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Lundi 29 mars 2010, 18 h 45, Mérignac
Le dispositif de surveillance mis en place dans le hall de l’aéroport de Bordeaux-Mérignac, terminal 1, est aussi discret que serré. Vu de l’extérieur, l’aéroport ressemble à un énorme animal en pleine hibernation. En réalité, un filet invisible et mobile est tissé à travers tout son volume. Des policiers du SRPJ local, en civil, sont postés à des endroits stratégiques, d’autres circulent et sillonnent l’espace. Certains se sont même mêlés aux civils venus chercher des voyageurs. Les services des douanes sont également de la partie, avec pour consigne de faire un minimum de contrôles, afin d’éviter toute forme de méfiance de la part de la cible. Ils restent distants et font leur travail sans zèle.
Les membres de la section spéciale de l’Ocrvp et le groupe qui traquait An-Naziate sont également sur les lieux. Certains se sont postés dans le hall, d’autres à l’extérieur, dans des voitures, prêts à lancer une filature si toutefois Tahar Saridah arrivait aujourd’hui.
La veille, chaque vol en provenance directe ou indirecte d’un pays du Moyen-Orient a été contrôlé. En vain.
Cécile et Ange-Marie espèrent que Saridah se présentera avant le lendemain en fin d’après-midi : une conférence de presse officielle doit alors être donnée. Depuis l’intervention catastrophique du Raincy et la tragédie de Montreuil, les forces de l’ordre et le ministère de l’Intérieur ont redoublé d’efforts pour éluder les questions des journalistes et tempérer leurs suppositions, mais ils ne pourront pas continuer indéfiniment comme ça. On invoque la liberté d’information et on accuse l’opacité dans laquelle les faits ont été plongés.
Même si Guilleret a promis de faire en sorte que les communiqués distillés demeurent obscurs encore un moment, il faudra bien prononcer le mot « terrorisme ». Et dès que Saridah comprendra, il disparaîtra.
Concernant la procédure, la présidente du parquet de Paris a décidé de laisser la priorité au juge Raffin, considérant que Bernard Carnet aurait assez à faire ces jours-ci avec les désastres qui se sont succédé dans son dossier. Ange-Marie est pour beaucoup dans cette prise de décision : il a usé de toute son influence pour que la DCRI et le ministère fassent pencher la balance dans ce sens. Son principal argument a été que Tahar Saridah n’était pas directement lié à An-Naziate, qu’il ne s’agit que d’un indépendant, un opportuniste, qui n’est pas et n’a jamais été motivé par la religion et la politique. C’est un criminel doublé d’un dangereux psychopathe.
À dire vrai, le chef de groupe de la SDAT apprécie énormément la commissaire Sanchez. Une femme droite, intègre, dévouée à son métier, qui mérite de pouvoir mener ses investigations à terme sans avoir à patienter des mois, le temps de la clôture de l’instruction qui s’étendra à l’échelle internationale.
Tu as le droit d’épingler ton tueur, pense-t-il en la regardant de loin. Tu as trop travaillé pour qu’on te coupe l’herbe sous le pied. Espérons juste qu’il se manifestera avant que le démantèlement d’An-Naziate ne soit rendu public.
Plus profondément, et même si l’homme se refuse à se l’avouer consciemment, il éprouve à l’égard de la commissaire une attirance intense, aussi physique qu’intellectuelle. Cette femme le fascine et le trouble au point d’altérer son impartialité.
Malgré lui, ses yeux restent fixés sur elle, sur cette silhouette athlétique, fine et élégante, dont une aura puissante se dégage comme un parfum envahissant et tenace.
Debout à l’étage, les yeux plongés dans la foule qui patiente calmement le temps du débarquement, Cécile Sanchez est à l’affût du moindre signe suspect. C’est presque sans s’en rendre compte qu’elle ralentit sa respiration.
Elle se détache progressivement du réel d’une façon qui, elle le sait par expérience, lui conférera dans quelques instants cette perception étrange, quasi extralucide, qui ne manque jamais de la surprendre.
Comme à la fête foraine, le jour du meurtre de son père.
Sensation d’écrasement de l’espace et de compression du volume de ce hall immense. Comme si le monde venait brutalement de disparaître au-dehors et que l’univers se résumait à cet endroit. Ensuite vient cette impression qu’elle se trouve séparée de ce qui l’entoure par une bulle de verre épais, contre laquelle elle se frotte comme un torchon sur une vitre. À chaque fois, le même tourbillon, la même chute intérieure. Jusqu’à le sentir. Le Mal.
Elle ralentit toutes ses fonctions vitales – respiration, rythme cardiaque – et se place dans un état second. Quelques secondes d’observation absolue qui englobe tout le volume alentour. Ses sens avalent son environnement direct puis s’éteignent un à un, sauf la vue, qui se distord et s’affûte, se transformant en une perception abstraite des objets et des personnes.
Cécile devient, le temps d’un éclair, le centre de toute chose, puis elle s’éloigne, reprend sa place dans une sorte de réalité schématisée. Elle est alors capable de visualiser son entourage comme une série d’éléments simples, plus ou moins ordonnés, qui gravitent autour du cœur du monde. Elle peut décoder cette sphère asséchée de toute humanité, dans laquelle les informations sont aussi froides que des données mathématiques. La mécanique de la vie et tous ses mouvements.
Les âmes flottent dans cet espace d’observation stérile. Toutes filent dans le même sens, plus ou moins vite, dans des ellipses parfaites. Un ballet surréaliste duquel elle parvient à se détacher complètement. Elle parvient à s’arrêter. Elle contrôle le temps et prend de la distance.
Elle capte les interactions, les échanges d’énergie, les trajectoires opposées ou parallèles. Elle devine les affinités, les attaches, les attractions et les répulsions. Elle peut mesurer la véracité et la force des liens qui unissent des gens. Les antagonismes aussi. Elle peut lire les sentiments : amour, rivalité, frustration, plaisir, attirance, tristesse, solitude, souffrance. Les personnes qui l’entourent deviennent des données simplifiées, déchiffrables.
Parmi ces centaines d’âmes en rotation homogène, elle peut voir celles qui tournent à l’envers, plus lentement ou beaucoup trop vite. Celles sur lesquelles l’ordre du monde n’a aucune prise. Elle repère les valses irrégulières, les mouvements chaotiques, les girations suspectes, les circonvolutions dangereuses.
Tous ces dérèglements sonnent l’alarme. Les esprits torturés. Les éjectés du corps social. Psychopathes. Sociopathes. Psychismes brisés. Sources de mal.
Elle les distingue nettement.
Particularités. Étrangetés. Défauts. Anomalies. Mouvements inversés, désordonnés. Les intrus dans ce ballet cohérent lui sautent aux yeux. Et elle se focalise sur eux.
Elle en repère trois et mémorise leur position, afin de pouvoir y revenir dès son retour à la réalité physique. Elle cherche à prolonger cet instant aussi longtemps que possible, mais le phénomène ne dure que quelques secondes et lui pompe une bonne partie de son énergie.
Impression de décélération violente, comme un choc à pleine vitesse dans un mur de béton. Retour brutal dans son enveloppe corporelle.
Cécile retrouve le fil de sa respiration, qui était devenue saccadée. Elle prend une longue inspiration, comme après une nage sous l’eau. Son ouïe se remet à fonctionner brusquement : le brouhaha du hall revient avec force. Le bruit est insupportable, mais elle lutte pour ne pas se déconcentrer avant d’avoir repéré physiquement les trois individus.
Le premier est un homme aux racines persanes évidentes. Il porte un costume taillé sur mesure, sur lequel un long caban gris anthracite tombe avec classe. Fier et élégant, il tire une valise en métal. Il se dirige vers la sortie sans se hâter, d’un pas assuré. Malgré son attitude hautaine, son langage corporel trahit une forme de duplicité assumée. La commissaire note la présence de deux bandes autocollantes sur la surface chromée du bagage. Elle comprend aussitôt de quoi il s’agit.
Un diplomate ! Il transporte sans doute des produits illicites mais sa valise porte les indications d’une immunité due à son statut. Il sait qu’il ne peut être ni fouillé ni placé en garde à vue, à moins de remuer ciel et terre. C’est pour ça qu’il est aussi arrogant : sensation grisante du pouvoir, de l’impunité. De la toute-puissance. Sans aucun doute une belle ordure, mais aucun lien avec notre affaire.
Le suivant est un douanier en service, de la brigade fixe de contrôle de Bordeaux, chargé de la surveillance du hall. C’est un jeune contrôleur de 1ère classe, l’équivalent d’un lieutenant ; Cécile voit en effet les deux galons « trait argent » sur ses épaules. Il montre des signes de nervosité mêlée d’impatience. Une pointe de honte ressort aussi de tout ça. Alors que la commissaire cherche à en comprendre les raisons, un homme d’une trentaine d’années passe, avec un gros sac au dos et un autre, plus petit, qu’il tient au bout du bras avec décontraction. Pourtant, ses phalanges sont blanchies tant il serre la sangle de nylon.
Le douanier et l’homme s’évitent d’une manière peu naturelle, et le premier semble retenir son souffle au moment où ils se trouvent au même niveau.
Le contrôleur laisse délibérément passer cet individu, qu’il connaît bien en dépit de son attitude distante, devine Cécile en additionnant les signaux corporels. Le civil doit avoir de la came plein son petit sac, qu’il a dû garder avec lui, dans l’avion, comme bagage à main. Avec notre demande de laisser passer les arrivants en faisant un minimum de contrôles, on a dû multiplier sa panique. Il imagine sans doute qu’il est surveillé, ou quelque chose dans le genre. Il doit être en train de prier saint Matthieu de toutes ses forces en ce moment !
Elle bascule ensuite sur le troisième individu qui, en revanche, lui semble beaucoup plus intéressant.
Il s’agit d’un grand Black au crâne rasé, un véritable colosse : pas loin de deux mètres pour plus de cent kilos. Musculature puissante, ossature de titan. Il porte un long manteau en cuir noir et un pull épais. Un sac au dos et une pancarte en main, il attend visiblement quelqu’un qui arrive d’Iran. Mais ses yeux ne sont pas rivés sur la porte comme ils devraient l’être : d’un froid polaire, ils naviguent un peu partout, paraissent sonder l’espace, disséquer tout le volume du hall. Régulièrement, son index droit vient glisser sur sa pomme d’Adam.
Prédateur en chasse, tous les sens en éveil, sur ses gardes.
Son épaule gauche est légèrement en avant. La pointe de son pied droit est orientée dans la même direction alors que le gauche, en retrait, est presque perpendiculaire à l’autre et supporte la quasi-totalité de la masse corporelle. Son maintien est droit et son torse légèrement bombé.
Un guerrier dans l’âme, en déduit Cécile. Un belliciste-né, probablement par nécessité. Il vient sans doute d’un pays qui a connu de nombreuses guerres civiles ou tribales et y a grandi. Il est arrivé en Europe après ses seize ans. Son instinct combatif et agressif est resté intact ; il s’est simplement adapté à la vie sur notre continent.
Le personnage vaut la peine, selon elle, qu’on s’y attarde. Même s’il ne s’agit pas de Saridah, une intuition tenace la saisit. Elle se concentre sur lui, sur sa respiration, son regard et ses gestes. Elle se sert de tous les signaux perceptibles que ce corps puissant dégage pour le pénétrer. Elle s’y fond lentement. Elle peut deviner son rythme cardiaque, lent et régulier, maîtrisé.
Nigeria ! devine-t-elle. Rien à voir avec le Moyen-Orient. Pourtant il y a bien quelque chose. Sa présence et son attitude, ici et maintenant, ne peuvent pas être un hasard. Et puis il y a cette pancarte…
Sur la surface de carton blanc, plusieurs mots tracés au feutre noir épais : de l’arabe.
Cécile utilise son oreillette.
« À tout le dispo : individu de type africain, peau très sombre, un mètre quatre-vingt-quinze, cent dix kilos, crâne rasé, longue veste en cuir. Il tient un morceau de carton avec une inscription en arabe. S2, S4, B3, B4, B5, RI, et R2 : vous vous préparez à une filature. »
Elle reçoit sept « ok » successifs qui lui confirment que les individus désignés ont bien reçu le message. Les membres de la section spéciale de l’OCRVP sont appelés par la lettre S, suivie de leur position dans le groupe. Même principe pour ceux de l’équipe du commissaire Barthélémy, avec un B, et les hommes du service régional, avec un R. Ainsi, Cécile « SI » Sanchez vient de mettre David Cohen, Anne Padres, Mougin, Kieffer et Hamal sur le coup, ainsi que deux locaux, dont le commandant Fayer de la section criminelle du SRPJ.
« Si quelqu’un pouvait me traduire ce qui est écrit sur le carton, ajoute-t-elle, ce serait parfait !
— B5 à SI : je suis juste en face, répond le lieutenant Hamal. C’est un prénom suivi d’un nom composé : Niousha Qara-Beigi. Je pense qu’il attend quelqu’un…
— C’est possible, mais préparez-vous à le coller quand même. »
Le ton de sa voix et la détermination qui en émane ne laissent la place à aucune discussion. Lentement, l’étau se resserre autour de l’individu.
« Et soyez discrets, recommande-t-elle. Il est forcément armé et très méfiant. Ce n’est pas le moment de se faire griller. »