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Mardi 23 mars 2010, 10 h 02, Nanterre
Assise face à la carte de l’Europe déployée sur le mur, Cécile Sanchez, téléphone dans la main droite, s’affaire à changer de l’autre les couleurs des punaises qui y sont plantées à mesure que l’agent Lopez, au bout du fil, lui livre le résultat de ses recherches.
Cela fait exactement une semaine qu’elle lui a donné la liste des villes et des dates obtenues grâce au croisement entre le dossier de l’Éventreur et celui d’An-Naziate. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les résultats sont à la hauteur de ses espérances.
« Le 2 mai 2005, près de Bruxelles. À Düsseldorf, le 19 décembre 2006, dans un hôtel Best Western du quartier Golzheim. »
La commissaire a l’impression d’avoir le cœur dans la tête. Chaque punaise noire qu’elle enfonce sur les localités concernées vient renforcer sa certitude qu’elle a affaire à l’un des tueurs les plus prolifiques de l’histoire de la criminologie moderne. Cette affaire, quand elle sortira, va enflammer la presse nationale et entrer dans la légende.
« Berlin, le 30 avril 2007. Vëzenskâ, près de Prague, le 10 octobre 2007. Ensuite, retour en Allemagne : Munich, le 21 mai 2008, Moevenpick Hôtel. »
Les ombres remplacent progressivement le blanc, comme une marée noire sur la carte.
« Et un dernier meurtre à Zurich, le 7 janvier 2009, hôtel Astor, vient boucler le parcours de cette ordure avec son retour en France et le meurtre de Lyon. En revanche, je n’ai rien trouvé à Genève, à Vienne et à Bruges.
— Merci, agent Lopez, dit-elle avec sincérité. Vous avez fait un travail remarquable.
— J’espère simplement que ça va vous aider à le stopper avant qu’il puisse mettre les voiles.
— Pour tout dire, c’est relativement bien parti. »
Un ange passe. Ce vide dans la conversation ne dure pas plus de cinq secondes, mais Cécile perçoit un étrange malaise dans la voix de l’homme lorsqu’il demande :
« Vous avez un suspect ?
— Oui, en effet ! Vous allez bien ? »
Nouveau silence, presque immédiatement rompu par Lopez qui doit se rendre compte de la bizarrerie de ces pauses.
« Bien…, bredouille-t-il. Très bien, même… »
La voix vire au grave sur les dernières syllabes, signe que l’homme lui cache quelque chose. Cécile se demande quelle attitude elle doit adopter pour lui faire cracher la pastille qui lui bloque la gorge. Elle se décide pour la manière forte.
« Qu’est-ce qui vous gêne ?
— Comment ? rétorque l’homme avec un léger trémolo dans la voix.
— Je suis flic, mais je suis aussi psychologue. Je sais détecter un malaise quand il y en a un, même par téléphone. »
Cécile a prononcé ces mots avec une douceur complice et rassurante. En renversant la vapeur de la sorte, passant de la franchise la plus rude à la légèreté teintée d’humour, elle compte bien tiret le bouchon efficacement. Avec une fermeté subtile.
La manœuvre fonctionne à merveille.
« Eh bien…, hésite l’homme. J’ai pris la liberté de fouiller dans nos bases de données pour comprendre ce qui vous avait permis de mettre le doigt sur des informations aussi précises. Je suis conscient que je n’aurais pas dû, mais la curiosité l’a emporté.
— A-t-elle été satisfaite au moins ? demande-t-elle avec un petit rire. Je ne voudrais pas vous empêcher de dormir. »
Aussitôt, elle regrette cet écart de comportement. Une telle remarque, outre qu’elle n’est pas professionnelle du tout, vient de provoquer une réaction chez son interlocuteur. Elle peut entendre son souffle qui se suspend un instant avant d’accélérer de façon significative.
Excitation sexuelle.
Une fois encore, la jeune femme est soulagée d’être séparée de l’agent Lopez par quelques centaines de kilomètres et hors de portée de son regard. Elle a le feu aux joues.
« Oui, répond-il finalement. Enfin… pas que vous m’empêchez de dormir… Je veux dire : j’ai trouvé le lien avec l’affaire de terrorisme international. Ça a un rapport ?
— Oui, d’une certaine manière. Mais je ne peux pas divulguer de détails, quels qu’ils soient.
— Je comprends. J’espère que les résultats des recherches vous aideront. Les dossiers complets sont sur votre boîte mail.
— Il ne fait aucun doute que ça s’avérera plus qu’utile. Merci pour tout.
— Je vous en prie… C’était un plaisir », assure l’homme avant de raccrocher. Et, au ton de sa voix, à l’écoute de sa respiration, Cécile est persuadée que c’est vrai, à plus d’un titre.
Une fois le combiné reposé, elle renverse la tête en arrière et expire longuement. Elle demeure quelques secondes immobile, les yeux au plafond, puis revient fixer son attention sur la carte constellée de punaises.
Seize victimes. Dix-huit en comptant les deux personnes mortes dans l’incendie de Rotterdam.
Elle ouvre sa boîte mail et télécharge les procédures des six nouveaux dossiers qu’elle ouvre par ordre chronologique.
Zaventem, le 2 mai 2005, une ville près de Bruxelles : une Pakistanaise d’une vingtaine d’années y a été tuée dans une chambre de l’hôtel Silver Tulip, à 1 h 15. Après l’Angleterre et le nord de la France, la Belgique a bel et bien été son étape suivante, comme Cécile le pensait. En moins d’un quart d’heure, la jeune femme fait le tour d’une procédure vide de nouveautés. Parfaite signature du Serpent, au détail près, mais qui ne lui apprend rien. Le seul point positif, c’est que l’événement comble un silence dans la rythmique du tueur.
Le patchwork victimologique, lui, avec cette nouvelle origine ethnique, s’en trouve encore plus bigarré. Et le dossier suivant n’arrange pas les choses.
Düsseldorf, le 19 décembre 2006 à 22 h 15, hôtel Best Western sur Stemstrasse, au cœur du quartier Golzheim. Cette fois c’est une Irakienne qui a été égorgée et éviscérée. Et les autorités allemandes ont pu le déterminer grâce à une vidéo tournée quelques mois plus tôt circulant sur YouTube. On y voyait la victime, Zainab Ammar, la seule qui ait pu être identifiée à ce jour, battue et humiliée en pleine rue parce qu’elle se déplaçait sans avoir la tête couverte. Jets de pierres, insultes, crachats : la séquence a été versée au dossier. On y reconnaît nettement la femme.
Ça explique pourquoi elle a quitté son pays, se dit Cécile en regardant les images, les dents serrées. Elle ne devait pas être en Europe depuis bien longtemps.
Dégoûtée, Sanchez passe à la suite.
Central-Hotel Tegel, à Reinickendorf, dans la proche banlieue berlinoise où on a retrouvé une nouvelle victime non identifiée, mutilée comme les autres. Si l’enquête a commencé sur les chapeaux de roues, elle s’est rapidement mise à piétiner. La commissaire note que, comme en Hollande, le lien entre ce crime et celui de Düsseldorf n’a pas été fait. En Allemagne, chaque région possède sa propre administration, une Constitution, un Parlement. La communication entre les différents Lànder n’est effectivement pas le fort des autorités allemandes. Un bref coup d’œil sur l’affaire de Munich le lui certifie.
En revanche, le meurtre de Prague redonne un peu de tonus à cette étude de procédure fastidieuse. Un élément particulier vient apporter un fait inédit.
République tchèque, 10 octobre 2007, hôtel Karlüv, à Vëzenskâ, une petite ville proche de la capitale. Le réceptionniste a été en mesure d’affirmer que la victime avait personnellement loué la chambre dans laquelle elle a été retrouvée morte. Les images prises par la caméra à l’accueil viennent le confirmer. Cécile compare l’enregistrement aux photos du corps : il s’agit bien la même personne, sans doute de type persan. Jusqu’à présent, les femmes ayant loué les chambres n’étaient jamais celles retrouvées mortes. C’est donc un élément sans précédent. Malheureusement, la commissaire ne peut pas y trouver d’explication logique.
Lorsque les résultats lui sont revenus du service chargé de l’analyse et du traitement des images, sans aucune correspondance d’aucune sorte, elle avait déduit que le Serpent payait des inconnues pour lui louer sa chambre. Même si ça paraissait un peu gros, ça restait l’hypothèse la plus logique. Un petit manège visant à ce qu’on évite de voir son visage à l’accueil des établissements où il perpétrait ses crimes.
Avec cette nouvelle donnée, l’explication ne tient plus la route. À moins qu’il ait décidé sur un coup de tête de faire de son appât sa propre proie.
Un peu retournée par l’unique révélation du dossier tchèque, Cécile passe ensuite à celui de Zurich, le dernier meurtre commis à l’étranger avant le retour du tueur dans l’Hexagone.
Une femme, probablement une Turque, a été découverte dans la salle de bain de la chambre 43 de l’hôtel Astor, sur Limmatstrasse, aux alentours de la gare. C’était le 7 janvier 2009. L’heure de la mort a été évaluée à 21 h 15, d’après le légiste. L’enquête, médiatisée au début, a lentement refroidi sans déboucher sur quoi que ce soit de probant.
Cécile s’en détache vite pour en revenir au dossier de la jeune Persane de Prague qui a payé la chambre dans laquelle elle a été tuée. Ses yeux viennent ensuite se poser sur la photo d’Umar Al-Kadir.
« Quel genre de tordu es-tu, Imam ? dit-elle à voix haute. Qu’est-ce que je vais trouver dans les profondeurs de ton esprit ? Un monde scindé en deux ? Partagé entre une foi pathogène et des pulsions sexuelles aussi incontrôlables que perverses ? Quelles surprises m’attendent derrière ces yeux clairs de prophète illuminé ? »