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Lundi 29 mars 2010, 23 h 10, Mérignac
C’est avec une lenteur calculée que le monospace du RAID avance dans l’avenue Kennedy. À l’approche de l’hôtel, le chauffeur veut laisser au commandant Brehel le temps d’observer la progression de ses hommes, qui ordonnent fermement aux passants de se retrancher derrière les voitures de police, lesquelles se préparent à barrer l’artère d’une minute à l’autre.
Le lieutenant-sniper Lebœuf vient de leur annoncer que la dernière fille est en train de se rhabiller, signe qu’il est temps d’y aller. Cécile veut être assez proche du théâtre des opérations pour pouvoir entrer dans la danse, en seconde ligne. Le commissaire Barthélémy y tient autant, voire davantage qu’elle. Pour lui aussi, le besoin de partager les risques avec son équipe est vital.
Quand le tireur leur signalera que Saridah s’apprête à sortir de la chambre, ils donneront l’ordre de bloquer l’avenue et neutraliseront Bakary aussi vite que possible. Ils se déploieront ensuite pour cueillir son patron dès sa sortie.
Et se faire allumer au passage, s’entend penser la commissaire Sanchez. Ou alors voir ces pauvres gamines se faire tuer en direct. Peut-être même s’engager dans une prise d’otages interminable…
« Arrête de te miner ! On va gérer ça… Je sais qu’il est dangereux mais il est seul. Donc pas de panique. »
Comme s’il lisait dans ses pensées, Ange-Marie cherche à la rassurer sur l’issue de cette confrontation. Sincèrement touchée par sa prévenance, Cécile laisse un sourire attristé passer telle une ombre sur son visage crispé par l’inquiétude.
« Et mes hommes feront ce qu’ils ont à faire, ajoute Brehel. Ils sont entraînés et motivés. Ils ne veulent pas vivre un nouveau carnage. Tout ira bien.
— Merci ! » souffle-t-elle à l’adresse des deux hommes.
Mais, au fond d’elle, un mauvais pressentiment demeure, intense et tenace. Avec la meilleure volonté du monde, le commissaire et le commandant ne pourront pas le faire disparaître.
*
Le numéro 4 vient de terminer son évacuation de la précieuse marchandise. Saridah devrait être satisfait : tout s’est parfaitement déroulé. Pas une seule arrestation à l’aéroport, aucun incident. Cet arrivage n’est entaché par rien. Mais l’homme est survolté, dans un état de nerfs indescriptible sous l’effet du mélange de cocaïne et de métamphétamines. Il en est à regretter de n’avoir pas eu le loisir d’ouvrir le ventre d’une des filles. Et puis, il y a cette hallucination récurrente : le visage d’Adhba qui se superpose à celui de la mule numéro 2.
Putain ! J’ai eu la main lourde sur la défonce, se reproche-t-il. Faut redescendre maintenant !
L’idée d’ouvrir l’un des cent vingt paquets pour s’offrir une ligne d’héroïne, histoire de faire retomber la tension, lui traverse l’esprit. Mais il se ravise. Il se fera une injection une fois de retour à l’hôtel Le Chantry, dans le centre de Bordeaux. Un endroit confortable dans lequel il a pris ses quartiers. Il frissonne déjà à l’idée de la déferlante apaisante du puissant opiacé. Le flash. Ensuite, le bien-être de la berceuse chimique, la chaleur, la douceur cotonneuse. Il s’allongera sur le lit, perdu entre le réel, le rêve et un sommeil lourd comme la mort.
Cette perspective lui donne de longs tremblements de plaisir et d’impatience.
En attendant, il regarde le numéro 4 se vêtir tout en se préparant une dernière pipe de crystal meth. Nouvel envol. La disparition immédiate de tous ses doutes. Et même un regain de bonne humeur.
Il contemple le contenu du sac avec un sourire satisfait, à la perspective des cent mille euros qu’il en tirera, dont presque les trois quarts lui reviendront. Lorsqu’il lève ses pupilles dilatées vers celles qui ont transporté ce trésor dans leurs entrailles, elles se mettent à trembler devant la fièvre de démence qui se dégage de ce regard, et l’homme peut presque sentir l’odeur de la peur.
Il sort le rasoir de sa poche et le déplie lentement.
Le numéro 6 ne parvient pas à contenir ses larmes, qui coulent sur ses joues ambrées. Le numéro 3 a du mal à respirer et cherche tant bien que mal à retrouver un souffle normal. Niousha, crispée jusqu’aux orteils, se prépare à se défendre comme elle pourra. Parce que la même idée vient de traverser l’esprit des six Iraniennes : à présent qu’il n’a plus besoin d’elles, le Boss pourrait les éliminer.
Mais, contre toute attente, l’homme éclate d’un rire suraigu.
« C’est bon ! dit-il entre deux hoquets. Vous avez bien travaillé. Je suis fier de vous ! »
Saridah prend sur le lit la première des enveloppes et l’ouvre en se servant de la lame comme d’un coupe-papier. Il en sort une carte d’identité arborant la photo du numéro 1.
« Je sais pas comment tu t’appelais avant, et j’en ai rien à foutre. Mais maintenant tu es Latifa Bouaziz, de nationalité française ! » Il en tire ensuite une liasse de billets de banque et ajoute : « Et ça c’est ton fric ! Cinq cents euros ! Ça fait plus de dix millions de riais. Soit un million de tomans ! »
Le toman est utilisé pour pallier le taux extrêmement faible du rial et limiter le nombre hallucinant de zéros de sommes en réalité très faibles. Mais, surtout, grâce à cette conversion, le Yéménite dissimule le ridicule de ce salaire compte tenu de la cherté du coût de la vie en Europe occidentale. Les pauvres filles se rendront vite compte qu’en France, elles n’iront pas bien loin avec cinq cents euros.
Après avoir replacé le tout à l’intérieur de l’enveloppe, Saridah la tend à la fille et termine sa distribution. Pendant que les mules s’animent et retrouvent le sourire, l’homme passe un coup de fil à Bakary.
« On est prêts, négro ! annonce-t-il. On va descendre. Tout va bien de ton côté ?
— Oui, confirme le Nigérian. C’est calme. La rue est presque déserte. Je mets le moteur en marche : on peut décoller quand tu veux.
— Alors on arrive. »
Saridah replace le mobile dans la poche intérieure de sa veste et donne aux jeunes femmes l’ordre d’aller chercher leurs affaires. Elles s’y empressent avec une bonne humeur évidente, impatientes de sortir de cette chambre et de s’éloigner du Boss.
Ce dernier vérifie ses armes. Revolver Smith & Wesson 686 Competitor, calibre .357 Magnum, enfoncé à l’arrière de son pantalon. Des munitions supplémentaires dans ses poches avant, et le rasoir derrière.
Il passe son manteau et sent le poids du fusil à pompe SPAS 12 à canon court et à crosse pistolet, fixé par des scratchs sous le pan gauche : il est chargé de huit cartouches de chevrotine de fabrication artisanale, en grains liés – de gros plombs de pêche reliés par un fil de nylon. Quand le coup part, les projectiles ne s’éparpillent pas, ils tournoient, telle une toile d’araignée mortelle qui se déploie et déchire tout sur son passage, dans une portée efficace à quarante mètres.
Dans ses poches extérieures, deux Lemonkas, des grenades russes de type F-l. Pesant chacune six cents grammes, dont soixante de TNT, elles disposent d’une coque en acier strié qui se fragmente à la détonation. Leur rayon d’action est de quarante mètres ; dans un espace dégagé, certains éclats peuvent être projetés deux fois plus loin.
Dans sa poche intérieure droite, deux chargeurs supplémentaires de dix cartouches, calibre 22 long rifle, pour le Browning rangé dans la gauche.
Avant de quitter la chambre, Saridah sort ce dernier et tire sur la culasse afin d’engager une cartouche dans la chambre de tir. Il se montre toujours prudent quand il transporte une telle valeur marchande sur lui, une bande de petites frappes pourrait venir tenter le jackpot. Certains n’hésiteraient pas à lui trouer la peau pour lui subtiliser la came. C’est arrivé une fois à Lille. Deux racailles l’ont attaqué alors qu’il se garait sur un parking, près de son hôtel, et il a été contraint de leur faire sauter la cervelle.
Putain de pirates ! maudit-il. Voler d’honnêtes travailleurs ! Quelle époque…
À aucun moment il ne se doute que la police, à l’extérieur, est prête à intervenir.