir le bout derrière la pupille. On aspire ensuite lentement le liquide, qui est visqueux et transparent.

— Mais l’œil aurait dû s’affaisser, fait remarquer la jeune femme en voyant les deux globes intacts. Comment se fait-il qu’on ne voie rien ?

— Une fois la manipulation effectuée, on injecte du sérum physiologique pour rendre son volume à l’œil.

— Impressionnant ! Et ça vous a permis de confirmer l’heure de la mort ?

— Avec exactitude, oui. Sans aucun doute possible, le sujet est décédé dans la nuit de mercredi à jeudi, un peu avant 2 h 30. La température cérébrale et le taux de potassium le confirment. En revanche, le relevé hépatique était, comme je le craignais, totalement faussé par l’immersion franche de l’organe.

— Et pour le type de lame utilisé ?

— Les berges de l’entaille ne présentent aucun feston, pas d’irrégularités significatives de l’utilisation d’une lame dentée. C’est une lame au fil droit et particulièrement fin qui a été utilisée. »

Il regarde Cécile droit dans les yeux, gonfle le torse avec une fierté non dissimulée, puis termine son explication :

« L’angle d’attaque de cette coupure, en biseau discontinu, à un endroit peu accessible, ainsi que l’absence de dégâts indirects autour des zones visées indique une lame mobile à un seul tranchant. Notre meurtrier a donc utilisé un rasoir-couteau, autrement dit un rasoir de barbier.

— Un vulgaire coupe-chou !

— Exactement. Et, une chance pour nous, le fil a dû être affûté au cuir peu auparavant, ce qui m’a permis de retrouver de minuscules particules provenant de l’acier de la lame.

— Sans doute quelqu’un de maniaque. Un individu qui prend plaisir à soigner son matériel.

— C’est possible… Mais ça, c’est à vous de le définir. En tout cas, s’il n’avait pas entretenu son rasoir récemment, je n’aurais rien eu à prélever car les tissus tranchés, au niveau aussi bien interne qu’externe, sont des tissus mous, donc peu susceptibles de retenir des fragments, contrairement aux os ou aux cartilages durs.

— Et en ce qui concerne la passivité de la victime ? Vous pouvez m’en dire plus ? »

Le médecin fronce les sourcils et son regard se perd dans ses pensées. Il semble hésiter l’espace de quelques secondes.

« Elle ne porte aucune blessure défensive, finit-il par dire. Ni sur les mains, ni sur les avant-bras. »

Toujours munie de ses gants, Cécile manipule le corps et constate qu’il n’y a en effet aucune coupure, aussi fine soit-elle, sur ces zones. Pas d’hématomes non plus.

« Ça et la netteté de la plaie à la gorge…, poursuit-il. Je ne sais pas, mais…

— Vous pensez qu’elle était inconsciente, ou alors droguée, au moment où il lui a ouvert la gorge ? C’est pour ça que vous insistiez sur la toxicologie ? »

Il acquiesce et inspire longuement. Pour la première fois, son sourire s’efface.

« Le problème, c’est que l’absence de sang exploitable va limiter les possibilités de recherches à ce niveau. Et, comme je vous l’ai dit, avec l’analyse des segments de cheveux, on ne peut rien voir du moment précédant la mort. » Il soupire encore et répète : « L’avant-veille… la veille au mieux, mais pas le jour même.

— Vous n’avez pas à vous en faire, docteur, vos conclusions sont déjà d’une rare pertinence, comme toujours ! le félicite-t-elle. Vous venez de faire un travail remarquable. »

Retour immédiat de la grimace-sourire et du rouge aux joues. Il baisse les yeux, intimidé, alors que Cécile demande :

« Pourriez-vous m’envoyer les résultats des prélèvements dès que possible ?

— Oh oui, bien sûr. Je vous les ferai parvenir par courrier personnellement, dès que je les aurai.

— Merci, docteur, et bonne nuit. Encore désolée d’avoir monopolisé votre temps à une heure aussi tardive.

— Ce n’est rien ! assure-t-il. Je suis encore là pour un moment, de toute manière. J’ai du travail avec les neuf victimes de l’attentat de la rue des Rosiers. J’hérite de trois d’entre elles…

— J’ai entendu parler de ça à la radio, dans ma voiture. Ça ne va pas être une partie de plaisir.

— C’est sûr. Mais c’est le travail !

— L’attentat a été revendiqué ?

— Je ne sais pas, dit-il en haussant les épaules. Avec les nouvelles directives ministérielles, on ne le saura peut-être jamais. Nos dirigeants exigent de ne pas faire de publicité aux terroristes… et tout particulièrement aux islamistes. Donc pas de publication ni de diffusion des revendications. On m’a même déjà demandé d’arranger certains de mes rapports.

— Je ne pensais pas que c’était à ce point-là, avoue Cécile. La population a le droit de savoir, tout de même. La liberté de la presse ? Le droit à l’information ? Ce n’est pas normal de cacher des choses pareilles !

— Oui, c’est ce que je pense aussi. Mais le ministère de l’Intérieur n’est pas de cet avis. Il éclipse la vérité pour éviter les psychoses de masse. Mais moi, je suis aux premières loges, je travaille sur ces corps, et les causes de la mort officielles diffèrent souvent du tout au tout de la réalité. »

Haussant les épaules à son tour, la commissaire retire ses gants, va se laver soigneusement les mains et salue le médecin, en le gratifiant au passage de félicitations et de remerciements supplémentaires.

Le festin du serpent
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