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Samedi 20 février 2010, 7 h 35, Levallois-Perret

C’est à la première heure que le commissaire Barthélémy est arrivé à son bureau. Il y est seul, comme de coutume. Non que ses subordonnés soient en retard – le service débute à 8 h 30 –, mais c’est une habitude qu’il a prise, surtout depuis la mort de son épouse.

D’ordinaire, le samedi est un jour où le personnel est réduit, mais vu les événements de la veille, tout le monde a été avisé de la nécessité d’être présent. Tous seront là dans un peu moins d’une heure pour le briefing qui s’impose.

Barthélémy sait que son supérieur direct, le commissaire divisionnaire Antoine Regnault, chef de la SDAT depuis cinq ans, est un homme matinal, lui aussi. Il ne devrait pas tarder à arriver. Ange-Marie comptait aller le voir la veille au soir, mais son détour par les locaux de Libération, dont il vient d’acheter un exemplaire au kiosque, l’en a empêché.

En attendant la venue du boss, il feuillette le quotidien, confortablement installé à son bureau, un gobelet de café Starbucks encore chaud posé à côté lui. La fusillade de la rue des Rosiers fait bien entendu la première page. Titre choc : Massacre au cœur du Marais. Il cherche la page concernée et se plonge dans la lecture.

Un restaurant juif du Marais a été le théâtre d’une terrible tragédie, hier, vendredi 19 février, qui a mobilisé les hommes de la 3e DPJ et la police scientifique.

Autour de 14 heures, deux individus équipés d’armes de guerre ont fait irruption dans l’établissement et ont ouvert le feu sur une table occupée par huit individus. Il semblerait que leurs tirs aient été ciblés, tuant ces clients alors qu’ils terminaient leur repas. Une neuvième personne, installée à proximité, a elle aussi été mortellement touchée. Deux autres ont été sérieusement blessées mais, d’après les médecins de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, leurs jours ne sont plus en danger.

Les raisons de cette action d’une rare violence sont pour l’instant indéterminées, et les services de police judiciaire concernés, dont des brigades spéciales, ont été saisis par le procureur de la République dans le cadre d’une enquête de flagrance.

Le patron du restaurant définit cette attaque comme un assaut rapide, brutal et précis, qui n’a pas duré plus de deux minutes, après quoi les tireurs se sont enfuis dans un véhicule non identifié.

Visiblement encore sous le choc plus de six heures après les événements…

Ange-Marie termine sa lecture rapidement. La suite n’est qu’une longue succession de phrases pleines d’hyperboles larmoyantes et d’emphase journalistique mais parfaitement neutre d’un point de vue informatif. Une photo de la rue barrée par les fourgons de police a été intégrée à l’article, légendée par un commentaire savamment choisi : La police a été mobilisée en masse pour une affaire qui s’annonce sérieuse.

Même si Feuerstein en a fait un peu trop, il ne peut lui être reproché d’avoir violé l’accord passé la veille. Habile au maniement du verbe, le journaliste a su jouer avec les mots. Il s’est déplacé pour interroger le patron du restaurant et récolter son témoignage à chaud, apprendre le nombre exact de personnes visées et les détails sur les dégâts collatéraux. Rien que pour cela Barthélémy pourrait aller lui dire deux mots et lui créer une vague d’emmerdes, mais il a pour l’instant des soucis autrement plus importants.

C’est lorsqu’il repose le journal que le commissaire entend le bruit familier de l’ascenseur, suivi du pas reconnaissable entre tous de Regnault. Démarche vive, rapide et lourde à la fois. Le déplacement caractéristique d’un homme puissant, décidé et décideur.

Légende de la PJ, plein de prestance et d’éloquence, le chef de la SDAT est à la hauteur de ses fonctions. Inflexible, psychologiquement inébranlable, il a grimpé les échelons de la hiérarchie policière à coups de succès arrachés à tout prix, souvent au mépris du code de la procédure. C’est une personne très humaine, à l’écoute de ses hommes, protectrice avec ceux qui ont su gagner son respect. Contrairement à pas mal de diplômés qui atterrissent directement au sommet de l’échelle, Antoine Regnault a débuté sur le terrain. Il connaît les dures réalités et les contraintes du métier. Le genre de chef pour qui tout flic rêve de travailler.

Barthélémy attend qu’il soit entré dans son bureau, lui laisse cinq bonnes minutes pour s’installer et s’y rend, muni de son carnet de notes.

Aux trois coups frappés à la porte succède une injonction d’entrer suivie de son patronyme. Qui d’autre, en effet, serait là aussi tôt, à part lui ?

Regnault est lui aussi plongé dans la lecture de Libération. Aucune mimique ne vient animer son visage, signe qu’Ange-Marie n’en a pas trop dit à Feuerstein. Lorsqu’il pose le journal à sa droite, après l’avoir soigneusement replié, le directeur du service invite le chef du groupe dévolu à la traque d’An-Naziate à s’asseoir avec un grand sourire.

« Tu as eu droit au cinéma habituel de Guilleret, toi aussi ? commence-t-il. Ce type me tape vraiment sur les nerfs !

— Il m’a convoqué, oui… Il menace de faire sauter mon informateur.

— Il n’a aucune idée de ce que c’est que de travailler au sein d’un groupe d’islamistes fanatiques aussi fermé. Je voudrais bien le voir à la place d’Hassan, juste pour rire. »

Sourire complice entre les deux hommes. Le divisionnaire se lève et prépare deux cafés.

« Tu as réussi à avoir de nouveaux éléments ? reprend-il.

— Sur la scène de crime, deux kalachnikovs, modèles II, avec quatre chargeurs rallongés à une capacité de quarante coups. Pas d’empreintes digitales. Pas un témoignage utile. Une vague description du véhicule, mais sans immatriculation. Balistique en impasse et aucune trace vraiment exploitable.

— Ouais… Du boulot propre, comme d’habitude.

— Malheureusement, chef…, soupire Ange-Marie. Fidèles à eux-mêmes…

— Et du côté de ton indic ?

— J’ai réussi à le voir hier soir. Il gagne leur confiance. On commence à lui parler. Il m’a appris qu’une troisième cellule était en cours d’installation et qu’il allait l’intégrer.

— C’est un scoop, ça !

— Oui… Et ce n’est pas tout. On lui a confié que le commandant et son bras droit étaient très satisfaits de cette opération, ce qui laisse penser que la tête du réseau travaille avec un ou deux membres de confiance. Pour les autres, les anciens, ils sont intégrés aux cellules sans qu’aucune recrue récente sache vraiment qui est qui, qui fait quoi, ni qui est là depuis longtemps. Le doute plane en permanence, ce qui fait régner un climat de méfiance à l’intérieur et assure la loyauté de chacun. C’est en tout cas ce que je pense.

— Qui lui a balancé tout ça ?

— Tarek, un membre dont nous avons le descriptif. D’après Hassan, il a participé à la tuerie de la rue des Rosiers et était excité par cette réussite. Il est devenu bavard. Il a même laissé entendre qu’il serait possible que cette nouvelle cellule, dont Hassan fera peut-être bientôt partie, soit la prochaine à agir.

— Bien ! le félicite le boss. Fais un rapport dans la journée, je le transmettrai à Guilleret, ça devait le calmer quelque temps.

— J’espère ! lâche l’Archange. Mais rien n’est moins sûr. Il est remonté. On a quand même neuf morts sur le dos et la presse va être difficile à contenir. »

Le directeur de la SDAT se frotte le menton d’un air perplexe. Il est conscient que cette tragédie risque d’avoir une résonance terrible. Ça ne fait que quelques mois qu’ An-Naziate est de retour sur le territoire français – à Lyon, l’année dernière, et à présent à Paris. Avant cela, ils ont sillonné l’Europe, et son service n’a pu qu’aider de son mieux les autorités des différents pays par lesquels ils sont passés. Collaboration constante avec Interpol, soutien logistique et documentaire, il n’y avait rien d’autre à faire.

Auparavant, leur seul passage dans l’Hexagone remonte à 2004. Ils avaient pris leurs quartiers à Lille, durant quelques mois, avant de partir en Belgique. La Hollande, ensuite, puis l’Allemagne, la Tchéquie, l’Autriche, la Suisse… Ce groupuscule est nomade, ses membres ne restent jamais plus de six mois au même endroit. Ce retour sur le territoire français, avec deux attentats réussis, a mis le ministère de l’Intérieur sur les dents.

Tous les voyants sont au rouge. La pression dégringole par la voie hiérarchique et se déverse, bien entendu, sur l’homme en charge du dossier. Même si Barthélémy ne se plaint pas et travaille sans relâche au démantèlement d’An-Naziate, ses efforts ne sont pas reconnus. Son succès dans l’infiltration de l’organisation, alors que cette dernière était en Suisse, est déjà tombé dans l’oubli. Les bons points sont négligés au profit des échecs aux yeux des huiles du ministère, du Renseignement et de la direction. Heureusement, Regnault ne fait pas partie de ceux qui poussent les foudres célestes vers les étages du bas.

« Ne t’inquiète pas, Ange-Marie ! finit-il par dire. Je suis avec toi. Ton boulot a permis des avancées considérables, et tu disposes de toute la confiance d’Interpol. Ils se souviennent que tu n’as jamais lâché le morceau, même quand ces barbares se trouvaient hors de nos frontières.

— Merci ! Ça fait du bien un peu de soutien.

— Cette fois, on va les coincer. J’ai confiance. Ils sont de retour sur notre territoire. On a les cartes en main. »

Barthélémy boit son café brûlant d’un trait, plonge son regard bleu glacier dans celui de son supérieur tout en se penchant vers lui.

« Je vais me les faire ! promet-il. Ils ne quitteront le pays que les menottes aux poignets. J’ai convoqué tout le groupe et prévu un briefing dès leur arrivée. Je vais tout organiser pour optimiser les investigations et préparer les gars à tous les scénarios possibles.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, que ce soit la nouvelle cellule qui agisse la prochaine fois, incluant Hassan, ou que l’une des deux autres s’y colle, on devra être capables de réagir. On sait qu’ils ont tendance à rester plus longtemps dans les grandes villes, ce qui me laisse le temps d’utiliser la position de mon informateur pour en apprendre le plus possible.

— De quelle manière ?

— Si je peux avoir la localisation de la planque à laquelle il va être intégré, une surveillance pourra être mise en place, des dispositifs de télésurveillance aussi, micros et caméras. On va bien finir par découvrir comment ils communiquent. Autant dire que mes hommes vont être plus souvent sur le terrain que chez eux. Et ça pendant un bon bout de temps. »

Face à la détermination de son meilleur élément, le commissaire divisionnaire se sent regonflé. Il sourit et l’encourage sans réserve.

« Tu peux compter sur moi pour te soutenir, assure-t-il. Je te donnerai tous les moyens, en matériel et en logistique. S’il te faut du personnel en renfort, une assistance technique ou l’appui d’un autre service, dis-le !

— Merci.

— Et surtout, ne te laisse pas bouffer par Guilleret. S’il te convoque à nouveau, dis-lui simplement qu’il doit s’adresser à moi. Considère ça comme un ordre. »

Remotivé par cette bonne entente, Ange-Marie se sent prêt à partir en campagne. Malgré la mauvaise réputation qu’il traîne derrière lui en raison de ses méthodes, Regnault est un chef comme il en subsiste peu. Solidaire avec ses hommes, toujours prêt à les appuyer, à les couvrir, les préserver de la pression des hautes sphères. Il sait comment ça se passe. Il a connu les interminables planques nocturnes, les filatures difficiles, le manque d’effectifs, le sifflement des balles et le souffle des explosions. Surtout, il ne les a pas oubliés et fait tout pour rester sur le pont. Lorsqu’une opération est planifiée, il est systématiquement de la partie. Il prend activement part à la mise en place, anticipe et comprend les problèmes. Face aux besoins des groupes opérationnels, il n’hésite pas à aller se frotter à la hiérarchie pour arracher les moyens nécessaires. Il redevient un simple flic pendant ces réunions qui précèdent l’action. Il n’est d’ailleurs pas le dernier à passer un brassard, à enfiler un gilet en kevlar et à se jeter dans la mêlée. C’est régulièrement qu’il accompagne ses troupes au front quand la situation est sensible.

En quittant le bureau, l’Archange se sent prêt à déplacer des montagnes. Un coup d’œil à sa montre lui indique que ses gars seront là dans moins d’une demi-heure, le temps pour lui de préparer la réunion qui s’impose.

Regnault vient de le gonfler à bloc. À lui maintenant de transmettre le feu sacré à son groupe.

Le festin du serpent
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