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Lundi 1er mars 2010, 16 h 43, Nanterre

Depuis son retour dans la salle de réflexion après son entrevue avec Vallon, Cécile n’a pas décroché du contenu du dossier concernant le meurtre de Faches-Thumesnil.

Elle s’est empressée de transférer les données de la clé USB sur son ordinateur, a commencé à imprimer les images en haute définition sur du papier photo, puis les documents les plus importants. La boîte de punaises en main, elle a accroché au mur les différentes pièces de procédure aux endroits appropriés.

Puis elle a plongé. Analyse en profondeur des PV de premières constatations, des photos de la scène de crime, des rapports d’analyse de la section scientifique du SRPJ de Lille, de l’enquête de voisinage, des auditions de témoins potentiels, de la fiche de levée du corps, des résultats de l’autopsie.

Résultat : le noir total.

Lecture en profondeur de la somme de documents accumulés lors de l’enquête de flagrance, dont le délai a été prolongé autant que le code pénal le permettait, et de l’instruction menée par un magistrat vraisemblablement pointilleux et consciencieux.

Rien.

Le groupe crime du SRPJ saisi par le parquet a échoué. Cécile est découragée par le peu d’éléments recueillis.

La découverte d’une nouvelle victime de l’Éventreur devait constituer une chance de déceler un élément nouveau, un détail, même minuscule, permettant d’avancer sur le profil du tueur ou sur la victimologie. Mais le contenu de la clé USB ressemble à un copier/coller des dossiers précédents.

Cette scène de crime est désespérément identique à toutes les autres. Les photos du corps dans son immonde marinade chimique, puis une fois la baignoire vidée, semblent être des variations sur le même sinistre thème. Les seules différences se situent dans la disposition de la salle de bain et le physique de la victime, ici aussi non identifiée.

Les rapports du médecin légiste font état des mêmes blessures atroces, au détail près. L’arme du crime n’a pas été formellement identifiée mais l’observation des clichés de l’intérieur de l’abdomen ne laisse aucun doute : un rasoir-couteau.

Aucune vidéo. L’établissement ne disposait pas de système de vidéosurveillance. Aucun témoignage utile dans l’enquête de voisinage. Tous les résidents de l’hôtel ont été entendus pour l’obtention de résultats vagues et parfois même contradictoires. La femme qui tenait l’accueil ce soir-là affirme qu’elle n’a pas vu la victime entrer. Elle croit se rappeler qui a loué la chambre et a accepté de participer à l’élaboration d’un portrait-robot. Le résultat – une femme aux traits mal définis, sans caractéristique notable ni signe distinctif – pourrait ressembler à n’importe qui.

Les analyses de la police technique et scientifique ne révèlent aucun indice. Zéro pointé. Ici aussi, hormis la salle de bain, le reste de la chambre n’a pas été utilisé. Pas d’empreintes digitales, pas de trace ADN, aucun objet retrouvé. Les effets personnels de la victime ont disparu. Sans doute emportés par le tueur, avec les organes prélevés.

Putain ! Si au moins il prenait les reins, le foie, les poumons, la cornée… ou n’importe quel organe transplantable, il y aurait une explication ! rage intérieurement la commissaire. Mais non ! Les intestins, l’appareil génital… Même la piste improbable du trafic d’organes ne tient pas.

Lorsqu’elle se rend compte que ses nerfs sont mis à rude épreuve, que la déception s’abat sur elle par vagues de plus en plus violentes, Cécile ferme les yeux et commence un travail sur elle-même.

Les sentiments négatifs sont contreproductifs, se dit-elle, comme de coutume dans ce cas. Il faut les transformer en énergie constructive, en force utile.

Il se passe dix longues minutes, pendant lesquelles la commissaire reste debout au centre de la pièce, paupières closes, muscles relâchés. Sa respiration se ralentit.

Tu pensais trouver autre chose, continue-t-elle en s’adressant à elle-même, à cette partie de son esprit ravagé par la contrariété et l’exaspération. Tu croyais que tu pourrais tirer plus d’informations de cet événement tragique, de la mort violente de cette pauvre femme. Ton état te fait sûrement passer à côté de détails qui ont leur importance. Reprends-toi ! Observe tout ça avec un regard posé et tu trouveras quelque chose. Il y a toujours quelque chose.

Quand elle rouvre les yeux, elle est calme. Elle reprend un à un les nouveaux documents et les confronte aux précédents.

La victime est originaire du Moyen-Orient. Les analyses de segments de cheveux, de couches d’ongles et du contenu des pores de la peau du visage, seule partie du corps n’ayant pas subi la dégradation due aux produits chimiques, ont permis de déterminer son origine. Elle venait des environs d’Alep.

Les recherches sur l’épiderme ont été décisives quant à la précision de ce résultat. En effet, cette zone du nord-ouest de la Syrie est exposée aux conséquences des activités de la cité industrielle de Sheikh Najjar, située à quinze kilomètres au nord de la ville. Le rapport du docteur Marguier est circonstancié, ce qui permet à Cécile de bien comprendre les méthodes ayant permis une telle exactitude. Dans son compte rendu, il décrit Sheikh Najjar comme une immense répartition de terrains, d’une superficie totale de 4 412 kilomètres carrés, entièrement consacrés au développement industriel. Malgré une bande de protection de près de 1 500 hectares qui la ceinture, cet espace, qui accueille de nombreuses usines aux normes de sécurité douteuses, relâche dans l’air des émanations toxiques spécifiques dont les résidus encombraient les pores de la jeune femme. Six substances prélevées, classées comme rares, ont été confrontées aux bases de données de l’Organisation mondiale de la santé, et le nom du site de Sheikh Najjar est apparu, seul endroit au monde à regrouper ce type précis de pollution atmosphérique.

Encore une origine différente, constate Cécile. Après le Pakistan, l’Iran, l’Afghanistan, la Turquie, voici une jeune Syrienne qui vient s’ajouter au patchwork.

Dix minutes plus tard, une carte du Moyen-Orient, trouvée sur Internet et imprimée en haute résolution, est accrochée au mur. Des épingles de signalisation noires sont plantées sur les points d’origine, connus ou supposés, des femmes éviscérées. Le résultat ne fait rien apparaître de concluant, mais c’est peut-être le début d’une piste.

Une fois la certitude acquise qu’elle n’avancera pas sur cette voie pour le moment, Cécile se replonge dans les documents de la procédure.

C’est dans les interrogatoires des employés du Relais bleu qu’elle trouve un point à approfondir. Le procès-verbal de l’audition de la réceptionniste en poste ce soir-là, bien qu’imprécis, peut être utile, d’une manière ou d’une autre. Elle décide d’envoyer le portrait-robot au service de traitement des images. Un recoupement avec les vidéos de Roissy n’est pas à exclure, même si les chances sont minces.

Pour finir, elle retrace l’itinéraire du tueur par rapport aux informations qu’elle possède. Une feuille blanche, punaisée, vient accueillir les données :

Mardi 20 janvier 2004 : Manchester

Mercredi 17 mars 2004 : Londres

Jeudi 22 juillet 2004 : Brighton

Samedi 13 novembre 2004 : Faches-Thumesnil

Cette première partie du périple sanglant de l’Éventreur donne le ton et le rythme… et une incohérence. Dans le cadre d’une série de meurtres compulsifs, les intervalles entre les passages à l’acte tendent normalement à se réduire. Or, dans le cas présent, on compte deux mois entre les deux premiers crimes, quatre mois entre le deuxième et le troisième, et autant entre le troisième et le quatrième, à quelques jours près. Elle ne trouve pas plus de logique dans la répartition hebdomadaire des crimes, qui aurait pu donner des indications quant à la profession du tueur.

En revanche, cette mise à plat apporte à Cécile la quasi-certitude que ces quatre meurtres correspondent à une suite chronologique sans zone d’ombre : une autre éventration au Royaume-Uni ne serait pas passée inaperçue, et l’arrivée du tueur dans le nord de la France correspond à un déplacement logique. Un coup d’œil à la carte de l’Europe le lui confirme : Manchester, Londres, Brighton, Lille… une descente du nord au sud, en toute sérénité, en toute impunité.

La marque du prédateur.

Cette route sinueuse ressemble aux traces laissées dans le sable par la vipère à cornes, ce serpent venimeux qu’on trouve généralement au Sahara occidental, au Maghreb, mais aussi en Libye, en Jordanie, en Israël… un peu partout au Moyen-Orient. Un reptile impitoyable qui avance en crabe pour mieux surprendre sa proie, souvent sous la surface du sol, défiant la chaleur des zones désertiques.

Mais après le meurtre de Faches-Thumesnil, Cécile perd sa trace et se trouve face à un abîme de presque cinq ans.

Et ensuite ? Est-il possible qu’il soit resté en France ? se demande-t-elle. Non ! Des correspondances seraient ressorties bien avant. Alors, ce gouffre qui suit, jusqu’à juillet 2009, serait-il interprétable comme une période d’inactivité ? Peu probable… Même si l’intervalle entre les deux derniers meurtres français est relativement long – huit mois –, il est peu probable qu’il se soit mis en hibernation criminelle aussi longtemps.

Elle reprend son feutre et, après avoir laissé un long blanc sur la feuille, elle inscrit les deux événements ayant fait réagir SALVAC et déclenché les investigations.

Vendredi 3 juillet 2009 : Pusignan
Jeudi 14 février 2010 : Roissy

Elle laisse un espace, en espérant ne pas avoir à le combler par une nouvelle date et une nouvelle ville.

Un nouveau corps…

Elle revient sur la carte de l’Europe et sur le déplacement reptilien du tueur, avec une question en tête : Où a-t-il rampé ensuite ? Son intuition lui fait poser les yeux sur la Belgique et la Hollande, sans pour autant avoir de certitudes.

Juste un pressentiment tenace.

Mais c’est suffisant pour la décider à s’asseoir à son poste de travail et rédiger un mail sirupeux destiné à Interpol, leur demandant le plus poliment possible d’insister auprès de ces deux pays.

Lorsqu’elle parvient à décrocher mentalement de son enquête, il est tard, presque 19 heures. Elle ressent tout à coup les effets du déjeuner manqué. Début d’hypoglycémie. Un vertige l’oblige à s’appuyer sur son bureau. Le décor se met à tourner, emportant les images, les cartes et les textes placardés sur les murs dans un tourbillon chaotique. Tout se mélange, les femmes originaires des quatre coins du Moyen-Orient, les vêtements religieux, les points rouges ou noirs sur les cartes, et les sillons du serpent dans le sable.

Inspiration d’urgence et violent retour à une clarté aveuglante. Son cerveau vient d’extraire une donnée majeure de ces rivières de sang, de ces abdomens vides et de l’ombre aux contours flous du tueur.

« C’est un homme ! s’entend-elle dire à voix haute. Et il est lui aussi originaire du Moyen-Orient. »

Il est 19 heures lorsque Cécile, à bout de forces, quitte la pièce pour aller prendre un repos bien mérité. Elle éteint la lumière et referme la porte, non sans avoir au préalable arraché du mur la feuille portant l’inscription « L’Éventreur » pour la remplacer par une nouvelle, fraîchement sortie de son imprimante.

« Le Serpent. »

Le festin du serpent
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