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Mercredi 17 mars 2010, 9 h 44, Nanterre
« Bruges, de décembre 2004 à mars 2005. Bruxelles, de mars à juillet 2005. Ensuite c’est la Hollande jusqu’en août 2006, et on passe à Düsseldorf, jusqu’en janvier 2007. »
En ligne avec l’agent Lopez, Cécile Sanchez lui dicte les villes que le Serpent pourrait avoir sillonnées, avec les dates d’arrivée et de départ pronostiquées par les commissaires Barthélémy et Regnault. Toute cette histoire, même si elle paraît improbable, est pourtant suffisamment logique pour qu’elle la prenne en considération.
Tout en livrant les données à son contact Interpol, elle épingle des punaises à tête blanche sur chaque localité citée.
« Berlin, de janvier à juillet 2007. Prague, de juillet à novembre 2007. Vienne, de novembre 2007 à avril 2008. Munich, d’avril à juillet 2008. »
Tout naturellement, au début de leur conversation, l’agent Lopez lui a demandé sur quoi elle se fondait pour avancer ces indications de recherche. Elle n’a pas pu lui donner d’autre réponse que « secret-défense » et s’est excusée une bonne demi-douzaine de fois de ne pas pouvoir le lui révéler pour l’instant. L’homme se démène pour elle dans cette affaire, c’est quelqu’un d’intègre et de droit – l’analyse de ses intonations vocales le confirme –, mais comme elle travaille indirectement sur un dossier d’antiterrorisme, elle est tenue de ne rien laisser filtrer. Malgré tout, elle lui a fait la promesse qu’elle le lui dirait dès que la situation le permettrait.
« Munich, d’avril à juillet 2008. Zurich de juillet à septembre 2008. Genève, de septembre 2008 à mars 2009, date qui correspondrait à son arrivée en France, dans les environs de Lyon. Voilà ce que j’ai. Vous pensez que ça pourra accélérer les choses ?
— Sans aucun doute possible, commissaire ! assure Lopez. Grâce à ces données, si elles s’avèrent exactes, je vais pouvoir téléphoner aux bons services régionaux et leur indiquer précisément où chercher dans leurs archives. Je ne sais pas comment vous avez pu déterminer ça, et j’avoue que je brûle de curiosité, mais ça va être un jeu d’enfant !
— Encore désolée de ne pas pouvoir vous révéler la source de ces informations…
— Je comprends. Vous savez, dans mon domaine, on est souvent amené à travailler ainsi, principalement quand on est sollicité par la CIA, le FSB, le Mossad et les autres services spéciaux internationaux.
— En cherchant un peu de votre côté, vous devriez trouver facilement, suggère Cécile à voix basse. Vos services sont au parfum. Il s’agit simplement de deux affaires qui se sont croisées.
— Je vois… Ne m’en dites pas plus. Je ne voudrais pas vous mettre dans l’embarras. Quoi qu’il en soit, soyez assurée que je pourrai vous communiquer des résultats dans les plus brefs délais.
— Merci, agent Lopez.
— Je vous en prie, votre dossier rend mes journées passionnantes ! lâche-t-il avec un petit rire. Et puis je dois avouer que j’ai rarement travaillé avec une personne aussi professionnelle et réactive que vous.
— Vous me flattez ! » chantonne Cécile avec un faux détachement.
Elle vient en effet de noter dans la voix de son correspondant des variations significatives laissant penser qu’il joue inconsciemment le jeu de la séduction. Elle bénit le fait d’être au téléphone pour qu’il ne puisse pas la voir rougir. En même temps, elle maudit ses satanées capacités analytiques qui sont mobilisées en permanence. Embarrassée, elle décide de clore l’échange.
« Bonne journée, agent Lopez. Et merci pour votre soutien. Il m’est très précieux.
— Bonne journée à vous aussi, commissaire. »
S’empressant de raccrocher, Cécile avale deux gorgées de son thé vert, presque froid. Un peu bêtement, elle se connecte à Internet et tape quelques mots sur un moteur de recherche interne très performant : « Agent Jacques Lopez Interpol ».
Les résultats de la fonction « image » lui permettent de mettre un visage sur un nom. Elle tombe sur un article du New York Times daté de juillet 2010, qui traite du démantèlement d’un réseau international de distribution de cocaïne sur l’île d’Haïti. Une énorme affaire où la DEA (Drug Enforcement Administration), les Stups américains, et les services locaux ont agi avec l’aide d’Interpol. L’agent Lopez, principal coordinateur des opérations, a été décoré par le gouvernement des États-Unis pour son aide active.
L’homme a visiblement une cinquantaine d’années et doit mesurer un mètre quatre-vingt-cinq, grand et mince, allure gracieuse. Il porte un costume décontracté sans cravate. Son visage, illuminé par un sourire, lui fait penser à René Char. Ses cheveux poivre et sel, à l’instar des rides d’expression délicates qui griffent son visage, lui confèrent une aura paternelle douce et rassurante. On le devine intelligent et cultivé.
En se réprimandant, Cécile referme la fenêtre et se tourne vers la carte de l’Europe constellée de punaises à tête colorée. À bien y réfléchir, le parcours possède une logique géographique. Elle avait vu juste, après la réception du dossier lillois, en supposant qu’il y avait eu une étape en Belgique.
Avec soin, elle se met à relier les points marqués sur la carte à l’aide d’une petite bobine de ficelle noire.
Les sillons du Serpent se matérialisent devant elle.
En regardant le résultat de loin, elle perd un peu le cours de ses pensées, qui dérivent lentement du côté de sa vie sentimentale.
Sa situation l’exaspère. Malgré toute la lâcheté dont cet imbécile fait preuve, Cécile ne parvient pas à oublier totalement Éric Casier, le chef du groupe SALVAC – une impasse. Sa vie amoureuse est une catastrophe. Elle qui travaille en permanence entourée d’hommes se retrouve finalement seule, avec l’impression désagréable que les mâles qui croisent sa route supportent mal son statut de « femelle alpha », son image de femme de pouvoir, cumulant indépendance, compétence, force de caractère et hyperactivité professionnelle. Ils redoutent son esprit affûté, font un complexe face à sa sagacité, fuient devant ses dons d’analyse. Un peu comme s’ils se sentaient mis à nu en sa présence.
Le commissaire Barthélémy, en revanche, ne lui a pas donné cette impression. Mais elle n’est pas parvenue à percer cette armure de glace qu’il semble traîner en permanence, comme un poids.
Ou une pénitence.
Est-ce que je pourrais envisager une relation avec un homme comme lui ? se demande-t-elle. C’est un bel homme, même s’il possède une carrure imposante. Mais moralement ?
Plus concrètement, elle essaie de s’imaginer au lit avec lui.
L’idée lui fait froid dans le dos. Elle aurait la désagréable impression de baiser avec l’Archange Gabriel. L’image d’une cellule monacale, dépouillée de tout mobilier, dans un lit à une place, avec un crucifix accroché au mur, juste au-dessus de leurs têtes, lui vient à l’esprit. Et lui allant et venant en elle, se signant après chaque aller-retour et répondant à chacun de ses soupirs par un amen sans vie.
Elle repousse vivement cette vision ridicule avec un rire de gamine espiègle.
Alors son esprit bascule dans une petite villa andalouse, baies vitrées ouvertes sur un coucher de soleil aux lueurs multipliées par les reflets d’une mer tranquille, avec l’agent Lopez allongé auprès d’elle, l’embrassant avec douceur, la caressant avec une fermeté légère…
Elle secoue la tête et rougit de nouveau.
Décidément, le printemps approche, ricane-t-elle. Il ne faut pas se disperser comme ça !
Alors, par un acte de masochisme inexplicable, elle force ses hormones au silence en se visualisant nue, dans la salle de bain d’un hôtel sordide, les deux pieds dans une baignoire. Face à elle, un mur carrelé de blanc. Et le reflet du Serpent qui s’approche d’elle lentement, en sifflant furieusement, prêt à lui ouvrir la gorge et à lui dévorer les entrailles.