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Lundi 22 mars 2010, 8 h 29, Nanterre

Les membres de la section spéciale arrivent un à un dans les locaux avec un peu d’avance. Cécile Sanchez est déjà là et les salue au fur et à mesure. Elle attend que tout le monde soit présent pour les tenir au courant des progrès de l’enquête.

« Je suis allée au commissariat de Bobigny hier matin, commence Anne Padres. Ils avaient un individu en garde à vue, pour conduite dangereuse en état d’ivresse et détention de stupéfiants. Omar Chanine. Il colle bien au profil… Enfin, assez pour que je m’intéresse à son cas.

— Tu as pu arranger un prélèvement buccal ? » demande la commissaire, tout en sachant que la tâche est loin d’être facile.

En France, toute personne s’étant rendue coupable d’une infraction parmi celles énumérées dans l’article 706-55 du code de procédure pénale fait l’objet, dès lors qu’elle est condamnée, d’un prélèvement de salive. Le matériel biologique ainsi recueilli est placé sous scellés et transmis à un laboratoire agréé, pour ensuite être enregistré au Fichier national automatisé des empreintes génétiques, où il est comparé avec les séquences ADN appartenant à des personnes non identifiées, retrouvées sur des scènes de crime ou sur des preuves matérielles. Malheureusement, pour que la démarche puisse se faire sous contrainte, il faut que l’individu soit condamné, ce qui implique qu’il ait été jugé au préalable et qu’il ait épuisé toutes ses demandes d’appel.

« Oui, répond Anne. Je lui ai demandé s’il voulait bien s’y soumettre, et il a accepté.

— Alors ce n’est probablement pas notre homme, rétorque la commissaire. Ce que nous savons de la personnalité du tueur nous permet d’affirmer qu’il ne collaborerait jamais avec nous et ne ferait rien pour nous simplifier le travail. En plus, son nom indique des origines maghrébines : nous cherchons plutôt un homme du Moyen-Orient. Laisse-moi son dossier quand même, j’y jetterai un œil. Autre chose ?

— Zahir Muhammad, trente-huit ans, célibataire, sans enfants, né à Beyrouth, intervient Paul Baptista. Il a été placé en cellule de dégrisement après une violente altercation en boîte de nuit. Les collègues de Créteil n’ont rien trouvé de compromettant sur lui, mais un test d’alcoolémie a révélé un taux de 2,3 grammes, et une analyse urinaire a permis de trouver des traces de cocaïne et de cannabis. Il est contrôleur de travaux pour un gros cabinet d’architectes et se déplace très souvent en Europe afin de vérifier l’avancée des chantiers. En ce qui concerne les caractéristiques physiques et sociales, on est en plein dedans. Les antécédents ne sont pas énormes, mais il est porté sur la fête et sur les femmes. J’ai pu m’entretenir avec lui et j’ai réuni tout ce qu’on avait.

— Intéressant… Je vais creuser celui-là aussi, ça peut coller. Quelqu’un d’autre ? »

Une bonne dizaine de cas sont passés en revue, et la commissaire hérite d’une douzaine de dossiers au total. Elle renvoie tout le monde sur le terrain pour poursuivre dans cette voie et s’apprête à s’immerger dans la masse de paperasse. Pour ce type de travail, elle préfère s’installer dans son bureau et éliminer le maximum de suspects avant d’aller se plonger dans l’espace oppressant de sa salle de réflexion.

Cela fait moins d’un quart d’heure qu’elle est installée lorsqu’on frappe à la porte. C’est le commissaire Barthélémy, un gobelet de café Starbucks dans chaque main et une serviette en cuir noir calée sous l’aisselle. Il la gratifie d’un sourire sans vie en s’excusant :

« Désolé de passer à l’improviste. Mais j’ai apporté le café !

— Vous ne me dérangez pas ! » assure-t-elle en lui indiquant un siège du menton. L’homme y prend place et pose la boisson face à elle.

« Je ne savais pas comment vous le préfériez, alors j’ai fait simple : long, sans sucre.

— À mon tour d’être désolée, mais je ne bois jamais de café. Je n’aime pas ça.

— Un flic qui ne boit pas de café… Ça, c’est original !

— Je ne fais jamais rien comme tout le monde.

— C’est ce que j’ai cru comprendre », dit-il avec un petit clin d’œil.

La remarque fait tiquer Cécile, qui ne comprend pas ce qu’il a voulu dire. La consternation doit se lire sur son visage car l’homme se sent obligé de s’expliquer.

« À la SDAT, quand on doit travailler avec un membre d’un autre service, on a pour obligation de se renseigner au préalable sur lui. Mais, de toute manière, n’importe quel fonctionnaire de police peut accéder aux renseignements concernant ses collègues.

— En fouillant dans les données centrales ! s’exclame-t-elle sans dissimuler sa vexation. Et alors, suis-je digne de confiance ?

— Un officier supérieur irréprochable et très bien noté. J’ai donc obtenu l’autorisation de travailler directement avec vous. Et ça tombe bien, parce que je crois avoir quelque chose. »

Sa curiosité piquée, Cécile oublie instantanément la démarche intrusive de Barthélémy et se penche en avant, les coudes sur la table.

En attaquant son café, Ange-Marie lui parle de la maison du Raincy, des locataires et de leur position élevée au sein d’An-Naziate. Sans donner son nom, il évoque Umar Al-Kadir.

« Nous avons réussi à faire placer un micro dans le salon, et ça nous a permis d’avancer à pas de géant. En plus d’avoir appris qu’ils s’apprêtent à agir bientôt, nous savons que l’Imam est malade : il se fait prescrire du rituximab, grâce à la femme qui lui sert de bras droit, par le biais d’un médecin d’origine palestinienne en contact avec le Hamas.

— Du rituximab ? s’étonne la jeune femme. Il souffrirait de sclérose en plaques ?

— En effet. Et ce n’est pas tout. Le profil que vous avez établi signale que l’individu qui commet ces crimes est susceptible de consommer des produits stupéfiants.

— C’est exact. Même si les éléments que j’ai listés ne sont ni exhaustifs ni sûrs à cent pour cent, la consommation de toxiques, principalement de stimulants, est l’une des caractéristiques sur lesquelles je mettrais ma carrière enjeu.

— Eh bien, cet homme consomme de la cocaïne, des métamphétamines, ou toute forme de stimulant qui parvienne à limiter l’épuisement lié à son état. Il prend également de l’héroïne de façon régulière. »

La jeune femme s’adosse à son fauteuil et fixe son interlocuteur un long moment en silence, le temps de digérer l’information. Elle tente de se représenter le dirigeant d’un groupe de terroristes islamistes dans la peau du Serpent.

Pas impossible…, convient-elle. Ces actes sont incompatibles avec une ligne de conduite religieuse musulmane, même si celle-ci est déformée par l’extrémisme. Malgré tout, c’est envisageable si l’homme en question possède deux faces psychiques distinctes.

Elle se redresse et demande au commissaire de la SDAT :

« Pourrais-je en savoir plus sur lui ? J’ai besoin d’un maximum d’informations pour pouvoir travailler.

— Je peux vous donner ce qu’on a sur lui et sa personnalité. En revanche, il m’est impossible de vous révéler quoi que ce soit sur les activités terroristes. Ces informations relèvent du secret d’État. J’espère que vous comprenez… »

En prononçant ces mots, l’homme rajuste son nœud de cravate et tripote le col de sa veste. Ensuite, dans un mouvement éclair, il vient frôler le lobe de son oreille gauche du bout des doigts. Deux gestes qui mettent en lumière son humeur : les tics vestimentaires indiquent une gêne tenace, et le frôlement d’oreille est le signe d’une forme de méfiance confuse.

Cécile, qui comprend les raisons de cet état d’esprit, ne se démonte pas et décide de faire face.

« Vous savez, j’ai conscience que ces fuites dans la presse au sein de l’Office, et particulièrement les dernières, qui venaient de la section que je dirige, ont de quoi vous rendre réticent…

— Ce n’est pas ça ! coupe-t-il en triturant la boutonnière de sa chemise. C’est simplement les obligations liées à la SDAT. »

Son épaule droite se soulève brièvement pour ponctuer cette réplique. Le corps contredit les mots.

Mensonge !

Mais la commissaire est compréhensive, et consciente que l’attitude de Barthélémy est tout à fait légitime. Bien qu’elle ne tienne pas à le plonger dans l’embarras, elle poursuit ses propres justifications.

« J’ai démasqué le coupable il y a plus de deux semaines : mon troisième de groupe. J’ai éliminé le problème de façon radicale. Rien ne sortira d’ici, parole de flic ! »

L’homme acquiesce, vide d’un trait le second gobelet de café et sort de sa serviette un dossier dont il extrait trois photos et quelques feuillets.

« Voilà ce que j’ai sur lui, explique-t-il. Vous pourrez ainsi voir son visage et comparer les données obtenues sur lui avec le profil dont je vous redonne ici une copie annotée. Je me suis permis de biffer ce qui ne colle pas et d’inscrire quelques remarques. Ces comparaisons ont été obtenues par l’observation du suspect. » Il se lève et tend une main ferme à Cécile. « J’espère que ça pourra vous aider, conclut-il. Tenez-moi au courant. Si Al-Kadir est votre homme, ne tentez rien. De toute façon, il est sous surveillance permanente et ne quittera pas le territoire français. De plus, vu les derniers événements, je suis en mesure de vous assurer qu’on ne tardera pas à lancer un assaut général sur An-Naziate.

— Merci, commissaire, dit-elle en retour. Si vous avez besoin de mes compétences, n’hésitez pas à me solliciter.

— On pourrait peut-être commencer à se tutoyer, non ? Au moins entre nous.

— Si tu veux… »

Il acquiesce et s’apprête à sortir de la pièce quand il se ravise et se retourne vers elle. Son visage est sérieux, mais un sourire s’étire derrière son bouc taillé avec soin.

« Et, à l’avenir, évite de m’analyser comme ça… J’ai eu la désagréable impression d’être disséqué comme un foutu rat de laboratoire. »

Sanchez attend qu’il soit parti pour rire de bon cœur.

Aussitôt, elle pose les trois photos de celui qui est surnommé l’Imam au sein de sa propre secte. Un bel homme malgré son visage creusé. Des yeux d’un bleu incroyablement clair, compte tenu de son origine – les Romains ont définitivement marqué la Judée et laissé leur empreinte dans le patrimoine génétique.

Derrière ce visage, elle pressent une intelligence affûtée, un esprit complexe au creux duquel le Serpent pourrait s’être lové.

Elle se penche ensuite sur les renseignements rassemblés par la SDAT sur Umar Al-Kadir. Bizarrement, elle perçoit qu’il s’agit d’extraits d’un texte probablement rédigé et présenté autrement au départ. Barthélémy et Regnault ne veulent pas dévoiler les sources du document original.

Cécile y trouve néanmoins un bon nombre de points communs avec le profil du tueur.

— Nationalité palestinienne

— Né le 10 juillet 1963

— Père activiste et nationaliste, en relation avec Fatah, FPLP, OLP, Septembre noir, Hamas. Il a pris part à la première Intifada. Engagement total. Mort lors d’un affrontement avec une section du Tsahal

— Versé dans l’art du camouflage, de la dissimulation et du déguisement

— Individu dangereux et violent

— Maîtrise les armes à feu, les armes blanches et le combat à mains nues

La tranche d’âge et la nationalité correspondent, ainsi que l’indication d’un père souvent absent à cause de ses déplacements nécessaires à la lutte politique et religieuse, et son caractère violent, même si ce n’était pas à l’encontre de son fils. Al-Kadir est également habitué à la discrétion et à l’organisation, ce qui pourrait expliquer le fait qu’il ait pu agir impunément aussi longtemps. Enfin, il est lui-même dangereux et sait se servir de tous types d’armes.

En revanche, certains points ne collent pas, principalement l’engagement religieux. L’explication d’un prétexte narcissique reste cependant plausible : une quête de reconnaissance obtenue par une voie détournée.

Cette première lecture faite, Cécile se penche sur la copie du profil analysé par Barthélémy. Celui-ci a laissé, en haut de la page, une note expliquant comment il a procédé : il a barré ce qu’il estimait ne pas correspondre avec Al-Kadir et a souligné ce qu’il pensait juste. Sur les autres points, ignorés, le commissaire n’a pas voulu s’avancer. Les caractéristiques soulignées sont tout de même relativement nombreuses, assez pour installer une solide suspicion. Ajoutées à l’étrange et parfaite similarité entre les parcours sanglants du Serpent et d’An-Naziate, ces correspondances sont troublantes.

— Quotient intellectuel élevé (120 à 160)

— Bonne culture générale

— Multilingue (dont arabe, anglais, français)

— Conversation maîtrisée

— Sens aigu de l’observation

— Intuitif et sagace

— Déplacements professionnels fréquents

— Célibataire (mais sexuellement actif)

— Superficiellement sociable

Conduite psychologique et morale :

— Vie sexuelle active hors meurtres

— Sexualité libertine à déviante

— Intégration sociale de correcte à bonne

— Prompt à la violence physique

— Absence d’antécédents psychiatriques (ou rares)

— Beaucoup de volonté et de détermination

— Absence d’empathie (jouée socialement si besoin)

— Narcissisme pathologique et égocentrisme marqué

— Manipulateur habile

— Très haute estime de lui-même

— Dépersonnalisation des femmes

— Ne connaît aucun remords

— Énorme instinct de préservation

— Consommation régulière d’alcool (stimulants)

— Consommation possible de stupéfiants (stimulants)

— Absence de productions mentales pathologiques

Antécédents judiciaires possibles :

— Violences physiques

— Menaces dirigées contre les personnes

— Détention d’arme(s)

— Ivresse sur la voie publique

— Conduite en-état d’ivresse

— Détention et usage de stupéfiants

— Infractions au code de la route

— Stationnement irrégulier

Note : casier judiciaire vierge improbable

Antécédents familiaux et enfance :

— Père absent et/ou violent

— Emploi stable du père

— Mère au foyer – comportement : soumise

— Bonne situation financière du foyer

— Fils unique ou aîné de la famille

— Problèmes disciplinaires durant l’enfance

— Comportement scolaire difficile

Caractéristiques physiques et pratiques :

— Apparence physique normale

— Absence de handicap physique

— Tenues vestimentaires de correctes à soignées

— Véhicule discret et en bon état

— Probablement charismatique et/ou éloquent

— Armé et extrêmement dangereux

— Peut se montrer menaçant et intimidant

— Excellents réflexes (instinctifs)

En ce qui concerne le fonctionnement criminel, Barthélémy n’a évidemment rien touché. Mais, dans les « Problèmes et difficultés à prévoir », il a tout de même souligné que l’individu est mobile à l’échelle européenne et mondiale, et fait valoir la difficulté des surveillances et filatures, ainsi que la nécessité d’éviter les fuites dans la presse et les réactions violentes face aux forces de l’ordre. Il a doublé le coup de stylo sous la note indiquant que l’individu doit être considéré comme extrêmement dangereux et instable.

Pensive, Cécile laisse l’idée naviguer dans son esprit quelques minutes.

Puis elle prend les documents et se dirige vers sa salle de réflexion, bien décidée à tout punaiser et à installer l’Imam en tête de liste des suspects potentiels sur les murs.

Le festin du serpent
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