21

Samedi 27 mars 2010, 10 h 02, Paris 13e

En silence, Ange-Marie et Cécile marchent d’un bon pas dans les couloirs du centre hospitalier de la Pitié-Salpêtrière. Ce qu’ils s’apprêtent à faire manque à toutes les règles de déontologie policière.

Ce détail ne perturbe pas le moins du monde l’Archange, qui inflige souvent des entorses au règlement. De plus, il n’est là que pour accompagner la jeune femme, depuis que Regnault a accédé à sa demande insistante. Elle, en revanche, n’est pas à l’aise du tout. Aller à l’encontre du code de procédure ne lui ressemble pas, mais il s’agit d’un cas de force majeure. Si elle veut éviter que le Serpent reparte éventrer des femmes innocentes dans d’autres pays, elle doit agir vite. Très vite.

Avant de venir ici, Cécile a pu parcourir les quelques feuillets concernant le bras droit de l’Imam. Malgré la pauvreté des informations disponibles, elle a réussi à se faire une assez bonne image de la personnalité de cette femme hors du commun. Fille de diplomate, titulaire d’un DEA en psychologie clinique, championne internationale d’échecs à dix-huit ans, belle, intelligente et cultivée. Malgré ces atouts et le milieu social aisé duquel elle est issue, elle a consacré sa vie au terrorisme international et à l’activisme politico-religieux. Les raisons de ce choix restent obscures, même si Cécile a sa petite idée sur la question. Dans certaines familles un peu trop étouffantes, le besoin de rébellion des âmes dures va bien plus loin que dans les foyers populaires.

Toujours est-il que Cécile va devoir faire face à une personnalité retorse, dotée d’un sens aigu de la stratégie et de connaissances en psychologie. Des éléments qui ne feront pas d’elle une personne facile à interroger.

Avant de pénétrer dans la chambre, Cécile et Ange-Marie doivent passer par le bureau du médecin de Shatrit, le docteur Dillon. C’est un homme d’une quarantaine d’années qui les accueille chaleureusement et les invite à s’asseoir. Après les politesses d’usage, il en vient au fait avec franchise.

« Vous avez bien conscience que je ne devrais pas autoriser cette entrevue, n’est-ce pas ?

— Oui, répond Ange-Marie. Nous le savons. Et nous ne comptons pas nous imposer. Vous êtes seul juge.

— Nous sommes bien d’accord qu’il ne s’agit pas d’un interrogatoire ? Mlle Shatrit est ma patiente, et peu importe ce dont elle s’est rendue coupable, je dois la soigner et veiller à sa santé comme à celle de n’importe quel autre malade.

— Bien entendu.

— Aussi, son état actuel ne permet pas une mise en garde à vue. Elle a été frappée de plein fouet par des plombs de gros diamètre, sept impacts dont quatre qui sont passés sous la peau et que j’ai dû extraire. Vous vous rendez compte qu’il s’agit de blessures sérieuses ?

— Oui, répète l’Archange d’une voix neutre. Nous savons ce que c’est et les souffrances endurées. Nous comptons bien la ménager.

— Bon. Il ne s’agira donc pas d’un interrogatoire, mais bien d’un entretien auquel la patiente pourra mettre fin quand elle le souhaitera. Elle est même en droit de refuser de vous parler.

— Si vous permettez, docteur, intervient Cécile, j’ai bien peur qu’elle refuse tout entretien avec la police. Par principe. En revanche, ce que j’ai à lui apprendre devrait attirer son attention. Il se peut même qu’en apprenant le motif de ma visite, elle soit prête à me parler librement. Cela n’a rien à voir avec ses activités au sein du groupe terroriste. C’est une tout autre affaire. J’ai donc besoin de deux minutes pour lui exposer l’objet de cet entretien. » Elle sort sa carte de réquisition et poursuit : « Je fais partie de l’OCRVP, pas de l’antiterrorisme. Dans notre service, nous traitons toutes les affaires liées aux violences à l’encontre des personnes et nous en gérons tous les aspects, l’assistance aux victimes incluse. Je peux vous assurer que je possède le tact et les connaissances nécessaires pour mener un entretien en douceur. »

Mots choisis avec soin, gestuelle douce, voix apaisante… Cécile manipule l’esprit du médecin comme un bloc d’argile. L’homme souffle et hoche la tête, il laisse s’étirer un silence avant de prendre sa décision.

« C’est d’accord. Je resterai avec vous pendant les deux minutes dont vous avez besoin. Mais une fois ce temps écoulé, si elle refuse toujours de vous parler, je devrai vous demander de sortir. Immédiatement. »

*

En entrant dans la chambre, la première chose que voit Cécile et qui la frappe, c’est la force du regard de Shatrit. Dans ces yeux d’un vert profond, mis en valeur par la peau couleur caramel, on peut lire une détermination inflexible. Les deux femmes se fixent un long moment, en silence, chacune jaugeant l’autre.

Ange-Marie, resté dehors, attend devant la porte pour que l’Iranienne ne se bute pas en le reconnaissant. Elle l’a déjà remarqué une première fois alors qu’elle faisait son jogging. Et même s’il portait une cagoule pendant l’intervention, sa carrure est facilement reconnaissable, à l’instar de sa voix. Il préfère ne pas prendre de risque.

Le médecin, lui, est entré dans la chambre avec la commissaire. Il s’apprête à formuler une introduction mais Sameya le devance. Elle s’adresse directement à Sanchez. Sa voix est glaciale et tranchante.

« Tu es flic ! Et je n’ai rien à dire à un flic. »

Elle tourne ensuite la tête vers la fenêtre, signifiant que, de son côté, la messe est dite.

Le docteur Dillon a déjà posé la main sur la poignée mais Cécile lève deux doigts devant lui pour lui rappeler leur arrangement en le fusillant du regard. Deux minutes de parole.

« Bonjour, mademoiselle Shatrit. Je suis bien de la police, mais je ne travaille pas pour l’antiterrorisme. Ce qui m’amène à vous n’a rien à voir avec les faits qui vous sont reprochés.

— Pas de la SDAT, hein ? rétorque la femme sans se retourner. Quoi alors ? Le renseignement ? Interpol ?

— L’Office central pour la répression des violences aux personnes. Je viens vous parler de seize jeunes femmes auxquelles on a arraché la vie. De bonnes musulmanes qui ont été égorgées, vidées de leur sang, mutilées, éviscérées et laissées sur place comme autant de morceaux de viande. »

Sameya ne réplique pas. Son corps se fige pendant quelques secondes, puis sa main remonte vers sa gorge, en couvre le côté.

Elle sait ! comprend la commissaire. Ce geste est plus éloquent que des mots. Elle a remarqué ces meurtres commis dans les villes par lesquelles An-Naziate passait. Elle est mal à l’aise. Ces actes barbares la dérangent et la dégoûtent. Peut-être même qu’elle soupçonne quelqu’un.

Le moment est venu d’appuyer là où ça fait mal pour débloquer la situation, d’autant que le médecin vient de regarder sa montre. Le temps leur est compté.

« Vous êtes une guerrière de la foi, mademoiselle Shatrit. Tout ce que vous avez fait était conforme à vos convictions, à des valeurs et à un code moral strict. Mais l’auteur de ces actes odieux est un monstre. Il se fout de la morale, il ne croit en rien et ne respecte pas la vie humaine. Je sais que ces crimes vous écœurent profondément, et je sais aussi que vous êtes au courant. Comment pourriez-vous ne pas vous en être rendu compte ? Cet animal a suivi votre parcours. Il a souillé votre combat. »

Aucune réaction, mais en observant la couverture qui se soulève, Cécile note que la respiration de Shatrit s’accélère de manière significative. Dans le lit, elle se replace, bombe la colonne vertébrale. La commissaire en tire des conclusions.

Son climat mental est en train de changer. Réaction répulsive. Elle essaie de toutes ses forces de sortir de cette situation, de ses pensées. Elle est sur point de me congédier pour éloigner le problème. Pourquoi ?

Elle repasse mentalement les informations qu’elle a pu lire sur la jeune femme et les autres membres du groupuscule terroriste. Ses pensées défilent à toute vitesse. À cet instant, Sameya se retourne et la regarde droit dans les yeux. Le médecin pose une nouvelle fois la main sur la poignée : c’est une question de secondes avant qu’on ne l’oblige à sortir.

Sur le visage de l’Iranienne, les sourcils froncés dessinent une expression forcée, un masque : ils ont tendance à s’étirer aux extrémités. Les lèvres sont relevées et pincées.

Dégoût et culpabilité. Elle se sent concernée d’une manière étrangement proche, personnelle. Pourquoi ?

Shatrit s’apprête à lui ordonner de sortir, mais juste avant qu’elle n’entrouvre les lèvres, sa main vient compulsivement frotter son front juste au-dessus du sourcil gauche.

Immédiatement, Cécile entrevoit les raisons du malaise de Sameya, qui prononce les mots redoutés :

« Je n’ai rien à vous dire ! Partez maintenant… »

Le médecin entrouvre la porte et rappelle poliment à la commissaire qu’elle ne peut en aucun cas contraindre sa patiente à poursuivre cet entretien. Cécile abat une dernière carte.

« Ce n’est pas votre Imam qui a tué ces femmes. L’analyse partielle de son ADN a été confrontée à celui retrouvé sur deux des scènes de crime. Les résultats comparatifs sont formels : ce n’est pas notre homme. Je pense qu’il fallait que vous le sachiez pour que l’image que vous garderez de lui ne soit pas entachée. Le coupable, lui, court toujours. Il continuera à égorger et à éviscérer des innocentes. »

Les sourcils de Sameya se soulèvent et sa mâchoire se relâche – expression faciale de la surprise. La seconde suivante, ses épaules retombent, ses yeux font un rapide aller-retour de haut en bas et elle laisse aller une brève expiration, signes de soulagement évident.

« Bon, il est temps de laisser ma patiente se reposer à présent », insiste Dillon en ouvrant la porte en grand.

Un air de bienveillance sur le visage, Cécile sourit à la jeune femme, la salue et quitte la pièce.

« Attendez ! »

Sameya s’est redressée sur son lit.

« Je suis ce que je suis et je suis consciente que, pour la plupart des gens, je suis une criminelle dont les fautes sont au-delà de toute rédemption. Mais j’ai agi par conviction, par foi. Celui qui commet ces horreurs mérite les flammes de l’enfer.

— L’enfer demeure aux aguets, refuge pour les transgresseurs, cite Cécile. Ils y demeureront pendant des siècles successifs.

— Ils n’y goûteront ni fraîcheur ni breuvage, poursuit l’Iranienne, hormis une eau bouillante et un pus comme rétribution équitable…

— Car ils ne s’attendaient pas à rendre des comptes ! conclut la commissaire en insistant sur ces derniers mots.

— Vous connaissez les Saintes Écritures, commissaire ?

— Un peu. Il s’agit de la soixante-dix-huitième sourate, An-Naba, “ La Nouvelle ”.

— Je vais vous aider, si j’en suis capable. Vous pouvez nous laisser, docteur. »

L’homme acquiesce en haussant les épaules et referme la porte sur les deux femmes qui se font face un moment en silence. C’est Shatrit qui le brise la première.

« Vous venez de soulager mon esprit, commissaire. J’ai vraiment pensé qu’Umar pouvait être le tueur. J’espère qu’il me pardonnera d’avoir douté de lui.

— C’est le cas, j’en suis certaine.

— Comment ai-je pu envisager une telle possibilité ? J’ai tellement honte.

— Pour tout vous dire, avoue Cécile, je le pensais aussi. Umar était mon principal suspect. Mais l’ADN ne ment pas : ce n’est pas lui. Accepteriez-vous de répondre à quelques questions ?

— Si vous vous cantonnez aux meurtres de ces pauvres femmes, oui !

— Je ne m’occupe pas du reste.

— Alors allez-y…

— Est-ce que vous voyez quelqu’un, au sein de votre organisation, qui aurait pu commettre ces crimes ?

— Non, répond Sameya. Ils étaient regroupés par cellules, et des absences répétées auraient été remarquées. Seul Umar aurait eu la possibilité de le faire. »

Pendant qu’elle réfléchit, les yeux de la jeune femme s’orientent vers le haut, à gauche, signe qu’elle sollicite bien sa mémoire et non son imagination. Aucune marque de duplicité. Cécile l’encourage à poursuivre sa réflexion tout en lui donnant des indices.

« Il s’agit d’un individu de sexe masculin d’origine moyen-orientale. Il a entre trente et quarante-cinq ans. Il est intelligent, sagace et instinctif. Il dispose d’une bonne situation financière. Il est narcissique, manipulateur et potentiellement violent. »

Toujours en train de sonder sa mémoire, Sameya fronce les sourcils. Elle cherche vraiment à trouver de qui il s’agit.

« Il consomme des drogues, de la cocaïne entre autres. Il a une très haute estime de lui-même, ne connaît aucun remords et n’a pas la foi. Il dépersonnalise les femmes. Il aime les mondanités et est socialement intégré, en apparence tout du moins. Ses tenues sont soignées… »

Les yeux de Shatrit s’arrondissent tout à coup. Elle lève la main, reste pétrifiée, les yeux dans le vague. Elle a visiblement fait un lien avec quelqu’un, mais laisse son esprit condenser les informations.

« Iblis…, finit-elle par dire.

— Le diable ? traduit Cécile. Le tentateur du Saint ? De qui parlez-vous ?

— Le Yéménite ! Il s’occupe de faire passer de l’argent pour l’Imam depuis le début. On ne sait pas comment il procède, mais il arrive à faire passer de grosses sommes en plusieurs fois depuis le Moyen-Orient. Il passe son temps à sniffer, même en public. Il a le vice incrusté dans la chair.

— Son nom ?

— Tahar Saridah.

— Où est-il ? Vous le savez ?

— Il doit avoir déjà pris ses quartiers à notre prochaine étape et attend qu’on arrive. Il était prévu qu’on reste planqués quelques jours après notre dernière action… qu’on le rejoigne après, pour les prochains paiements. Il nous remet toujours les sommes en plusieurs fois.

— Et où deviez-vous aller ensuite ?

— À Bordeaux.

— Vous savez où il loge ?

— Non, jamais. C’est lui qui nous contacte pour les remises d’argent liquide, la plupart du temps dans des lieux publics. Il nous doit encore des versements. »

C’est alors que l’esprit de Cécile fait tilt. Elle a l’impression qu’elle vient de prendre un crochet en plein plexus.

Le souffle coupé, elle remercie Sameya pour son aide, se lève et s’apprête à sortir. Mais la tête lui tourne et elle est contrainte de s’asseoir quelques secondes.

« Vous allez bien ? demande l’Iranienne. Vous êtes toute pâle soudain.

— C’est ça ! pense Cécile à haute voix. Les villes ! Les hôtels, les déplacements… Je vais vous envoyer un de mes hommes : il faut absolument que vous acceptiez de lui parler et que vous lui disiez précisément tout ce que vous savez sur cet individu… Tout ! Je vous en prie, c’est très important.

— Vous pensez que c’est lui ?

— J’en suis certaine, souffle-t-elle. Je viens de comprendre… de tout comprendre ! Et c’est pire que ce que j’imaginais. »

Le festin du serpent
cover.xhtml
book_0000.xhtml
book_0001.xhtml
book_0002.xhtml
book_0003.xhtml
book_0004.xhtml
book_0005.xhtml
book_0006.xhtml
book_0007.xhtml
book_0008.xhtml
book_0009.xhtml
book_0010.xhtml
book_0011.xhtml
book_0012.xhtml
book_0013.xhtml
book_0014.xhtml
book_0015.xhtml
book_0016.xhtml
book_0017.xhtml
book_0018.xhtml
book_0019.xhtml
book_0020.xhtml
book_0021.xhtml
book_0022.xhtml
book_0023.xhtml
book_0024.xhtml
book_0025.xhtml
book_0026.xhtml
book_0027.xhtml
book_0028.xhtml
book_0029.xhtml
book_0030.xhtml
book_0031.xhtml
book_0032.xhtml
book_0033.xhtml
book_0034.xhtml
book_0035.xhtml
book_0036.xhtml
book_0037.xhtml
book_0038.xhtml
book_0039.xhtml
book_0040.xhtml
book_0041.xhtml
book_0042.xhtml
book_0043.xhtml
book_0044.xhtml
book_0045.xhtml
book_0046.xhtml
book_0047.xhtml
book_0048.xhtml
book_0049.xhtml
book_0050.xhtml
book_0051.xhtml
book_0052.xhtml
book_0053.xhtml
book_0054.xhtml
book_0055.xhtml
book_0056.xhtml
book_0057.xhtml
book_0058.xhtml
book_0059.xhtml
book_0060.xhtml
book_0061.xhtml
book_0062.xhtml
book_0063.xhtml
book_0064.xhtml
book_0065.xhtml
book_0066.xhtml
book_0067.xhtml
book_0068.xhtml
book_0069.xhtml
book_0070.xhtml
book_0071.xhtml
book_0072.xhtml
book_0073.xhtml
book_0074.xhtml
book_0075.xhtml
book_0076.xhtml
book_0077.xhtml
book_0078.xhtml
book_0079.xhtml
book_0080.xhtml
book_0081.xhtml
book_0082.xhtml
book_0083.xhtml
book_0084.xhtml
book_0085.xhtml
book_0086.xhtml
book_0087.xhtml
book_0088.xhtml
book_0089.xhtml
book_0090.xhtml
book_0091.xhtml
book_0092.xhtml
book_0093.xhtml
book_0094.xhtml
book_0095.xhtml
book_0096.xhtml
book_0097.xhtml
book_0098.xhtml
book_0099.xhtml
book_0100.xhtml
book_0101.xhtml
book_0102.xhtml
book_0103.xhtml
book_0104.xhtml
book_0105.xhtml
book_0106.xhtml
book_0107.xhtml