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Mercredi 24 février 2010, 7 h 45, Nanterre
Après une courte nuit de sommeil et une journée de repos, Cécile est de retour au bureau.
Lorsqu’elle pénètre dans sa « salle de réflexion », son corps se fige un instant tandis que ses yeux se promènent sur les surfaces. Le chaos tapisse déjà les murs, alors que l’enquête n’en est qu’à ses balbutiements. Si ça continue à ce rythme, elle devra bientôt attaquer le plafond.
Après s’être servi une tasse de thé vert à la menthe, elle se saisit d’un marqueur noir et vient écrire sur la grande feuille blanche titrée Victimologie :
— Femmes non identifiées, visiblement étrangères au territoire français – probablement clandestines.
— Âge : entre 20 et 30 ans.
— Morphologie : de mince à relativement corpulente.
— Origine : Moyen-Orient.
— Issues de milieu modeste, voire pauvreté (appât du gain ? prostitution ?).
— Ongles coupés la veille (sauf Manchester : amélioration du mode opératoire).
— Pas de blessures défensives, aucun signe de résistance (surprise ? sacrifice volontaire ? drogue ?).
Puis elle recule d’un pas pour se relire et se dirige vers l’autre feuille blanche de dimensions identiques, placée en regard de la première, sur laquelle est inscrite la mention Profil – Modus operandi.
Le blanc du papier lui saute aux yeux, lui rappelle l’émail de la baignoire. Vertige soudain qu’elle parvient à contrôler, non sans peine. Le voyage psychique de l’avant-veille l’a sérieusement ébranlée, les images sont encore nettes dans son esprit. Elle voudrait les voir s’effacer d’un clignement de paupières pour en être débarrassée, mais elle ne peut pas. Il faut qu’elle profite de cette clarté pour mettre à plat un maximum d’informations.
Après un long soupir, elle se remet à écrire d’une main agile sur ce nouveau support :
— Tueur nomade, de type inconnu, entre 35 et 45 ans – grande force physique, sans doute très charismatique ou éloquent.
— Mode opératoire précis et éprouvé, répété avec exactitude sur les différentes scènes de crime.
— Contrôle total – psychopathe organisé. La possibilité d’une pathologie mentale sérieuse et handicapante est à exclure.
— Parvient à contraindre ses victimes à des exigences strictes, soit par un puissant magnétisme, soit par la peur.
— Motivations sexuelles contrôlées – absence de sperme (préservatif ? impuissance ? sadisme pur ? assouvissement retardé ?).
— Sélection des proies selon des critères relativement stables (voir victimologie) mais pas obsessionnels (différences patentes).
— Troubles sévères de la personnalité : sociopathe, sans doute narcissique.
— Absence totale d’empathie. La brutalité des crimes et la barbarie qui s’en dégage indiquent qu’il dépersonnalise totalement les victimes.
— Préparation consentie de la part des proies (ongles coupés la veille), ce qui indique une prise de contact avant l’acte (mise en confiance – individu aux abords sociables) –prostitution ? NOTE : Il commence à les contraindre au port d’ongles courts après l’incident de Manchester, en 2004, ce qui laisse penser qu’il a débuté à cette période, ou peu auparavant.
— Parvient à les conduire à la mort sans résistance (prostitution avec rituel masquant les intentions véritables ? sacrifices volontaires – démarche sectaire ? drogue ?).
— Si utilisation de drogues (DMT, GHB, flunitrazépam), celle-ci est rendue indétectable par l’absence de sang en quantité suffisante pour réaliser un bilan toxicologique.
— Les lieux des crimes sont très similaires. Il semblerait que le tueur s’attache plus au choix des chambres d’hôtel qu’à la sélection de ses proies. NOTE : Il y a moins de différences entre les différents lieux où se sont déroulés les crimes qu’entre les proies !
— L’exact déroulement des faits et les blessures identiques en tous points laissent penser à une personne obsessionnelle.
La silhouette du prédateur s’esquisse progressivement. Malgré les nombreuses zones d’ombre persistantes, l’expérience vécue dans la nuit de lundi à mardi a permis à Cécile d’affiner sa perception. Cette surface de papier qui se couvre de données est comme l’esquisse du portrait du tueur, des lignes encore imprécises aux traits de construction apparents. Mais, bientôt, elle sortira sa palette et ses pinceaux. Aucun doute qu’elle n’aura besoin que de peu de couleur. La dominante sera le noir.
À cet instant précis, debout au centre de la salle de réflexion aux murs tapissés d’horreur, elle sait qu’il va falloir plonger. Un long frisson la traverse, et ses mains viennent se poser sur ses épaules.
Son regard se vide.
Sa respiration se suspend.
Cécile Sanchez est prête pour le grand plongeon dans les ténèbres.