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Dimanche 21 mars 2010, 1 h 41, Montfermeil
Une fois encore, l’opération de filature a été un franc succès. Elle a mené Laura et Sébastien à la planque d’une autre cellule d’An-Naziate, en plein cœur de la cité du Chêne-Pointu, à Clichy-sous-Bois.
« Il s’agit d’un appartement au troisième étage d’un immeuble, explique à son retour la jeune femme à son chef. Un peu le même genre qu’ici. Abdel est monté dans les autres cages d’escalier pour chercher un point de vue exploitable.
— J’ai eu le temps de tirer le portrait de tout le monde avant qu’ils ne ferment les volets, annonce fièrement l’intéressé. On a eu leurs gueules ! En revanche, pas moyen de placer une surveillance. Les logements sont tous occupés. »
Très satisfait, Ange-Marie gratifie le lieutenant Hamal d’une tape sur l’épaule et félicite son équipe.
« Vous avez assuré ! Je vais pouvoir envoyer les clichés à la DCRI et à Interpol. On aura des infos sur eux dans peu de temps. En ce qui concerne la surveillance, on va voir avec le SIAT pour poser une caméra en face de leur trou. On trouvera bien une solution. Et n’oublions pas que, sur ce coup, c’est la cellule d’Hassan qui va agir. On est donc à la bonne place. Aux premières loges, même ! »
Tout le monde acquiesce de concert.
« Ça y est, ils ouvrent le sac ! » intervient Vedat, qui est collé aux jumelles.
Ils se placent aux fenêtres, sauf Laura qui attrape le cahier de consignes. Mougin prend l’appareil photo et commence à décrire les événements.
« Grand sac de sport bleu marine… C’est Tarek qui l’ouvre. Cliché ! Il sort deux fusils d’assaut. Ça a la gueule d’un AK, mais c’est tout en acier et plastique noir.
— Nikonov AN-94 Abakan, précise Ange-Marie. C’est le remplaçant de la série kalachnikov. Calibre 5,45 avec un système de fragmentation à l’impact. Absolument interdit par les conventions internationales, mais les Russes ont l’habitude de se torcher avec.
— Et ça marche bien ? interroge Hamal.
— Plutôt, oui… Avec ça, les Spetsnaz ont fait de la viande hachée en Tchétchénie. C’est du lourd !
— Ils sortent trois armes de poing, reprend Mougin, des Tokarev, et pas mal de boîtes de munitions, de chargeurs supplémentaires. Cliché ! Il y a encore quelque chose. Ils… »
Face à ce qu’ils voient, les policiers ont le souffle coupé. Instantanément, Abdelatif Hamal va se placer devant l’ordinateur, monte le volume sonore et se prépare à traduire les commentaires en arabe de Tarek et ses hommes.
*
« C’est à base de Semtex, explique Tarek à Hassan. L’Imam a bricolé ça avec soin. On vient d’aller la récupérer dans une de nos planques. »
L’informateur de la SDAT observe l’engin de mort devant lui, sur la table. Une base en plastique carrée dans laquelle seize tubes en acier de quatre centimètres de diamètre sont implantés à la verticale. Un dispositif électronique a été installé sur un côté, sans doute le système de mise à feu et de commande à distance.
« Notre gars nous a expliqué les dégâts que ça peut faire, expose Slimane avec un sourire mauvais. Une onde de choc de trois cents tonnes, un souffle d’explosion de huit cents mètres par seconde. Les fragments métalliques des tuyaux vont être projetés avec plus de puissance qu’une rafale de mitrailleuse lourde à bout portant. Paris va trembler comme jamais ! »
Avec précaution, Tarek retourne la bombe artisanale.
Sous le socle en plastique, des dizaines de liaisons joignent les entrées des tubes bourrés de Semtex. Les connexions sont propres, soudées avec soin, les fils électriques de petite section, gainés de rouge et de noir, vont et viennent dans des ponts réguliers.
« C’est une véritable œuvre d’art ! s’extasie le chef de cellule. L’Imam est vraiment un génie. »
De longs frissons courent le long de la colonne vertébrale d’Hassan. Il imagine les flics qui, en ce moment même, assistent à la scène. Dans leur empressement et leur excitation, les deux autres n’ont même pas pensé à tirer les rideaux.
Ils vont se pointer dans deux minutes avec l’artillerie lourde, faire péter la porte et tirer à vue au moindre mouvement, pense l’informateur avec horreur. C’est sûr, ils ne laisseront pas cette bombe dans la nature.
*
« On ne fait rien pour l’instant ! »
La décision d’Ange-Marie n’étonne personne. Ce qu’il veut, c’est un flagrant délit. Du concret. De quoi envoyer cette bande d’allumés derrière les barreaux jusqu’à la fin de leurs jours.
« Dès demain, on lance des recherches pour trouver l’origine du Semtex, poursuit-il. On a les écoutes, mais je veux que tout le monde soit mouillé. J’ignore comment Al-Kadir a pu faire parvenir ça à la planque de Maruf : la maison est sous surveillance. Deux gars de ton groupe se relaient pour ça ! »
Sylvain Faivreau écarte les mains en signe d’impuissance et tente de se justifier.
« Tu sais bien que le quartier est difficile à intégrer. On ne peut pas se placer comme on veut. Malgré tout, on a des photos de tous ceux qui sont passés. Maintenant qu’on a de nouvelles têtes, on trouvera qui est venu chercher le matériel et quelle astuce ils ont utilisée. Je vois ça dès demain avec mon équipe.
— J’espère qu’on trouvera de quoi mouiller Umar Al-Kadir et Sumeya Shatrit. On a besoin de solide pour le juge.
— Je m’en charge, répète Faivreau. On va trouver ! »
Un silence de plomb s’abat sur la planque. Tous les cerveaux tournent à plein régime. À présent qu’An-Naziate s’apprête à frapper alors qu’il est dans l’œil de la SDAT, ce n’est plus qu’une question de temps pour que la situation se dénoue enfin. Mais il reste une cellule à loger, des preuves à collecter pour inculper tout le monde et que personne ne s’en tire. S’ils agissaient maintenant, et sans éléments à charge contre les autres, seuls les occupants de la troisième cellule, et éventuellement de la cité du Chêne-Pointu, seraient condamnables.
« Bon, il ne faut pas non plus noircir le tableau, tempère le commissaire. Trois planques sur quatre sont localisées et deux d’entre elles sont sous surveillance. Celle qui a été découverte ce soir le sera sous vingt-quatre heures. On va demander du renfort pour les dispositifs de filature et de surveillance. Vu les circonstances et les avancées de l’enquête, je ne vois pas comment on pourrait nous refuser ça. »
L’argument semble faire mouche, car le découragement disparaît lentement du visage de son auditoire.
« De plus, on a appris pas mal de choses, reprend Barthélémy. Surtout depuis que Belloumi a placé un mouchard dans le salon de la maison du Raincy. Umar Al-Kadir est atteint d’une maladie incurable, certainement une sclérose en plaques…
— Qu’il en crève ! coupe sèchement le commandant Tresch. C’est pas moi qui vais le pleurer…
— La SEP ne tue pas brutalement ! intervient Laura. Et ce n’est pas la question… Comment sait-on qu’il en est atteint ?
— Il a demandé son rituximab à plusieurs reprises, selon les enregistrements. Dès que la DCRI a été mise au courant, leurs techniciens ont fait des recherches sur les bases de données de la Sécurité sociale. Il s’avère qu’un certain docteur Aziz Yassine, fiché pour son appartenance au Front de libération de la Palestine, a émis une ordonnance pour ce type de médicament au nom de Nura Abderrahmane, la fausse identité de Sameya Shatrit. La consultation date du 11 février et Umar a pu obtenir de quoi tenir deux mois. Il vit avec ça et il gère son mal comme il peut. C’est sans doute pour pouvoir continuer à assurer son rôle malgré les symptômes qu’il use de drogues. »
Le lieutenant Hamal profite d’une courte pause pour prendre la parole.
« Mais comment on va faire pour relier officiellement Al-Kadir et le reste d’An-Naziate ?
— On va mettre les bouchées doubles et chercher de quoi le confondre, répond Ange-Marie. Au pire, on a des images de Sameya Shatrit venue livrer de l’argent liquide à la cellule qui va agir, ce qui la rend coupable de financement d’une organisation terroriste. C’est léger, mais ça l’est encore plus pour Al-Kadir, qui vit simplement chez elle.
— On a les enregistrements, souligne le stagiaire. Il parle de faire couler le sang sioniste…
— Ce n’est pas assez solide : il ne dit rien de concret. Voilà pourquoi il nous faut plus de matière avant de pouvoir agir. En attendant qu’ils lancent leur action, on va continuer à faire ce qu’on fait le mieux : poursuivre les surveillances, continuer à aller au bout des filatures quand l’occasion se présente, prendre des photos, des séquences vidéo, se concentrer sur les micros. C’est comme ça qu’on finira peut-être par les avoir tous. »
L’ensemble de l’équipe consent en silence.
« À mon avis, ils sont sur le point d’agir, conclut le chef de groupe. C’est à ce moment-là qu’il faudra frapper… Vite et fort. Un coup de filet synchronisé reste notre meilleure chance. Je sais que ça fait déjà trop longtemps qu’on donne deux cents pour cent de nous-même, mais il va falloir tenir encore un peu. »