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Vendredi 19 février 2010, 21 h 42, Paris 4e

Depuis qu’elle est sortie de l’Institut médicolégal, l’image de ce trou béant dans l’abdomen de la victime reste obstinément fixée dans l’esprit de Cécile. Impossible de s’en défaire. Elle pensait que les photos l’auraient préparée à la confrontation physique, mais ça n’a pas suffi. Des cadavres, elle en a pourtant vu depuis ses débuts dans la PJ, mais la sauvagerie de cette éviscération l’a vraiment retournée.

Ce n’est qu’une fois la porte de chez elle passée que l’horreur se dissipe.

Son appartement est sa bulle, son espace intime. Un grand duplex de près de cent trente mètres carrés, rue de Rivoli, en plein Paris. Cela fait quatre ans qu’elle y a emménagé, et elle ne s’en est toujours pas lassée, un record. Avant cela, elle a multiplié les déménagements, sans parvenir à s’établir. Mais ce lieu-ci a quelque chose d’apaisant, de réconfortant. Lorsqu’elle rentre d’une mission extérieure exténuante ou d’une journée difficile, c’est ici qu’elle recrache les ténèbres absorbées au contact de la rue, du sordide, de l’inhumain.

Du Mal.

Tout ici lui donne des raisons de rester. L’agencement est parfaitement à son goût, la distribution des pièces fluide, l’ensoleillement bon, été comme hiver. Et surtout, la terrasse de vingt mètres carrés sur le toit la retient avec force, l’empêche de se lancer, sur un coup de tête, à la recherche d’un nouveau lieu de vie pour tenter vainement d’oublier les phases difficiles de la sienne.

Une existence entière dédiée à sa carrière et à ses études. Une passion sans limite pour ce qu’elle est, ce qu’elle fait, ce qu’elle représente. Pour ce en quoi elle croit. C’est toujours comme ça que Cécile a vécu, au détriment de sa vie privée et, tout spécialement, affective. Pour elle, chaque enquête est primordiale et chaque occasion de réussir doit être saisie à pleines mains.

C’est toute sa vie.

Sa façon à elle de se battre contre ses propres démons.

Major de sa promotion, elle a eu l’occasion de choisir sa première affectation. Ses débuts au sein de la BRP, la Brigade de répression du proxénétisme, lui ont déjà donné l’occasion de faire ses preuves. Après une période de stage dans la section financière du SRPJ de Versailles, elle s’est vu confier le commandement d’un groupe de terrain des « Mœurs » au sein du légendaire Quai des Orfèvres, dès sa titularisation.

Et il ne lui a pas fallu longtemps pour se faire un nom. Volant de succès en succès dans les enquêtes qui étaient confiées au groupe opérationnel dont elle avait pris la tête, elle a fini par attirer l’attention de la direction centrale, à Nanterre.

Ainsi, lorsque I’OCRVP a été créé, en 2006, elle a reçu une incroyable proposition : intégrer ce service et participer à la création d’une section spéciale qu’elle serait amenée à diriger par la suite.

Elle a rencontré Pierre Vallon, qui lui a exposé ce qu’on attendait d’elle. Il était question de mettre en place un groupe d’intervention de compétence nationale pour traiter les affaires d’homicides atypiques, avec la possibilité d’agir en collaboration avec les services équivalents internationaux : une section de criminologistes de terrain, composée d’officiers maîtrisant un large éventail de compétences, allant de la psychologie aux techniques d’investigation policières modernes, mais aussi toute une palette de sciences criminelles, peu ou pas explorées jusque-là en France, du moins de manière concrète.

Ainsi, l’analyse globale des scènes de crime, qui permettait de mieux comprendre les résultats des sections scientifiques : empreintes digitales ou labiales, prélèvement et analyse d’ADN, traces de pas ou de pneumatiques, trajectoires de tirs, projections de sang, balistique, explosifs, incendies… Mais aussi, et surtout, la médecine légale, pour cerner plus efficacement les rapports médicolégaux et les utiliser de manière optimale dans les enquêtes.

Le côté humain des affaires traitées était couvert par la combinaison de l’expertise criminelle – vulgairement nommée profilage – et de la victimologie. L’ensemble permettait la prise en charge de la dimension psychologique d’un crime et l’étude du comportement, ainsi que de tout ce qui se rattachait aux victimes.

Enfin, la criminalistique et la criminologie, disciplines opposées mais parfaitement complémentaires, consistaient à déterminer comment les crimes sont commis, quels étaient leurs motifs et comment les appréhender. Les faits étaient perçus comme des comportements qui amenaient les enquêteurs à les étudier sous différentes orientations.

Une nouvelle race d’investigateur avait donc vu le jour au sein de cette section spéciale de I’OCRVP, et Cécile Sanchez en avait pris la tête. Une chance unique pour elle de pouvoir utiliser ses talents d’officier supérieur de police judiciaire, mais aussi ses compétences de psychologue et de criminologue, fruits de neuf années d’études acharnées et de cours du soir. Après une licence, elle avait obtenu un master professionnel de droit privé à l’université de Pau : droit pénal, sciences criminelles et droit aux victimes. Ensuite, elle s’était lancée dans un master en sciences humaines et sociales à Poitiers, option psychologie, spécialité : psychopathologie, pathologies cliniques et criminologie. Dans son élan, une fois son DESS en poche, elle avait décidé d’aller plus loin, encouragée par ses résultats et une passion profonde pour ce domaine. Elle avait préparé un doctorat en psychologie clinique à l’université Paris VIII, travaillant en parallèle à l’obtention de son certificat universitaire de criminologie, à l’IHEC, l’Institut des hautes études en criminologie de la capitale. C’est là qu’elle a rencontré le professeur Anaïs Miller, son mentor, avec qui elle entretient aujourd’hui encore des rapports privilégiés.

Une fois son doctorat obtenu, elle avait passé le concours externe de l’École nationale supérieure de la police, l’école des commissaires, à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Une immersion totale dans le travail. Une privation complète de tous les autres plaisirs de la vie.

Mais à présent, elle y est. Elle a trouvé sa place.

Des fonctions qui lui donnent l’opportunité d’exercer ses talents analytiques, sur les traces des cerveaux les plus perturbés, des esprits les plus retors, des génies du crime ou des pires psychopathes. Cette poignée d’individus en marge, rôdant dans les ombres du corps social, à l’origine des crimes les plus indéchiffrables.

Mais toutes les réussites ont un prix. À trente-cinq ans, Cécile n’a aucune vie, ou presque, en dehors de son travail. Aujourd’hui encore, elle enchaîne les formations, les séminaires, les stages de perfectionnement, n’hésitant pas à se déplacer à l’étranger lorsque c’est nécessaire.

La synergologie, science de l’analyse non verbale et comportementale, est sans doute le domaine dans lequel elle s’est le plus investie. Elle a eu le privilège d’assister à des conférences de spécialistes et de pionniers dans cet art du décryptage : Joseph Messinger, Philippe Turchet, l’agent fédéral américain Joe Navarro, le docteur Marvin Karlins et, surtout, le légendaire Paul Ekman. Elle-même dispense des cours de synergologie pratique pour la police, la gendarmerie, les douanes et quelques agences de sécurité privées. Son auditoire augmente avec sa notoriété au sein de la PJ.

Une existence bien remplie pour éviter de se confronter à ses propres démons. Ses ombres intimes.

Sans tarder, Cécile s’installe à son bureau. C’est une pièce de six mètres sur huit aux murs très hauts, à l’instar du reste de l’appartement, couverts d’étagères remplies de livres. Les ouvrages sont classés par thème : littérature française ou étrangère, polars et thrillers, poésie, philosophie, religion et mythologie, ésotérisme, histoire, arts et sociologie… Mais la majeure partie se compose surtout de documentation pratique, utile à son travail. Psychologie, psychanalyse, médecine générale, médico-légale, sociologie, drogues et addictions, stratégie, biographies criminelles diverses, faits divers… De quoi concurrencer certaines librairies parisiennes. C’est un univers clos qui lui permet de s’immerger dans les données dont elle a besoin.

De plus, trois trieurs métalliques contiennent des copies intégrales de toutes les affaires sur lesquelles elle a travaillé, ainsi que quelques dossiers légendaires traités par d’autres services.

Au fond de la pièce, une haute fenêtre devant laquelle est installé son poste de travail. C’est un meuble en ébène très sobre sur lequel trône un écran plat avec un clavier, une souris, des enceintes, un sous-main en cuir et le pot à crayons assorti, le tout aussi noir que le bois. Elle s’assoit dans le fauteuil et se penche pour allumer l’ordinateur, la tour étant placée au sol, sur le côté, pour ne pas surcharger la surface.

Sans attendre, Cécile attaque l’étude croisée des deux affaires, celle de Lyon et celle de Roissy. En même temps, elle se connecte à Internet pour trouver le plus d’éléments possibles sur l’Éventreur anglais ayant sévi en 2004 et sur ce suspect, finalement arrêté par la police londonienne et condamné, que la presse britannique avait surnommé « New Jack ».

À cheval sur ces trois dossiers, elle s’y plonge entièrement, lentement, s’y embourbe, s’y enlise volontairement. Le travail par l’immersion. Une descente dans le Mal à l’état pur, au cœur d’une affaire qu’elle pressent aussi noire que profonde.

Mais ni les ténèbres ni les abîmes ne lui font peur.

Il est plus de 3 heures du matin quand, exténuée, elle se traîne jusqu’au canapé en cuir blanc du séjour, tenant des documents, des photos, des PV et des articles de journaux sous le bras, qu’elle étale en bâillant sur la table basse. La certitude de tenir quelque chose lui donne une sensation vertigineuse. Impression de se tenir debout au bord d’un gouffre abyssal, en équilibre précaire face au néant, alors que son esprit est habité par des centaines d’embryons d’idées et de théories encore vagues. Il faut qu’elle les laisse se développer, grandir, s’entre-dévorer pour éliminer les plus fragiles. Ne resteront que les plus solides, qu’elle devra disséquer pour trouver la bonne voie. Alors seulement elle pourra se laisser tomber dans le vide, au cœur du Mal, armée pour vaincre et attirer la lumière au plus profond des ténèbres voraces, dans le but de les dissoudre et de voir le visage de celui qui s’y cache.

La nuit avance et, malgré sa volonté de poursuivre ses recherches, elle finit par s’endormir, tout habillée, terrassée par la journée éprouvante qu’elle a passée.

Mais son sommeil est hanté par la cavité abdominale de la jeune Orientale non identifiée. La blessure et l’abîme ne font plus qu’un, des rêves sinistres débordent. L’enfer habituel a ouvert ses portes dans la tête de Cécile Sanchez.

Le festin du serpent
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