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Lundi 29 mars 2010, 19 h 41, Mérignac
Les six Orientales sont regroupées dans la chambre d’hôtel louée par la plus âgée, une femme un peu charnue, qui ne doit pas dépasser la trentaine d’années. Ousmane Bakary a fermé la porte à double tour et rassemblé leurs bagages et leurs papiers dans un coin.
Dans sa main droite, il tient la clé de la seconde chambre, réservée par Niousha, et s’amuse à la faire tourner entre ses doigts.
Une question brûle les lèvres de la jeune Iranienne : pourquoi ces deux locations puisqu’une seule sera vraisemblablement utilisée ?
Mais elle se tait. Elle sent qu’elle ne doit pas parler.
« Bien ! lance l’Africain. Le Boss va arriver. Je vous conseille de ne pas le mettre en colère : il vous tuerait encore plus facilement que moi. Si vous restez bien sages, si vous faites tout ce qu’il dit, ce sera fini avant demain matin et vous aurez ce qu’on vous a promis. »
Alors que l’homme accroupi ouvre un sac à dos, Niousha s’étonne que ce colosse ne soit pas le patron. Il est déjà tellement autoritaire et menaçant… L’idée que le véritable organisateur pourrait être encore pire la fait frémir.
Ou plus doux, murmure une petite voix dans sa tête. Il sera peut-être calme et sympathique.
Mais la lucidité fait vite taire sa candeur.
Mais oui, Niousha ! Bien entendu… C’est le prince charmant qui va débouler dans cette chambre sur son beau cheval blanc !
La voix de l’Africain la tire soudain de son introspection.
« Vous allez prendre ça ! »
Il tend à chacune deux gélules blanches et fait circuler entre elles une grande bouteille d’eau minérale.
*
Le nouveau commissariat central de Bordeaux, installé dans le quartier de Mériadeck, est un bâtiment neuf et sans âme. La plupart des policiers ayant travaillé à « Castéja » – dans les anciens locaux – en parlent avec nostalgie. Même si cette nouvelle structure est censée offrir au public un meilleur accueil et des moyens technologiques largement supérieurs, les fantômes du passé ont la vie dure. Béton blanc poli contre pierre noircie pleine d’âme.
Cependant, Cécile, habituée aux installations ultramodemes de la DCPJ, à Nanterre, s’y sent relativement à l’aise, d’autant que son groupe et celui de Barthélémy ont été très bien reçus, ce qui n’est pas toujours le cas. De plus, le juge Raffin, très réactif et confiant, leur a faxé une commission rogatoire sans discuter.
Dans la salle de réunion du SRPJ, aux peintures claires et au décor sobre, elle domine son auditoire depuis une estrade couverte de linoléum antibactérien. Même Ange-Marie ne s’est pas installé à ses côtés, alors que ç’aurait été tout à fait légitime ; il se tient face à elle, avec son groupe qui l’écoute d’une oreille attentive.
Les hommes du RAID – ceux-là mêmes qui sont intervenus au Raincy – ont déjà revêtu leur tenue noire à forte protection balistique, à l’exception de la cagoule. Il y a là les cinq hommes de front de l’escouade, les deux snipers, deux des trois techniciens présents durant la dernière intervention, le négociateur et le médecin-réanimateur. Cette équipe sera placée sous la responsabilité du commandant Brehel, chargé de la coordination. Eux aussi sont tout ouïe. Encore sous le choc de la perte de leurs collègues et du tir de précision qui a troué la tête de l’Imam, ils sont bien décidés, cette fois, à ne pas commettre d’erreur. Ils s’imprègnent donc avidement des informations qui leur sont données.
La commissaire termine son résumé de la situation, aussi précis que possible, par la description du plan de l’hôtel et du quartier affiché derrière elle, et sa présentation d’Ousmane Bakary. Elle s’apprête désormais à leur présenter leur cible principale : Tahar Saridah, dit le Yéménite, Iblis, l’Éventreur ou, pour elle, le Serpent. Son second, le commandant Cohen, en surveillance à l’extérieur de l’hôtel avec Anne Padres, vient de lui annoncer que le suspect est arrivé. Information confirmée par Paul Baptista, en place à l’intérieur de l’établissement. D’après ce dernier, il est monté par l’escalier probablement au deuxième étage, dans la chambre 204, louée par la première des jeunes Iraniennes.
La commissaire charge Romane de remettre à chacun un exemplaire du profil du tueur, qui a été modifié deux fois : la première fois par Ange-Marie lorsque Umar Al-Kadir était en position de suspect numéro un, la seconde grâce aux informations données par Sameya Shatrit à Paul Baptista.
« Tahar Saridah vient d’arriver à l’hôtel pour rejoindre Bakary et les six jeunes femmes, annonce Cécile. C’est sans doute le plus dangereux des deux individus : cet homme est un catalogue des pathologies mentales à lui tout seul. Tueur psychopathe organisé, personnalité narcissique marquée, polytoxicomane, sociopathe, instable, violent et dépourvu d’empathie. Avec un tableau pareil, inutile de vous préciser que son arrestation ne va pas être une partie de plaisir. »
Elle lève un exemplaire du profil et poursuit :
« J’ai brossé un portrait quasi exhaustif du personnage. Imprégnez-vous de ces informations. Maintenant que vous savez tous comment et pourquoi il tue, et que vous connaissez ses motivations, je vous invite à lire les paragraphes en fin de document. Pour commencer, le chapitre concernant les problèmes et difficultés à prévoir. Je vous laisse le temps de la lecture. »
Tous plongent le nez dans cette partie du texte.
Problèmes et difficultés à prévoir :
— Individu mobile à l’échelle européenne, voire mondiale. Il peut quitter la France à tout moment et sortir de notre juridiction. Si c ’était le cas, nous deviendrions des collaborateurs extérieurs des forces de l’ordre compétentes, via Interpol et Europol.
— Les éventuels dispositifs de filature et de surveillance seront rendus difficiles par la méfiance, la prudence et l’hyper-vigilance de la cible.
— S’il se sent acculé, dévoilé, ou même simplement surveillé, des réactions d’une extrême violence sont à prévoir. Sans doute muni d’une arme à feu et d’armes blanches, il est prêt à en faire usage mortellement sans hésitation. L’individu doit être considéré comme extrêmement dangereux et instable.
Lorsque tous les yeux sont de nouveau fixés sur elle, Cécile reprend sur le même ton d’éloquence maîtrisée :
« Concernant les conditions de l’intervention, le paragraphe suivant vous donnera de quoi définir la ligne de conduite à adopter. C’est cette partie du document qui a poussé le juge Raffin à demander l’appui d’un groupe d’intervention sur cette opération. Ce que vous allez lire n’est absolument pas exagéré : nous sommes face à une bête sauvage parfaitement intégrée au corps social, sans pitié, prête à tout. Il faut vous attendre à faire face à l’un des individus les plus coriaces et les plus menaçants auquel vous ayez eu affaire durant votre carrière. »
Face à elle, les visages se voilent d’inquiétude. Cécile capte des signaux corporels trahissant un stress accru, même s’ils cherchent à n’en rien laisser paraître. Les hommes du RAID ne font pas exception, trauma récent oblige. Elle-même est terrifiée.
Malgré tout, elle fait bonne figure et ajoute pour dissiper ces ondes négatives :
« Le but n’est pas de vous faire peur, mais plutôt de vous préparer aux réactions de cet individu particulièrement dangereux. »
L’auditoire se plonge dans la lecture.
Réactions probables en cas d’arrestation :
— Cherchera à échapper à la police par tous les moyens
— Résistance absolue à l’arrestation
— Fera usage de la violence si nécessaire
— Aucune chance de suicide, même par police interposée
— Luttera de toutes ses forces, jusqu’au bout
— En cas d’arrestation réussie, aucune collaboration n ’est à attendre de sa part
— Résistance aux techniques classiques d’interrogatoire
NOTES :
— Prévoir le fait que l’individu sera sans doute équipé d’armes diverses, qu’il maîtrise parfaitement. La possibilité qu’il soit en possession d’explosifs n’est pas à exclure
— Quand il se sentira pris au piège, il n’hésitera pas à tuer civils ou policiers, à se servir de boucliers humains et même d’enfants s’il le faut. Son absence totale d’empathie et son instinct de préservation font de cet individu un psychopathe ultraviolent pour qui la vie d’autrui ne représente rien
Le commandant Tresch, avec sa finesse et son tact habituel, est le premier à commenter.
« Putain ! C’est pas une opération de police qu’on va faire là… c’est un safari ! Quand on voit les pedigrees de Babouche et de Banania, on se dit qu’il vaudra mieux tirer les premiers ! »
Cécile a l’impression de prendre un coup de poing au creux de l’estomac. Elle en a la parole coupée durant quelques secondes. Sans lui laisser le temps de répondre, Ange-Marie réplique d’un ton cinglant.
« Je te serais reconnaissant de bien vouloir nous épargner tes remarques racistes, Christian ! Je pense que tout le monde a compris que c’est du sérieux. Alors, à moins d’avoir une question intelligente à poser, et en évitant d’y inclure tes idées empoisonnées, contente-toi d’écouter la commissaire Sanchez.
— Merci ! approuve cette dernière en fixant le fautif. Si quelqu’un a de vraies questions, qu’il n’hésite pas à les poser. Sinon, je vais laisser la parole au commandant Brehel, coordinateur de la section d’assaut du RAID, qui va nous expliquer comment il voit les choses concernant l’aspect stratégique de l’intervention. »
Mis à part Tresch qui baisse le nez, penaud, tout le monde hoche la tête.
La chambre occupée par le suspect et les jeunes femmes est située au deuxième étage, presque en face de la montée d’escalier et de la porte de l’ascenseur. Le gérant de l’hôtel, informé de l’opération à venir, leur a fourni un double des clés et a confié l’accueil à Paul Baptista, qui joue le rôle du réceptionniste de nuit. Le troisième de groupe est resté en planque dans une voiture pendant que Bakary se trouvait dans le hall de l’aéroport, dans l’attente d’une filature ; il n’y a donc aucun risque que l’Africain le reconnaisse en passant devant le comptoir.
Au standard, le policier a sans doute déjà commencé à lancer l’évacuation discrète des chambres proches de la 204.
Et de la 306. La salle d’exécution.
D’après le gérant de l’hôtel, cette dernière a été louée par une autre femme voilée. Une des six victimes potentielles, sans doute terrorisées mais inconscientes du danger réel qu’elles courent. Une des proies prises au piège dans les anneaux du Serpent.