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Lundi 29 mars 2010, 21 h 47, Mérignac

Dans le monospace du RAID, la tension rend l’air irrespirable.

Le dispositif en place est sûr, prévu pour s’adapter à toutes les situations possibles. C’est du moins ce que Cécile espère.

Dans l’appartement d’un jeune couple, au troisième étage d’un immeuble, le tireur d’élite numéro 1, le lieutenant Yann Lebœuf, est en place. Grâce à la visée nocturne thermique de la lunette montée sur son fusil de précision PGM Ultima Ratio, il peut voir ce qui se passe derrière les volets clos et la lucarne de la salle de bain de la chambre 204. Bien entendu, il ne distingue que des formes humanoïdes vertes, révélées par la chaleur corporelle. Il commente à ses supérieurs ce qu’il perçoit, chaque aller-retour aux toilettes, le moindre mouvement de Saridah. Régulièrement, l’homme se lève de ce qui doit être le lit pour aller faire le tour des six silhouettes alignées au centre de la pièce.

Pour l’instant, tout se déroule normalement. Pas de violence, aucun mouvement suspect : une récupération classique de drogue passée in corpore, une entreprise relativement longue, surtout avec six mules.

Cécile ne peut s’empêcher de songer au calvaire de ces jeunes femmes qui ont dû jeûner pendant plusieurs jours, ingérer les petits sacs de drogue, voyager sans boire une goutte d’eau, avec la crainte permanente que l’un des emballages se perce en cours de route. Sans compter les fréquents incidents de parcours, quand une envie pressante les prend dans l’avion et qu’elles doivent récupérer les paquets dans leurs mains, les rincer et les avaler à nouveau. Le stress du passage aux postes de contrôle, conscientes du risque d’écoper d’une lourde peine de prison si on les contraint à passer une radiographie pour vérifier le contenu de leur appareil digestif. Leur peur des commanditaires qu’elles ne livreront plus alors, au risque de voir leur famille au pays massacrée par les seigneurs du pavot. Enfin, l’humiliation de l’évacuation des sachets par voie rectale, bien souvent sous les yeux du destinataire de la marchandise.

Un procédé inhumain, qui prouve une fois de plus, si toutefois c’est encore nécessaire, que la guerre contre les narcotrafiquants est perdue d’avance.

« T1 à dispo : la troisième fille est sortie des toilettes. »

La voix du sniper tire la commissaire de ses réflexions.

« Elle se dirige vers l’autre bout de la pièce, poursuit le lieutenant. Mouvements complexes… À mon avis, elle est en train de se rhabiller.

— Bien ! lâche Cécile. On va voir si elle est autorisée à quitter les lieux ou si elle est contrainte de rester. À tout le monde : préparez-vous à une sortie possible. Si c’est le cas, récupérez la fille assez loin pour que Bakary ne remarque rien et amenez-la ici. J’ai besoin de toutes les informations qu’elle pourra nous donner. »

L’attente du compte rendu du sniper est interminable, Cécile se ronge les ongles jusqu’au sang.

« Elle s’est assise au fond, près de la porte, finit-il par annoncer. Elle ne sortira pas.

— Merde ! » laisse échapper Sanchez. Elle soupire, prend quelques secondes de réflexion et donne l’ordre tant redouté : « On se prépare au plan B, les enfants ! »

Maudissant le sort et la prudence paranoïaque de Saridah, elle récapitule mentalement les étapes de cette deuxième stratégie.

Depuis l’accueil, Paul Baptista doit avoir débuté l’évacuation totale de l’hôtel par les issues de secours, en demandant aux clients de laisser les lumières allumées et de ne pas prendre leurs affaires. Le rythme devra être soutenu, à raison d’une chambre toutes les dix minutes, pas plus, afin que le Serpent ne soit pas alerté par des bruits de déplacements. Derrière les haies qui délimitent le parking, les hommes du SRPJ vont récupérer les clients et les mettre en sûreté. De cette façon, depuis sa position face à l’entrée principale, Ousmane Bakary non plus ne remarquera pas la désertion massive de l’établissement.

Quand le moment sera venu, le top sera donné à une intervention particulièrement risquée, pour les policiers comme pour les jeunes Iraniennes.

*

Au même instant, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Shirel Menahem vient d’achever son compte à rebours.

Elle relève son sabot en appui sur le palet, le repousse légèrement sur le côté pour qu’il soit face à l’enfilade qui mène à la chambre et donne un coup de pied sec dedans. Le linoléum, passé à la cireuse, constitue un terrain parfait pour qu’il glisse jusqu’à heurter la paroi contre laquelle les deux hommes sont assis, avec un bruit aussi ténu que celui d’une balle rebondissant.

Dans un sifflement, une série de flashs surpuissants s’enchaînent, aveuglant les policiers qui en restent muets de stupeur.

Protégée des éclairs lumineux par ses lunettes spécialement conçues à cet effet, Shirel se met alors à courir vers eux. Il lui faut moins de dix secondes pour entrer en contact avec le plus jeune, qui a lâché son magazine et tente vainement de se protéger les yeux de ses avant-bras. De la paume de la main, elle le frappe au niveau du plexus solaire, juste au-dessus de l’estomac ; le coup sec et rapide le paralyse instantanément et lui coupe le souffle alors qu’il s’apprêtait à crier. Il s’effondre, plié en deux, et n’a pas le temps de toucher le sol que le genou droit de l’agent le cueille sous le menton.

Paralysie respiratoire suffisamment longue pour provoquer l’inconscience sans mettre ses jours en danger. Fracture de la mâchoire avec, au passage, quelques dents cassées. Reprise de connaissance dans une demi-heure environ. Hors service pour au moins trois semaines.

Shirel pivote alors et s’occupe du deuxième homme. Elle le frappe du tranchant de la main entre la nuque et la clavicule. L’angle du coup est précis, l’onde de choc se répercute sur tout le côté gauche, provoquant une détresse cardiaque et un choc cervical qui déconnecte le cerveau du reste du corps. La masse flasque et inerte s’écroule comme au ralenti, effet accentué par la rafale lumineuse stroboscopique. Son visage se fige dans une grimace ridicule.

Clavicule fracturée en deux points. Trauma vertébral sévère duquel il finira par guérir après une longue période d’immobilisation. Une heure d’inconscience et un mois de convalescence au minimum. Mais il vivra.

Les effets du flashpack au phosphore s’arrêtent lentement. Shirel peut retirer ses lunettes et pénétrer dans la chambre où Sameya Shatrit est allongée sur un lit médicalisé. Les yeux rivés sur l’entrée et la sonnette d’appel d’urgence en main, celle-ci a déjà le pouce posé sur le poussoir.

« Tu sais combien de temps il faudra à l’une de ces feignasses d’infirmières pour arriver jusqu’ici depuis leur salle de pause ? demande froidement l’Israélienne. Beaucoup trop longtemps.

— Détrompe-toi ! crache l’Iranienne. La responsable de l’équipe de nuit est assez réactive pour son âge, malgré son poids. Elle aura le temps de voir ta gueule, pourriture sioniste ! »

Avec un sourire mauvais, Shirel soulève sa blouse, tire de son pantalon le Beretta PXA Storm rallongé par le silencieux, avant de le braquer sur la terroriste.

« Alors, comme ça, le Mossad m’envoie un de ses clébards ! lance Sameya avec mépris. Après avoir tué l’Imam, tu viens finir le boulot, c’est ça ?

— C’est l’idée, oui…

— Tu te rends compte que tu n’es qu’un instrument, pauvre conne ! Alors que nous, au sein du groupe, avons vécu libres, fidèles à nos idéaux ! Tu peux me tuer mais tu resteras une esclave jusqu’à la fin de ta vie. Moi, je vais mourir en martyre ! Tout le monde se souviendra de ça et je servirai d’exemple à toute une génération de gosses prêts à me remplacer. »

Après un petit rire nerveux, l’agent fixe sa proie dans les yeux et prend la parole d’une voix monocorde.

« Il y a un proverbe chez nous qui illustre assez bien la situation : “ Il vaut mieux être la queue du lion que la tête du renard. ” Je suis peut-être un outil d’Israël, mais je suis du bon côté du flingue. Et à présent, crève ! »

Sur ce, elle écrase trois fois la queue de détente. Trois balles subsoniques de calibre 9 mm Parabellum viennent se planter dans la couverture épaisse, et le corps de l’Iranienne tressaute sous les impacts rassemblés au niveau du cœur. Le tissu rougit lentement et une bouillie de sang épais remonte le long de l’œsophage de Sameya Shatrit, qui meurt lentement en s’agrippant au matelas.

L’enfer ouvre tranquillement ses portes pour elle, pense Shirel en sortant de la chambre à reculons.

Dans le couloir, les deux policiers, toujours inconscients, respirent encore, ce qui rassure la jeune femme : les dégâts collatéraux ne sont pas bien vus au sein du Mossad.

Elle se dirige vers la sortie quand, à la première bifurcation, elle tombe nez à nez avec la responsable croisée en arrivant. La grosse infirmière la fixe avec stupeur, puis aperçoit au loin les deux hommes en uniforme couchés au sol et tente de voir ce qu’il y a dans cette main que la jeune femme dissimule dans son dos.

Et merde ! se dit Shirel. Ça fait deux fois qu’elle me voit… Les chances qu’elle puisse aider la police à dresser un portrait-robot exploitable sont énormes.

« Qu’est-ce qui s’est passé ici ? »

Quand le canon encore chaud du Beretta vient planter sa gueule devant son visage, « Irène Noël – Cadre de santé », comme son badge l’indique, trouve soudain de quoi stabiliser son regard.

« Désolée, madame, lâche l’agent Menahem dans un soupir las. Ce n’est pas contre vous, je vous jure… Mais je n’ai vraiment pas le choix. »

Tirée à bout portant, la balle lui traverse la tête et l’infirmière, après un sursaut, retombe avec un bruit flasque. Une gerbe de sang et de cervelle s’étend sur plus de trois mètres dans le prolongement du couloir.

Shirel l’enjambe, se dirige vers la sortie sans accélérer le mouvement. Ses pulsations cardiaques n’ont pas dépassé les 90 battements par minute depuis qu’elle a pénétré dans l’établissement.

Une fois dehors, elle s’évanouit dans les rues brumeuses de Paris.

Le festin du serpent
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