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Vendredi 19 février 2010, 19 h 32, Villejuif

Cela fait plus d’une heure qu’Ange-Marie Barthélémy attend dans sa voiture, au troisième niveau d’un sinistre parking souterrain. Il commence à s’impatienter et est presque décidé à lever le camp lorsque la silhouette d’un homme filiforme et de petite taille apparaît dans son rétroviseur. Le flic ajuste la surface réfléchissante et reconnaît sa taupe : Hassan Araf. Il vient d’arriver par l’escalier et se dirige d’un pas rapide vers la 607.

Le commissaire sait que son indic se livre à un dangereux jeu d’équilibriste en acceptant de collaborer et que sa position, loin d’être confortable, ne lui permet pas d’agir à sa guise. Malgré tout, l’Archange ne peut pas lui accorder de circonstances atténuantes et va être forcé de lui faire ressentir la pression. Pour son bien et celui du groupe d’enquête. Pour que Guilleret ne le livre pas à Interpol.

Sitôt assis sur le siège passager, le jeune Égyptien en prend pour son compte.

« Le message que tu m’as laissé dans ton trou à rats lyonnais il y a maintenant presque six mois disait que tu ignorais votre prochain point de chute !

— C’est vrai ! On ne m’avait rien dit ! On ne dit rien aux simples frères… alors les nouveaux ! Je vous l’ai déjà expliqué. Rien que pour aller au cybercafé consulter les mails, c’est tout un bordel. J’ai bien failli ne pas avoir votre message aujourd’hui. On ne sort pas quand on veut.

— Alors, tu veux bien me dire à quoi tu me sers et ce qui me retient de te mettre les pinces ? lance le flic. Je suis sûr qu’Interpol serait ravi d’avoir un ancien membre d’Al-Qaida, avec un mandat d’arrêt international collé au cul, livré sur un plateau d’argent !

— Mais je…

— Tu ne m’as pas prévenu que vous étiez sur un coup ! le coupe Ange-Marie en le fusillant du regard. Vous êtes ici depuis des mois ! Pourquoi n’ai-je pas été mis au courant plus tôt ?

— Ils disaient qu’on venait en banlieue parisienne pour se planquer… Pour se faire oublier quelque temps après le coup loupé de Lyon et la descente à la planque. On ne devait pas agir ! Ça fait depuis septembre dernier qu’on vit cloîtrés dans des foyers de jeunes travailleurs. Je ne suis jamais seul et je n’avais aucun moyen de vous contacter ! Mais je pensais qu’il n’y avait pas d’urgence… On ne devait rien faire ! C’est ce qui était prévu !

— Et je me retrouve avec une tuerie en plein Paris. Tes potes n’ont pas encore revendiqué mais je sais que c’est vous !

— Oui… C’est bien eux. »

Paralysé par les yeux inquisiteurs du commissaire, Hassan a soigneusement choisi ses mots. Il a dit « eux », et non pas « nous ». Il tient à rappeler, le plus poliment possible, qu’il n’est avec An-Naziate que parce qu’il travaille avec la SDAT, et plus spécialement pour Barthélémy.

« Ils vont contacter la presse, continue l’Égyptien. Ils espèrent une publication.

— Quel journal ?

— Je n’ai pas l’information.

— Décidément, tu ne me sers à rien ! assène Barthélémy. Je sens que tu vas aller refaire un tour à Lyon, toi… Mais au siège d’Interpol, cette fois !

— J’ai tout de même des choses à vous apprendre, s’empresse de préciser Hassan. Ils commencent à me faire confiance. Mais vous devez comprendre qu’ils sont foncièrement méfiants.

— Je me fous de tes excuses. Dis-moi ce que tu sais, je verrai si ça vaut le coup de continuer ou si je te jette aux lions. »

Après une déglutition pénible, l’indic se passe une main nerveuse sur le visage et commence d’une voix tremblante :

« Ils m’ont installé dans un nouveau foyer de jeunes travailleurs depuis deux jours, le centre d’accueil Brassens, à Pontoise, avec un autre nouveau qui a rejoint l’organisation à Lyon. Je suis donc pour l’instant assez libre de mes mouvements, même si je ne sais pas si mon voisin n’est pas un mouchard.

— T’es pas un peu parano, là ?

— Mais y a de quoi ! Je vous ai déjà dit comment ils fonctionnent. Ils sont soupçonneux. Je ne suis même pas sûr que c’est vraiment une nouvelle recrue, puisque j’ai vu à peine quatre visages depuis que je les ai infiltrés, à Zurich. Ce pourrait même être le chef ou un ancien… je n’en sais rien ! C’est comme ça qu’ils marchent. Ils laissent planer le doute et…

— Je suis au courant de tout ça ! le coupe l’Archange. Qu’est-ce que tu as de nouveau à m’apprendre ?

— Ils comptent rester à Paris. Après l’attentat au resto, j’ai vu Tarek.

— Celui sur lequel tu m’as filé les infos et le descriptif ?

— Oui… lui ! Il est venu m’annoncer le succès total de la mission. Il était exalté. Peut-être aussi soulagé de ne pas y avoir laissé sa peau… Toujours est-il qu’il m’a dit que j’allais bientôt bouger, encore une fois, et intégrer une de leurs planques, un appartement en proche banlieue.

— Où ?

— Je l’ignore. Vous savez bien qu’on n’est jamais informés à l’avance.

— Et donc ?

— Je vais être avec trois membres, dont Tarek. Par contre, je ne sais pas qui seront les autres, ni combien on sera.

— Comment sais-tu que tu seras avec lui ? Je croyais qu’ils ne disaient rien.

— Oui, c’est vrai. Mais là, Tarek était vraiment électrisé : il avait la langue bien pendue. Je pense qu’il devait être sur le coup d’aujourd’hui pour être dans cet état-là. La réussite de l’opération lui est montée à la tête. Je ne vois que ça comme explication.

— Rien d’autre ? insiste le flic.

— Si. Il m’a dit que les deux autres cellules seront éloignées de la mienne, mais toutes dans la couronne parisienne.

— Il y a donc trois cellules ?

— Oui… et ça c’est du neuf, annonce Hassan avec fierté. Je n’en savais rien avant. Ce qui me laisse penser que jusque-là il y en avait deux.

— Pourquoi ça ?

— Il m’a dit qu’ils installaient la troisième cellule en ce moment, que ce n’était pas prévu et que c’est pour cette raison que je suis en transit dans un foyer.

— C’est tout ce que tu as ?

— Non… Il m’a dit aussi que le chef et son bras droit n’ont encore rien décidé pour la prochaine action, mais ils sont contents du succès d’aujourd’hui et ils comptent frapper encore plus fort la prochaine fois. Il a lâché que je pourrais bien en être. »

Silence de plomb. La taupe se met à trembler à l’idée d’être choisie pour le martyre.

« Rien ne prouve que ce sera ta cellule qu’ils mettront sur le prochain coup, tente de le rassurer le commissaire. Tu l’as dit, ils sont imprévisibles et ne donnent les directives qu’au dernier moment. Et puis, même si c’est le cas, tu pourrais aussi bien rester à la planque pour les préparatifs. T’es un nouveau…

— Peut-être, souffle Hassan sans conviction. C’est possible, oui…

— Sans compter que ce ne sera peut-être pas une mission-suicide… Il n’y en a eu qu’une jusqu’ici. Ce n’est pas la spécialité d’An-Naziate. Et en cas d’urgence, tu as mon portable. Je te tirerai de là.

— Oui…

— Rien d’autre ?

— Non.

— Bon, on reste en contact aussi souvent que tu le pourras. Je ne te laisserai pas tomber si tu m’es utile. Mais il va falloir que tu récoltes le plus d’infos possible, ok ?

— Compris, commissaire.

— Cette fois-ci, il me les faut ! Ils ne sortiront pas de la région parisienne !

— Je ferai mon maximum, assure le jeune homme. Je vous le promets.

— Il m’en faudra davantage, Hassan. Allez, maintenant rentre au foyer. Je ne veux pas que tu te grilles. »

L’homme acquiesce et sort du véhicule qu’Ange-Marie démarre sans tarder. Les pneus crissent sur le sol glissant et la 607 remonte les accès serrés et tournoyants du parking à une vitesse peu raisonnable.

Barthélémy s’en veut d’avoir été obligé de parler en ces termes à son indic. Ce jeune a du courage et sa position est un exercice de funambulisme qui pourrait lui être fatal. Mais le flic doit maintenir cette pression, au risque de voir Guilleret prendre la décision de mettre fin à cette collaboration.

Éternel problème de communication entre les différents niveaux hiérarchiques : les dirigeants, comme le sous-directeur de la DCRI, n’ont pas conscience des réalités du terrain – ou alors ils les ont oubliées. Toujours est-il que ce combat avec l’administration est épuisant. C’est une charge énorme ajoutée aux enquêtes.

Mais le commissaire doit faire avec. Il s’y est résigné depuis bien longtemps. Rendre des comptes, rester poli, se laisser salir avec un grand sourire. La basse besogne, les responsabilités, le stress, la fatigue. Et comme si tout cela ne suffisait pas, cette pression à subir, sans aucune reconnaissance pour adoucir un peu la sauce.

Alors que Barthélémy s’apprête à prendre la direction de son bureau, son portable sonne. Un numéro local, un téléphone fixe. Il enclenche la fonction « mains libres » et lance un « allô » glacial, en parfaite harmonie avec son humeur.

« Commissaire Barthélémy ?

— Lui-même…

— Je suis David Feuerstein, rédacteur au journal Libération. Le ministère de l’Intérieur m’a redirigé sur vous, rapport à une enveloppe laissée à la réception. Cela concerne les événements de la rue des Rosiers.

— Une revendication ?

— Oui, c’est ça. C’est une organisation appelée…

— Je sais très bien qui c’est ! coupe-t-il brutalement. J’arrive ! Je serai dans vos bureaux d’ici moins d’une demi-heure. »

Après avoir mis fin à la communication, l’Archange jette le mobile sur le siège passager et frappe un grand coup de paume sur le volant.

Les choses sérieuses vont commencer.

Sans se soucier des limitations de vitesse ni même prendre la peine de fixer le gyrophare, il pousse le moteur et se jette dans un dangereux slalom dans la circulation encore dense de la fin de journée.

Le festin du serpent
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