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Dimanche 14 mars 2010, 0 h 11, Paris 4e
Le sommeil de Cécile est agité. Son cauchemar, récurrent dans les périodes de stress, revient avec encore plus de force cette nuit. Avec plus de netteté aussi.
Retour à la fête foraine.
Cette fois-ci, pas de musique. Le soleil a disparu, laissant place à un ciel gris et froid. Les allées remplies de brouillard sont presque vides. Seules quelques silhouettes déambulent comme des fantômes, ignorant les stands où rien ne se passe et les manèges immobiles. L’ambiance est oppressante et malsaine. Un serpent rampe, quelques mètres devant eux, et semble ouvrir la voie.
La pomme d’amour qu’elle tient est pourrie. Des vers parcourent la surface collante et sucrée, sortent du fruit, y replongent. Ce grouillement la terrifie, mais elle ne parvient pas à lâcher le bâton collé à sa petite main.
Son père la tient par l’autre. Il est silencieux et ses yeux sont vides derrière ses lunettes. Une étrange aura émane de lui, blanche et froide comme la lumière d’un réfrigérateur. Toute la chaleur semble avoir disparu de son corps.
Dans sa poitrine de fillette, le cœur de Cécile bat de plus en plus fort. De plus en plus vite. Elle a du mal à respirer. Elle aimerait parler, dire à papa qu’elle ne se sent pas bien, qu’elle veut rentrer à la maison. Mais les mots restent coincés dans sa gorge.
Le gros bonhomme chauve au regard mauvais est là, derrière eux. Il les suit d’un pas tranquille, une main glissée sous son manteau kaki. Il a les yeux fixés sur son père qui reste bizarrement lointain et distant, l’éléphant en peluche gagné au tir à la carabine coincé sous l’aisselle gauche.
La petite cherche à rassembler son énergie pour crier quand l’ombre de l’homme recouvre la sienne et qu’elle le sent tout proche.
Cécile adulte essaie de prendre place dans son corps d’enfant. Elle cherche un moyen de prévenir son père du danger. Elle veut de toutes ses forces éviter le drame, tout en sachant qu’il est trop tard, qu’elle s’apprête à revivre la tragédie une fois de plus dans non sommeil.
La fillette serre la main de son père qui se tourne vers elle. Sourire sans vie sur ce visage.
Tout à coup, le bruit résonne et comprime l’air autour d’eux, fait vibrer le volume. Elle pousse un cri en se sentant emportée par la main autour de la sienne, par le corps de papa qui s’effondre par terre et l’entraîne de tout son poids. Une gerbe de sang gicle sur sa robe blanche et son épais gilet de laine.
Cécile tombe au sol contre le corps agité de spasmes de son père. Elle crie. Elle pleure et parvient enfin à hurler. À contre-jour, la silhouette du bonhomme chauve, un pistolet au bout de son bras tendu, la surplombe comme s’il s’agissait d’un géant. Il garde quelques secondes sa position de tir et la fixe avant de faire volte-face et de s’enfuir en courant.
Le visage noyé de lourdes larmes, la petite fille se met à secouer le corps inerte dont la main enserre encore la sienne. Elle voit le trou à l’arrière du crâne. Elle voit le sang.
Alors que quelques visiteurs aux contours fantomatiques convergent vers eux, le serpent revient en rampant et en sifflant. Il s’enroule autour de la gorge de papa dont le visage s’est écrasé au sol. Le sang s’étale sur le bitume en une flaque sombre et grandissante qui reflète les visages sans expression des témoins de la scène.
Elle continue à le secouer tandis qu’autour d’elle des voix froides et vides répètent inlassablement : « Il est mort ! Il est mort ! Il est mort ! »
Réveil en sursaut dans un long cri de détresse.
Cécile s’est redressée et cherche à tâtons, dans le lit, le corps sans vie de son père. De très longues secondes s’écoulent avant qu’elle parvienne à s’extirper totalement du cauchemar.
Elle se lève. Ses jambes tremblantes la portent à la cuisine où elle boit un grand coup d’eau minérale. Le souffle court, elle passe une main moite sur son visage couvert d’un mélange de sueur et de larmes.
Cette fois, et c’est parfois le cas, le souvenir de l’événement atroce lui apparaissait distordu. La fête foraine presque vide, le comportement de zombies des visiteurs, les vers dans sa pomme d’amour… et le Serpent venu se mêler à tout ça.
Après avoir pris place à son bureau, Cécile sort du tiroir central un grand cahier relié de cuir noir. En première page, un portrait grand format de son père tel qu’il était quelques mois avant son assassinat. Un homme au visage serein, plein de bonté, aux yeux brillants derrière ses lunettes. Ses cheveux frisés, coupés court, couvrent sa tête encore intacte.
Pas d’impact de balle. Cette vision l’apaise.
Sur les pages suivantes, de nombreux articles de presse élogieux sur lui et sur le club de tir qu’il dirigeait, à Saint-Jean-de-Luz, ville dans laquelle elle a grandi et où sa mère vit encore. Ensuite, les coupures concernant la tragédie qui a eu lieu cet après-midi d’été. Le jour où son enfance s’est achevée, où tout en elle s’est déchiré : son innocence, ses illusions d’enfant et sa vision du monde. Les titres sont éloquents :
« Meurtre violent à la fête foraine »
« Un homme abattu sous les yeux de sa fille »
« Le président d’un club de tir tué d’une balle dans la tête » Elle passe rapidement ces pages qui relatent les événements. L’histoire, elle la connaît par cœur.
Le 5 août 1986, Robert Sanchez se trouvait à la fête foraine installée en ville avec sa cadette, Cécile, huit ans. À 16 h 35, un homme se faufile derrière lui dans la foule et, sans motif apparent, lui tire une balle de calibre.337 Magnum. Il est tué sur le coup, la main toujours serrée autour de celle de sa fille. L’arme du crime n’a pas été retrouvée, pas de douille sur place, ce qui laisse penser qu’un revolver a été utilisé ; le calibre de la balle, rarement utilisé dans des pistolets, confirme cette hypothèse. Plusieurs témoins de la scène ont donné aux enquêteurs un signalement du tireur, et notamment Cécile, la fille de la victime, qui a affirmé que l’individu les avait suivis un long moment avant d’agir.
Sur les pages suivantes, des photos du père et de la fille prises dans leur maison de Saint-Jean-de-Luz, ou en vacances à Barcelone, ainsi que des photos de famille avec son frère, Fabien, et sa mère, Nicole.
Avançant dans le cahier, elle tombe sur plusieurs nécrologies. On parle d’un homme sans histoire, d’un bon père de famille et d’une personnalité respectée de la ville. On déplore ce grand malheur… Le cinéma habituel.
Nouvelles photos agréables, autant de souvenirs parfois annotés. Une trêve à l’horreur suivie par de nouveaux collages reprenant la couverture de l’événement par différents quotidiens locaux et nationaux.
Il n’a fallu qu’une semaine pour que Franck Schroeder, activiste d’extrême droite, soit placé en garde à vue après avoir été identifié et localisé grâce au portrait-robot. L’arme du crime a été retrouvée chez lui et il est rapidement passé aux aveux, ne pouvant nier face à l’évidence. Un mobile a été mis au jour, rendant l’histoire encore plus sinistre. Robert Sanchez avait refusé d’accorder une licence de tir à Schroeder à cause de son extrémisme et de son caractère lunatique et violent. Ne supportant pas la décision du président du club, l’homme a décidé de se venger de la manière la plus radicale qui soit. Un motif futile qui a brisé la vie de toute une famille et arraché la vie à un homme de bien. L’assassin a été déféré au parquet et placé en détention provisoire, sur décision du juge des libertés et de la détention, dans l’attente de son jugement.
Cécile s’enfonce plus en avant dans le cahier. Elle ravive ses souvenirs pour effacer la distorsion malsaine du cauchemar. Des photos de son père avec elle, encore et encore, et la compilation des archives concernant le procès aux assises du meurtrier.
Avec les preuves à charge, et en l’absence de tout élément à décharge, l’avocat de Schroeder s’est contenté de lutter pour que la cour ne retienne pas la préméditation. Mais la situation de son client ne lui a guère laissé de chances. Il n’a fallu que deux jours avant qu’il soit reconnu coupable d’homicide volontaire avec préméditation. Ses antécédents violents ont fait pencher la balance pour une lourde peine. La sentence est tombée comme la lame d’une guillotine : réclusion criminelle à perpétuité.
Le procès en appel n’a rien changé à la sentence, et Schroeder est toujours en prison à ce jour, à la centrale de Moulins-Yzeure, dans l’Allier. Il était libérable au bout de dix-huit ans, mais une violente rixe avec un codétenu a entraîné la mort de ce dernier par hémorragie cérébrale massive. Incarcéré depuis vingt-six ans, il est probable qu’il sera néanmoins libéré sous peu.
Même si l’homme est à présent âgé de cinquante-cinq ans, il reste extrêmement instable et dangereux. Cécile appréhende le jour où cette ordure sortira de son trou. Elle ignore comment elle-même réagira.
En arrivant à la dernière page, une nouvelle pluie de larmes coule sur ses joues. Les photos anthropométriques de Franck Schroeder, imprimées depuis le fichier central, lui donnent la nausée.
Elle demeure un moment ainsi, préparant mentalement les paroles qu’elle lui dirait si, un jour, elle venait à se trouver face à lui.