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Lundi 29 mars 2010, 23 h 19, Mérignac

Avec fermeté, Tahar Saridah place la première grenade dans la main tremblante du numéro 6. Il a préalablement retiré la goupille et disposé les doigts fins autour de l’engin de mort de sorte que le levier d’amorçage soit retenu par l’annulaire et l’auriculaire. C’est délibérément qu’il a choisi la plus jeune et la plus fragile des filles, la plus susceptible de lâcher la Lemonka sur un coup de panique.

« T’as intérêt à bien la tenir… Sinon, tu vas te retrouver hachée comme un morceau de viande ! » lui dit-il sèchement en jetant des coups d’œil réguliers vers la porte de la chambre, entrouverte sur le couloir.

Pour l’instant, aucun flic n’a pénétré dans l’escalier, et le Yéménite est soulagé de constater qu’il dispose d’un peu de temps pour s’organiser. Il doit absolument mettre les voiles, mais il a conscience que les choses s’annoncent plutôt mal.

Comment ces connards m’ont mis le grappin dessus sans que je sente rien venir ? se demande-t-il en poussant fermement la gamine vers la porte. Je viens tout juste d’arriver et ils sont après moi comme des hyènes !

Mais une petite voix aux accents sarcastiques vient résonner dans son crâne, lui imposant une vérité qu’il refuse d’entendre.

Qu’est-ce que tu croyais ? Que tu pouvais semer des cadavres éviscérés à travers l’Europe impunément ?

Saridah installe sa « bombe vivante » sur le seuil en lui ordonnant de ne pas bouger. Pour souligner le sérieux de la situation, il lui colle son Smith & Wesson sous le nez. Enfin, il se recule et se place dans un angle de façon à avoir le numéro 6 dans son champ de vision, ainsi que toutes les autres mules rassemblées, assises au centre de la pièce. Cinq carcasses parcourues de spasmes, aux yeux gonflés de terreur muette. De là, il peut aussi garder un œil sur les escaliers.

« Numéro 1 et numéro 2 ! rugit-il. Prenez le matelas et mettez-le debout contre la fenêtre ! »

Les deux femmes s’exécutent sans broncher.

L’homme a conscience d’être devenu une proie, et cette idée le met dans une colère noire. Il maudit Bakary de n’avoir pas été capable de surveiller correctement l’entrée, se dit qu’il doit avoir les menottes aux poignets à présent. Sa seule consolation est la certitude que son assistant ne parlera pas. Peu importe s’ils le gardent quatre jours en garde à vue, le Nigérian restera étanche. Saridah peste contre ces flics qui sont partout autour de l’hôtel et ont dû boucler la ville tout entière. Il est hors de lui à la vue de ces filles qui seront considérées comme des victimes et se comportent déjà comme telles.

Rageusement, il range le flingue dans son pantalon et se saisit du SPAS 12. Il actionne la pompe pour engager une cartouche dans la chambre de tir.

Ils veulent m’attraper ? Alors ils vont devoir faire couler du sang. Beaucoup de sang ! grince-t-il intérieurement.

*

Soucieuses de ne pas être entendues par le suspect, les panthères du RAID gravissent les marches d’un pas léger, malgré leurs chaussures de cuir renforcées, et avancent à vitesse modérée. D’autant que le lieutenant Lebœuf vient de signaler à l’ensemble du dispositif qu’il n’a plus de visuel, la fenêtre ayant été aveuglée par le matelas. Pourtant, elles s’immobilisent brusquement en haut de l’escalier, à quelques marches du deuxième étage, comme saisies par une paralysie soudaine. L’un des hommes se retourne, regarde Cécile avec des yeux pleins de stupeur et d’effroi.

« Qu’est-ce qui se passe ? » interroge la commissaire via le réseau radio mobile. Elle se tient sur le premier palier et parle à voix basse pour ne pas dévoiler la progression de l’escouade dans l’hôtel.

« Vous feriez mieux de venir voir… », répond-il.

Sans perdre une seconde, avec Barthélémy à son côté, Cécile grimpe la volée de marches sur la pointe des pieds, son arme à la main, en position de tir-réflexe. Ce qu’elle voit en arrivant lui glace le sang.

L’une des passeuses, la plus jeune – Fereshteh Rakhshan, selon sa liste –, se tient debout devant la porte de la chambre, le corps agité de tremblements anarchiques et violents. Entre ses mains fines, une grenade russe à coque fragmentée menace de tomber au moindre sursaut. Un rapide coup d’œil confirme les craintes de la commissaire : la goupille a été retirée. Si par malheur la gamine venait à la lâcher, la cuillère sauterait, relâchant le ressort du verrou qui libérerait le percuteur, entraînant l’allumage de l’amorce et la combustion de la mèche lente.

Dès lors, plus rien ne pourrait empêcher l’explosion.

Le regard implorant, l’Iranienne se tourne vers Cécile, la suppliant silencieusement de l’aider à se débarrasser de la grenade. Mais il n’y a rien à faire.

Cécile lui fait signe de patienter, de se calmer et de bien tenir l’objet. En même temps, elle jette un coup d’œil à l’intérieur de la chambre silencieuse et parvient à distinguer les cinq autres femmes, assises par terre, ainsi qu’une silhouette sombre, dans l’angle opposé. L’obscurité l’empêche de voir distinctement le visage de Saridah, mais le regard enflammé de l’homme perce l’ombre et se plante dans celui de la commissaire.

Le contact visuel, intense, se prolonge de longues secondes. Et le Serpent se met à siffler :

« T’as vu le beau cadeau que la petite a dans les mains, kharba ? Ce serait dommage qu’elle le fasse tomber en sursautant, hein ! »

Le bruit caractéristique d’un fusil à pompe qu’on arme ponctue la dernière phrase.

Cécile serre les dents. Elle connaît parfaitement le sens du mot kharba : « pute », en arabe. Non que cette insulte la touche, mais la misogynie du personnage lui apparaît. Elle se met à cogiter.

Même si l’hôtel a été entièrement vidé, cette grenade représente un danger physique et un avertissement clair. En mettant en place ce scénario vicieux, Saridah fait passer un message tacite mais néanmoins limpide : il n’a rien à perdre et est prêt à faire couler le sang si on ne le laisse pas partir. Mais il faut aussi y voir une menace bien plus inquiétante : l’homme tient à nous faire savoir qu’il a à sa disposition des explosifs et des armes, tout en maintenant le flou sur la quantité à sa disposition.

Alors qu’elle se demande si elle doit ouvrir le dialogue dès à présent, son oreillette grésille et la voix faible de Brehel lui parvient :

« Notre négociateur vient vous rejoindre à l’intérieur de l’établissement. Je laisse à la commissaire Sanchez le soin de s’organiser avec lui et de prendre les commandes. »

Après avoir encaissé la rafale de MAC-10, le responsable du RAID a été examiné par le capitaine Luc Lanson, médecin-réanimateur de l’escouade. Malgré sept côtes cassées, il n’a pas renoncé à gérer ses effectifs.

Des bruits de pas dans l’escalier font se retourner Sanchez. Il s’agit du capitaine Christophe Tobias, qui vient entamer les négociations. Il s’arrête sur le palier, entre Cohen et Padres, et interroge Cécile du regard. La commissaire lui fait un rapide résumé de la situation. Au fur et à mesure de ces explications, le visage du policier se ferme. C’est un homme frisant la cinquantaine, au crâne légèrement dégarni et aux traits fins, qui rayonne d’une aura apaisante. Tout comme Cécile, il est psychologue, ce qui facilite considérablement l’échange entre eux.

« Si vous voulez bien, j’aimerais qu’on travaille à deux, propose-t-il. Même si j’ai lu son profil, je ne connais pas le patient aussi bien que vous. »

L’usage de ce terme, « patient », pour désigner Saridah est révélateur d’une volonté d’agir en psychologue plutôt qu’en flic. Pour le temps de la négociation, tout du moins. Séduite par l’idée, Cécile approuve.

« Je pense que c’est une bonne idée, en effet.

— D’autant que vos compétences en synergologie pratique sont largement au-dessus des miennes. Ça pourrait bien nous être utile.

— Ok ! C’est parti ! On laisse le code de procédure et les armes de service de côté un moment. On monte au contact avec le DSM-5 dans une main et Comment se faire des amis, de Dale Carnegie, dans l’autre. »

Un sourire lumineux vient éclairer une seconde le visage du capitaine. Malgré la gravité de la situation, ils partagent la chaleur d’un rire complice.

« Va pour le DSM-5 et Carnegie ! acquiesce Tobias. Mais je propose tout de même qu’on mette L’Art de la guerre, de Sun Tzu, dans la poche arrière de nos pantalons. »

Regards entendus.

Après avoir débattu un moment avec Barthélémy et Cohen de stratégies de secours en cas d’échec, ils gravissent l’escalier pour pénétrer sur le territoire du Serpent.

Le festin du serpent
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