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Dimanche 14 mars 2010, 1 h 47, Levallois-Perret

Il ne faut pas plus de cinq minutes à Ange-Marie Barthélémy pour cerner l’homme qui lui fait face. Derrière son apparence passe-partout, loin de l’attitude de gangster que se donnent la plupart des dealers, il devine un criminel intelligent qui connaît parfaitement ses droits et le comportement à adopter durant une garde à vue.

Pour l’instant, l’homme pense être ici pour une affaire de stupéfiants. Aussi n’a-t-il pas réclamé d’entretien avec un avocat ni de visite médicale, ni même que l’on prévienne un de ses proches ; il sait parfaitement qu’il n’aura droit à rien de tout cela avant la fin des deux premières périodes.

Idem pour l’heure légale. N’importe qui se serait indigné en invoquant le fait que les policiers auraient dû attendre 6 heures du matin, mais Jalil Belloumi n’est pas sans ignorer que, dans les affaires liées au trafic de drogue, la police peut intervenir à toute heure du jour et de la nuit. En revanche, le point auquel il s’attache est l’absence de commission rogatoire ou de délit flagrant, justifiant sa mise en garde à vue et la perquisition de son domicile.

« Vous allez voir quand mon avocat va débarquer ! menace-t-il. Quand il saura que vous avez agi sans autorisation d’un juge d’instruction, il me fera sortir d’ici et je porterai plainte pour arrestation abusive ! »

Le commissaire lui lance un sourire glacial, le fixe quelques secondes en silence avant de répliquer :

« Je n’ai pas besoin de commission rogatoire, merdeux !

— Ah ouais ? Ma parole, vous avez rêvé ! Et pourquoi ?

— Parce que je ne suis pas un flic.

— Et je peux savoir qui vous êtes ?

— Ton pire cauchemar ! répond Ange-Marie. Quand tu verras ton avocat, même lui pourra te confirmer à quel point tu es dans la merde.

— On verra ça dans quarante-huit heures ! » riposte avec assurance le dealer, les bras croisés, confortablement appuyé au dossier de sa chaise.

Mais le commissaire secoue la tête.

« Non ! objecte-t-il froidement. Pas dans quarante-huit heures… Dans quatre-vingt-seize heures.

— Vous avez vu jouer ça où ? Dans les affaires de stupéfiants, après les deux premières périodes de vingt-quatre heures, j’ai le droit de…

— Tu n’as droit à rien du tout ! Tu connais peut-être les parties du code de procédure qui concernent ton business, mais tu n’es pas là pour ça. Avec ta petite visite au Raincy, tu viens de mettre les pieds dans une affaire de terrorisme international.

— Quoi ? Comment ça… ?

— Tu te tais et tu me laisses parler ! Je suis en train de t’expliquer dans quelle situation tu es enlisé, alors à ta place j’ouvrirais grand mes oreilles et je fermerais ma bouche. »

Ces derniers mots ont tonné avec une telle froideur que le Maghrébin perd toute contenance. Maté, il baisse les yeux pour échapper au regard du flic.

« Je n’ai pas besoin de commission rogatoire parce que j’agis sous l’autorité de la DCRI, poursuit ce dernier. Elle a le pouvoir de s’autosaisir et d’agir d’initiative sur ses domaines de compétence. Tu es placé en garde à vue pour relation avec une organisation terroriste internationale pour une durée de quarante-huit heures renouvelables. Étant donné le risque avéré d’un attentat imminent, tout contact avec l’extérieur, un avocat ou un médecin, est différé à la quatre-vingt-seizième heure. »

À mesure que Barthélémy lui jette en pleine face la réalité – et des parties du code de procédure qu’il ignorait –, Jalil Belloumi se décompose et s’affale sur sa chaise.

« Pour les quatre prochains jours, tu n’es plus rien ! insiste le flic avec un regard mauvais. Bienvenue à Guantanamo ! Tu peux abandonner tout espoir de t’en tirer. Inutile de t’encombrer de choses inutiles. »

Le dealer en a les larmes aux yeux. Rendu muet par le choc, il semble chercher une issue à son cauchemar. Mais l’Archange est bien décidé à ne pas perdre de temps. Il veut soutirer de ce minable toutes les informations possibles, quitte à lui mettre l’esprit en lambeaux.

« Et avec ce qu’on a retrouvé dans ton logement, c’est vraiment la totale ! Cent cinquante grammes de cocaïne pure comme la neige et trois cents grammes coupés, prêts à la vente. Presque mille comprimés d’ecstasy d’un peu toutes les couleurs, comme des Smarties. Pas loin de deux cents grammes d’amphétamines speed en pâte. Et de l’héroïne : trois cents grammes déjà coupés et cinquante grammes de Pakistanaise presque pure. Le roi de la fête ! Hein, mon Jalil ! Quand j’en aurai fini avec toi, je pourrai donner les restes aux Stups… Ils seront ravis !

— Je ne suis pas terroriste, souffle l’autre, en larmes. D’accord je vends de la came, mais c’est tout ! Vous le savez bien que je ne suis pas un terroriste ! Qu’est-ce que vous me voulez ? »

Ange-Marie se lève et fait tranquillement le tour de la table. Il se place derrière la carcasse tremblotante de Belloumi, se penche et lui glisse à l’oreille :

« J’en ai rien à foutre de toi et ton petit business ! Je suis en train d’enquêter sur un groupe islamiste : des gens qui aiment faire couler le sang juif. Mais peut-être que toi aussi t’as un problème avec les juifs. C’est le cas, mon Jalil ?

— Non ! Je ne suis pas antisémite ! En plus, je suis d’origine marocaine mais je suis français. Je m’en fous de leur connerie de Bande de Gaza !

— Bien, mon Jalil, très bien, même ! C’est bon pour toi, ça ! Finalement, il y aurait peut-être une porte de sortie pour une petite raclure de dealer dans ton genre… »

Jamais une insulte n’a autant rassuré le gardé à vue, qui regarde le titan aux yeux de glace faire le tour de la table pour aller se rasseoir à sa place, pas tout à fait face à lui, légèrement sur sa gauche. Une fois installé, celui-ci se fend d’un sourire sans âme et passe son index et son pouce de chaque côté de ses lèvres, comme pour lisser son bouc, avant de reprendre la parole.

« Je suis prêt à considérer que tu ignores qui sont ces gens que tu es allé voir, que tu n’es absolument pas au courant de leurs activités…

— C’est le cas !

— Ne me coupe pas, mon Jalil, demande Ange-Marie en secouant la main. Surtout, ne me fais pas perdre le fil. J’essaie de trouver une bonne histoire qui t’évitera un passage au pôle antiterroriste du tribunal. Une histoire pour la DCRI. Tu comprends comme c’est important ?

— Oui…

— Bien ! Je disais donc que tu n’as rien à voir avec leurs activités. Mais alors, j’ai besoin d’une raison expliquant pourquoi tu es allé chez eux à plusieurs reprises ! »

Petit stratagème du commissaire qui prêche le faux pour savoir le vrai. Le dealer tombe à pieds joints dedans.

« Si j’y passe régulièrement, c’est juste pour le business. La femme m’achète du matos.

— Des clients réguliers ?

— Oui. Plus que réguliers, même.

— Et comment ça se passe là-bas, dans cette maison, quand tu y vas ? J’ai besoin de tout savoir du déroulement de tes visites. Raconte-moi ! Et il va sans dire qu’il faut que tu arrives à me convaincre…

— Ils sont paranos ! commence-t-il. La première fois que j’ai travaillé avec eux, c’est parce qu’ils sont venus me trouver en me parlant de ma réputation, de ma discrétion, et tout ça… Ils m’ont donné un téléphone en me recommandant de ne jamais l’utiliser pour quoi que ce soit, seulement pour recevoir leurs messages. En principe, ils me disent juste de venir une fois par semaine.

— Et les quantités ? interroge le commissaire. Comment sais-tu ce que tu dois apporter ?

— J’y vais avec un peu de tout. La meilleure qualité possible. C’est ce qu’elle exige.

— C’est avec elle que tu traites ?

— Ouais… Lui, il ne dit presque jamais un mot. C’est toujours sa femme qui gère, qui pèse et qui me file le fric.

— Et qu’est-ce qu’ils te prennent ?

— De l’héro, cinq grammes à chaque fois, et un truc plus stimulant. En principe, c’est dix grammes de coke, mais si j’ai du crystal meth, ce qui est rare, c’est ça qu’ils prennent à la place. Ils veulent ce que j’ai de plus pur et ils paient très bien. Le double des prix habituels. Alors je prends dans mes produits non coupés, et du moment qu’ils sont satisfaits, ils ne rechignent pas. Je fais une thune pas possible sur leur dos. »

Le commissaire a une moue dubitative.

« Ton histoire est pas mal du tout, commente-t-il. Mais tu vois, il reste une chose ou deux qui me laissent perplexe. Pourquoi prennent-ils si peu s’ils veulent faire du business ? Tu conviendras que c’est pas gras pour lancer un trafic. Et pourquoi des musulmans intégristes trempent-ils dans une affaire de drogue ? C’est bizarre tout ça…

— J’en sais rien, moi ! Je fourgue ma came et basta ! Du moment qu’ils raquent… Après, ils peuvent bien la balancer aux chiottes, organiser des soirées de débauche ou la filer à des potes, c’est pas mon problème ! »

Cette dernière remarque fait tilt dans l’esprit du flic.

Et si Al-Kadir et Shatrit achetaient ces produits pour booster leurs soldats ? pense-t-il. Ce ne serait pas une première. Le « Panzerschokolade » et les « tablettes Stuka », des friandises assaisonnées à la pervitine distribuées par les officiers nazis pour effacer l’anxiété des fantassins, des pilotes de chars ou d’avions, et faire en sorte qu’ils ne ressentent pas les effets de la fatigue. Les Japonais gavaient leurs kamikazes de méthédrine pour qu’ils aillent s’écraser sur les porte-avions américains avec le sourire jusqu’aux oreilles. Le gouvernement britannique, qui testait le LSD sur ses soldats…

L’éventualité que les membres d’An-Naziate puissent être stimulés chimiquement par un mélange d’héroïne et de drogues stimulantes peut sembler logique.

Ange-Marie se lève et fait quelques pas dans la pièce. Il prend un air pensif pour faire croire qu’il réfléchit : en réalité, il sait déjà ce qu’il va proposer au dealer.

« Ok, Jalil…, finit-il par dire. J’ai peut-être une solution. En fait, j’ai même un cadeau pour toi. »

Méfiant, le Maghrébin attend sans broncher que le flic s’explique. Il sait d’expérience que, dans ce genre de situation, tout a un prix. Surtout les cadeaux.

« Tu peux repartir d’ici dans l’heure, développe le commissaire. Sans signer quoi que ce soit. Sans PV officiel. Je suis même prêt à annuler la mise en garde à vue et à te laisser reprendre ta marchandise.

— Et c’est quoi, le piège ?

— Un piège… Tout de suite les grands mots ! Moi, je veux t’aider et être ton ami, et toi tu penses au pire ! Non, je ne cherche pas à te piéger. Simplement, entre amis, on se rend des services : c’est comme ça que ça marche. T’as des amis, mon Jalil ?

— Oui…

— Et quand tu es dans la merde, ou bien si eux le sont, vous vous laissez tomber ?

— Non…

— Eh bien, c’est exactement là où je veux en venir. Tu es mon ami à présent ! Et tu as un problème. Tu t’es fait piquer avec assez de drogue pour séjourner dix ans au trou. Ces produits, si tu ne les avais plus, il faudrait que tu trouves le fric pour les rembourser… Un tas d’emmerdes, quoi ! Alors, je t’aide ! Tu peux partir et rentrer chez toi comme s’il ne s’était rien passé. Je vais même faire en sorte que les Stups ne te fassent pas trop chier. La totale. » Il s’approche du gardé à vue, se penche à son oreille et souffle : « Tu ne me remercies pas ?

— Si… si ! Merci… Merci beaucoup.

— De rien… C’est normal entre amis. »

Le flic se redresse, se dirige vers le téléphone et ordonne qu’on prépare la restitution de tous les effets du gardé à vue. Quand il raccroche, il lance à ce dernier un sourire aussi froid que le cercle arctique et lui annonce :

« Voilà ! C’est fini… Tu vas pouvoir t’en aller. »

Il s’approche et tend la main au jeune homme, qui la lui serre, ne sachant plus quoi penser ni comment se tenir. Jalil n’ose même pas se lever.

« Je suis le commissaire Barthélémy, de la Sous-direction antiterroriste. Mais comme on est amis, tu peux me tutoyer et m’appeler Ange-Marie. Tu peux y aller ! Une voiture va te reconduire chez toi avec un sac contenant toute ta marchandise. »

Hésitant, Jalil se lève et se dirige vers la porte à petits pas, s’attendant à tout instant à ce que le flic retourne la situation. Quand il pose la main sur la poignée, la voix glaciale s’élève dans son dos.

« Ah oui, j’oubliais ! Je vais aussi garder ça pour moi et ne les montrer à personne. »

Dans ses mains, une série de photos. On y voit le dealer se garer devant la maison du Raincy, puis devant la porte ouverte par l’Iranienne et, enfin, en train de pénétrer dans les lieux.

« Tu sais quoi ? ajoute-t-il. Moi aussi j’ai un problème. Et je compte bien sur un ami – un vrai – pour m’aider à le résoudre. »

Le festin du serpent
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