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Lundi 1er mars 2010, 22 h 55, Montfermeil
Aussitôt après l’arrivée des lieutenants Mougin et Kieffer pour la relève de nuit, Ange-Marie, toujours en poste, dicte ses observations à son binôme qui prend note.
« Hassan Araf quitte le salon. Photo 211 ! Il passe un blouson. Photo 212 ! Il quitte l’appartement. Photo 213 ! »
Cette sortie est inhabituelle et constitue un bouleversement dans les habitudes bien établies du groupe. Ange-Marie saisit l’émetteur-radio. Du pouce, il enfonce le bouton latéral et vérifie que le destinataire est toujours le dispositif extérieur.
« PS à DE ! annonce-t-il. L’un des suspects sort de l’immeuble. Suivez-le et dites-moi où il se rend.
— DE à PS : reçu !
— Et ne le lâchez pas d’une semelle, compris ?
— Bien, commissaire. »
Il se remet à la surveillance de l’appartement, jumelles collées aux yeux. C’est alors que son rythme cardiaque s’emballe.
« Tarek Mehsud parle à Slimane Imrad… Photo 214 ! Il lui ordonne visiblement de sortir, lui aussi. Photo 215 ! Slimane met son manteau. Photo 216 ! Il bouge ! »
Il se retourne vers les trois autres, qui semblent surpris.
« Il va le suivre ! précise l’Archange. Et il est possible qu’Hassan cherche à me contacter. Si c’est le cas, il va être grillé… et nous aussi !
— On a les noms ? s’étonne Mougin. Les noms complets ?
— La DCRI m’a envoyé tout ça il n’y a pas deux heures. Je mettrai l’organigramme de ce tas de merde à jour demain. Pour l’instant, y a urgence. C’est sûrement un coup de sécurité… »
Ange-Marie a une pensée qui le fait frémir. Il se reprend et s’écrie :
« Si ça se trouve, il veut m’envoyer un mail ! Si l’autre le voit entrer dans un cybercafé, c’en est fini pour nous ! »
Il s’empare à nouveau de l’émetteur de la radio, presse le bouton et ordonne, sans y mettre les formes :
« Filature à pied ! Je répète : filature à pied ! Cet homme va sans doute être suivi… Il faut me le protéger à tout prix.
— Reçu PS !
— Et ne vous faites voir ni par l’un ni par l’autre… mais surtout pas par le second.
— Reçu PS… Mais si vous nous expliquiez ?
— Contentez-vous de faire ce que je dis ! assène-t-il sèchement. Le moindre problème et c’est tout le dispositif qui est en péril… Voire toute l’opération ! »
Le commissaire se met à tourner en rond, cherche une solution, affolé, quand Laura Kieffer se lève, lance un coup d’œil rapide sur la carte de Montfermeil puis se jette sur la radio. Elle change la fréquence et enfonce le bouton de l’émetteur, sans laisser à son chef le temps ou l’occasion de lui demander ce qu’elle compte faire.
« Direction centrale de PJ à commissariat central de Montfermeil. J’ai besoin d’une équipe BAC sur l’avenue George-Sand.
— Reçu DCPJ… Quel est le motif ?
— Contrôle d’identité et vérification complète du pedigree d’un individu qui remonte l’avenue et doit se trouver aux alentours du 32.
— Individu dangereux ?
— Non… Juste besoin d’informations pour une enquête de stups… vraiment pas de quoi stresser.
— Et au niveau administratif, on fait comment ? interroge la voix féminine. Quel est le numéro de procédure ?
— Pas de procédure, juste une enquête de fond. Vérifiez simplement la validité des papiers et transmettez-nous les informations depuis le véhicule sur cette fréquence avant de le laisser repartir. Quels que soient les résultats, vous faites un compte rendu complet par mail sous quarante-huit heures à l’adresse suivante : olivier-tristan@ocrtis.com.
— Reçu DCPJ, on a une voiture dans le coin, on le tape dans moins d’une minute. »
Ayant reposé l’émetteur, Laura s’habille et fonce vers la sortie. Les questions se bousculent dans la tête de Barthélémy.
« Tu fais quoi ? Où tu vas ? Et qu’est-ce que vient foutre le lieutenant Tristan dans cette merde ?
— Pas le temps d’expliquer, chef… Vous me remercierez plus tard ! »
Elle fixe au revers de son manteau un pins en forme de cœur muni d’un minuscule émetteur et glisse un objet en forme de larme dans son oreille droite. Elle vérifie le contenu de ses poches à la hâte et quitte la planque, laissant tout le monde bouche bée, sans plus d’explications.
*
En longeant l’avenue George-Sand par une série de rues étroites, Laura Kieffer court pour rattraper son retard. La brume épaisse limite son champ de vision, réduit les personnes qu’elle croise à des silhouettes vaporeuses.
Montfermeil est un quartier dangereux, qui plus est la nuit, pour une belle jeune femme blonde qui s’y aventure seule. Dans un réflexe de protection, elle vérifie la présence de son Sig Sauer à sa ceinture, invisible sous sa veste en cuir.
Une fois qu’elle estime être au bon niveau, elle emprunte une rue perpendiculaire sinistre, débouche sur l’avenue et jette un regard en arrière. Les hommes de la BAC de Montfermeil jouent aux cow-boys ; ils sont en légère périphérie de l’épicentre de la cité, sans quoi ils n’auraient même pas pris le risque de se déplacer.
« Contrôle en cours ! dit-elle pour son pins. L’individu X…, je veux dire Slimane Imrad, est stoppé. Maintenant je vais voir Hassan.
— Tu risques de lui faire peur, résonne la voix de l’Archange au creux de son oreille. Tu ne devrais pas…
— C’est ça ou on le perd ! coupe Laura. Ne t’inquiète pas, je saurai y faire. »
Elle continue sur l’avenue pendant une centaine de mètres environ puis bifurque dans la rue Gauguin. Elle repère immédiatement l’enseigne de Rapid Call, un petit bouge de communications à prix restreint pour l’étranger qui fait aussi relais Internet.
En entrant dans l’établissement aussi étroit que sale, elle aperçoit Hassan assis devant un PC. La chaise à côté de lui est vide. Laura s’assied dessus après avoir laissé vingt euros au patron de l’établissement.
« Je suis une collègue de Barthélémy, murmure-t-elle sans préambule. Surtout ne me regarde pas. »
Le jeune homme frémit mais obtempère. Il ouvre une nouvelle fenêtre Explorer pour couvrir la première. Réflexe de prudence.
« Un des tiens t’a suivi après ton départ. Ne t’inquiète pas, on l’a ralenti. Réponds avec le clavier : c’était prévu ? »
Hassan, le doigt tremblant, appuie sur la touche N du clavier crasseux.
« Bien ! reprend Laura en faisant mine de faire des achats sur Amazon. Tu leur as raconté quoi pour pouvoir t’esquiver ? »
Hassan, décomposé par la peur, est devenu pâle comme un linge. La sueur perle à son front. La jeune femme regarde ses doigts tremblants courir maladroitement sur le clavier : Prendre l’air. Pas bien.
« Tu es certain qu’ils vont avaler ça ? »
Les frémissements d’Hassan gagnent alors tout son corps, comme si l’idée induite par Laura venait d’éveiller en lui une foule de scénarios probables, aussi terrifiants les uns que les autres. Il prend quelques secondes de réflexion et appuie sur une seule touche : ?
Passant une main moite sur son visage, il se met à respirer trop vite, en proie à une angoisse grandissante.
« Regarde mes doigts », murmure Laura.
Il s’exécute du coin de l’œil. Via le clavier, tapant lentement, la blonde lui explique qu’il a été suivi par un des siens. Elle le rassure en lui décrivant quelle technique elle a mise en place pour faire capoter la filature et immobiliser son poursuivant. Comme Hassan a un air toujours aussi démuni, elle tape les mots suivants : Tu as compris ?
Il faut quelques secondes à Hassan pour se ressaisir. Le dialogue reprend alors, plus vif, par claviers interposés.
Hassan : Compris.
Laura : Tu rentres à la planque et tu t’étonnes de l’absence de Slimane.
Hassan : Et s’il est déjà revenu ?
Laura : Impossible, il ne sera relâché par la patrouille de la BAC que quand je le déciderai.
L’informateur est paralysé par la peur. Ses yeux se perdent dans le vide. Laura cherche à le faire réagir. Elle donne un coup de pied dans la cheville de l’Égyptien pour le reconnecter à la réalité. Dès qu’il recouvre ses moyens, elle reprend le dialogue.
Laura : Pars maintenant et sois naturel.
Hassan : Et s’ils se doutent de qqchose ?
Laura : On a un œil sur la planque et on interviendra pour te tirer de là.
Elle pose un papier de bonbon froissé à côté de sa souris et lui adresse un clin d’œil discret.
Hassan : C’est quoi ?
Laura : Une assurance vie pour toi et une aide pour nous. Garde ça sur toi pour l’instant et place-le dans un coin discret du séjour cette nuit.
Hassan : Micro ?
Laura : Oui.
Hassan : C’est risqué.
Laura : Tu n’as pas le choix maintenant, rentre et n’oublie pas que tu n’es pas seul.
Le jeune homme semble hésiter, en proie à une terreur sourde. Il passe plusieurs fois une main nerveuse sur sa nuque ; on dirait qu’il va se mettre à pleurer.
Laura : Vas-y maintenant et sois naturel !
Les jambes flageolantes, l’informateur s’exécute, expire longuement pour évacuer le stress, met le papier dans sa poche et s’apprête à partir.
Au dernier moment, il se fige, puis se retourne et se penche sur le clavier.
Merci.
Lorsqu’il quitte enfin l’établissement, le lieutenant Kieffer souffle de soulagement en s’adossant à son siège bancal, les bras ballants, la tête rejetée en arrière.
« C’est bon ! Il retourne à sa tanière… Et je rentre aussi », articule-t-elle clairement pour que le micro intégré à son pins puisse capter les syllabes.
« Bon travail ! la félicite Ange-Marie. Slimane est toujours entre les mains des cow-boys de la BAC. On va attendre qu’Hassan soit de retour avant de donner l’ordre de le laisser repartir. »
Elle patiente quelques secondes avant de sortir à son tour, sous le regard lubrique du patron – un Tunisien entre deux âges –, qui sue de désir en la regardant passer devant lui.
*
De retour au poste de surveillance, essoufflée et frigorifiée, Laura se fait couler un café. Ange-Marie s’approche d’elle et lui donne une petite tape sur l’épaule.
« Bien joué, ma belle ! Hassan est sorti pour m’envoyer un mail dont je vous parlerai ensuite. À présent, il est rentré et discute avec Tarek. Le ton n’a pas l’air de monter. Slimane vient de sortir du contrôle de police. Il ne va pas tarder à rentrer lui aussi.
— Très bien. Alors branche le logiciel de surveillance et active le micro 5. »
Le commissaire arrondit les yeux, incrédule, puis s’exécute. Il effectue les réglages nécessaires et allume les mini-enceintes après avoir lancé la fonction « enregistrement ».
Aussitôt, les voix d’Hassan et de Tarek se font entendre. Une conversation en arabe. Ange-Marie ne possède que quelques notions de cette langue aussi complexe que sublime. Mougin sait dire « baiser », « chatte », « pédé » et quelques autres mots du même acabit. Pour sa part, Vedat est turc, et même s’il maîtrise parfaitement sa langue maternelle, ça n’a rien à voir avec l’arabe. Heureusement, Laura prend des cours du soir depuis qu’elle a rejoint la SDAT.
« Hassan dit qu’il se sent mieux, traduit-elle. Tarek lui explique qu’il a sans doute attrapé un virus. »
Mougin s’est emparé du cahier et note « conversation Hassan-Tarek » ainsi que les initiales REC, mention qui signifie qu’un enregistrement est en cours. Il comptabilise les photos chaque fois que Vedat, toujours rivé aux jumelles à prise d’images, annonce « Photo 220 ».
La jeune femme écoute la suite, concentrée, puis reprend :
« Hassan demande où est Slimane. Tarek lui dit qu’il est sorti pour voir s’il allait bien, qu’il était inquiet. Il s’étonne du fait qu’ils ne se soient pas croisés. Hassan dit qu’il a juste fait le tour du pâté de maisons et qu’il ne l’a pas vu. »
C’est à ce moment que Ciplak annonce :
« Retour de Slimane ! Photo 221 ! Il retire son manteau et rejoint le groupe. Photo 222 ! »
Laura s’approche de la fenêtre et s’empare d’une autre paire de jumelles. Tout en suivant la conversation des trois hommes, elle remarque que Slimane fronce les sourcils.
« Imrad a l’air à cran, s’inquiète-t-elle. Je ne sais pas si notre stratagème a fonctionné. Faut se préparer intervenir si Hassan est en danger.
— On attend pour l’instant ! ordonne l’Archange. On va voir ce qui se dit. »
La conversation reprend et Kieffer traduit :
« Slimane raconte qu’il a été contrôlé par la police. Il se demande pourquoi. Il en a après Hassan, il prétend que ça ne serait jamais arrivé s’il n’était pas sorti.
— Photo 223 ! » annonce Vedat.
Ange-Marie reste sur ses gardes, prêt à agir en cas de nécessité, mais ne s’inquiète pas outre mesure. Les deux autres n’ont aucune preuve qu’Hassan les a trahis. C’est une colère de principe.
« Hassan s’excuse, il dit qu’il regrette et promet de faire attention à l’avenir. Tarek demande à Slimane ce que les flics voulaient, s’ils étaient en uniforme ou en civil. L’autre répond qu’ils ont demandé ses papiers, qu’ils étaient trois, en civil, dans une petite voiture banalisée. Il explique que le plus jeune est allé dans la voiture avec sa carte d’identité, qu’il a parlé à la radio, que ça a duré un moment. »
Laura se concentre à l’écoute, bute visiblement sur un mot ou deux mais parvient à suivre le fil de la conversation.
« Slimane a eu peur qu’ils s’aperçoivent que sa carte d’identité est une fausse et qu’ils l’arrêtent. Tarek lui demande de quelle marque et de quel modèle était la voiture de police. Slimane dit que c’était une Ford Focus gris sombre. Tarek lui assure que ce n’est rien, c’était la BAC, pas la PJ. Ils faisaient un contrôle de routine et cherchaient sans doute quelqu’un d’autre. »
Les échanges suivants lui font écarquiller les yeux de surprise. Elle pose les jumelles et fixe le chef de groupe avant de traduire la phrase qui vient clore le débat.
« Tarek a dit qu’il devra parler à l’Imam quand il téléphonera demain, en fin de matinée. Il demandera une nouvelle identité pour Slimane. »
Ange-Marie soupire et se masse les tempes.
« Bon, on vous laisse prendre la relève. Demain, quand Christian et Abdel arriveront pour vous remplacer, nous serons là aussi, Vedat et moi. On fera un point rapide pendant leur petit déjeuner.
Il y a de nombreux éléments dont je dois vous faire part, et notamment le contenu du mail d’Hassan, les identités et pedigrees de Slimane et de Tarek, et quelques bouleversements dans le traitement du dossier. »
Ses hommes acquiescent en silence.
Laura prend les jumelles et se poste à la fenêtre, Sébastien s’occupe du cahier de consignes tandis que le commissaire et le stagiaire sortent de l’appartement.
La jeune femme signale qu’Hassan va à la salle de bain.
« Photo 224 ! »