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Lundi 22 février 2010, 8 h 26, Pontoise

Alors que ses hommes, sous la direction du commandant Tresch, sont en train de transformer une salle de réunion en centre opérationnel, le commissaire Barthélémy roule dans Paris et ses environs proches. Il n’a pas de destination précise, pas d’itinéraire, même approximatif. Il se contente de circuler au hasard, instinctivement. C’est sa façon à lui de réfléchir, de faire le point. Et, aujourd’hui plus que jamais, c’est le moment de faire travailler son esprit.

Les Anges qui arrachent les âmes sont ici. L’occasion est unique et ne se représentera pas.

Groupuscule islamiste radical, An-Naziate est composé d’individus enragés, impitoyables, aux motivations exclusivement terroristes. Originaires du Moyen-Orient, ils sillonnent l’Europe depuis 2003, recrutant en cours de route, prêchant la haine raciale, prônant la chasse aux infidèles. De carnage en carnage, sans jamais se fixer plus de six mois au même endroit, ils ont trouvé un moyen encore inédit à ce jour de faire passer leurs revendications politiques axées sur le conflit israélo-palestinien. Sous prétexte de fondamentalisme religieux, et d’injustice quant à la situation géopolitique de la Palestine, ils se livrent à des actions ultraviolentes contre les communautés juives des villes dans lesquelles ils passent et sèment la mort. Leurs interprétations des versets du Coran sont plus que subjectives, et ils vont chercher des significations obscures aux sourates les plus lumineuses et pacifiques du Livre saint.

La vérité, c’est que la religion n’est pour eux qu’un moyen de motiver leurs troupes à commettre des actions extrêmes, un outil de propagation de la haine et de la terreur.

Leur mode de fonctionnement nomade et fermé leur confère une sécurité presque impossible à percer. Ils sont détachés des autres organisations, subviennent à leurs besoins financiers par des moyens encore indéfinis, utilisent des réseaux indépendants pour se procurer armes, faux papiers, planques et matériel en tous genres. Leurs communications sont sécurisées, ils utilisent des portables jetables et des codes insaisissables.

L’infiltration d’Hassan a mobilisé toutes les ressources du groupe commandé par Ange-Marie et nécessité un appui constant de la part d’Interpol et de la police fédérale suisse. Il leur aura fallu quatre ans pour introduire leur pion et ainsi gagner une vue de l’intérieur qui, aujourd’hui encore, est floue. La méfiance des dirigeants et des anciens d’An-Naziate rend la progression difficile. Un jeu de patience que le directeur adjoint de la DCRI trouve trop lent.

Leur retour a fait brusquement grimper la température jusque dans les hauteurs du ministère de l’Intérieur. Par expérience, le commissaire Barthélémy le sait : la situation va aller en s’aggravant, les réunions de crise et les convocations urgentes vont se succéder, ne leur laissant aucun répit. Le gouvernement qui mettra la main sur ces criminels internationaux sera couronné de lauriers, et la France compte bien récolter les fruits de cette victoire. Les huiles du ministère se voient sans doute déjà annoncer le démantèlement d’An-Naziate devant les caméras du monde entier. Même si l’organisation n’a eu droit qu’à très peu de publicité dans la plupart des pays, ainsi que l’exigent les directives européennes en matière de lutte contre le terrorisme, certaines fuites ont été à déplorer, notamment en République tchèque, en Belgique et en Allemagne. Ceux qui appréhenderont ces monstres pourront révéler leur parcours sanglant et exhiber fièrement la tête des leaders. Mais les vrais chasseurs, Ange-Marie et ses hommes, Antoine Regnault, les documentalistes et les sections de coordination d’Interpol, n’auront pas leur place à la grande parade. Tout juste recevront-ils un signe de reconnaissance interne. Une caisse de champagne… et encore, rien de moins sûr.

Sans s’en rendre compte, l’Archange roule dans les rues de Pontoise. Perdu dans ses pensées, pris dans les automatismes de la conduite automobile, il ne s’est pas rendu compte du chemin parcouru. C’est un peu comme s’il venait de se téléporter du département des Hauts-de-Seine à celui du Val-d’Oise. Comment est-il arrivé à cet endroit ? Aucune idée. Il sait seulement pourquoi, instinctivement, il s’y est rendu. Hassan. Le foyer Georges-Brassens. L’édifice préfabriqué grisâtre jouxte une école qui accueille des sections primaire et maternelle. Ses fenêtres s’alignent comme autant de cages à lapins sur la façade défraîchie. Ce type de structure, censé faciliter l’accès au logement de jeunes travailleurs, propose des chambres minuscules pour un loyer exorbitant. Pas loin de quatre cents euros pour une douzaine de mètres carrés – c’est comme louer une cellule de centrale pénitentiaire. Pas d’espace pour cuisiner. Une minuscule cabine qui fait à la fois douche, toilettes et salle de bain. Un lit étroit, une chaise, une petite table et un placard à portes coulissantes. Deux prises de courant, une ampoule au plafond. Le minimum vital condensé, concentré. Une honte dans la mesure où ce clapier est géré par l’État.

En se garant sur le parking, le commissaire sait qu’il commet une imprudence, mais il ne peut s’empêcher de chercher le contact, car il ne supporte pas l’idée d’attendre, les bras croisés, que la situation d’Hassan se débloque pour enfin obtenir de quoi travailler. Ce dernier point, d’ailleurs, s’annonce comme une entreprise difficile. En admettant que, comme prévu, l’homme soit intégré à la nouvelle cellule terroriste, on peut imaginer qu’il sera surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Le plus dur se joue maintenant : attendre qu’Hassan reprenne contact.

Cependant, la chance lui sourit. Par le plus grand des hasards, et défiant toutes les lois de la probabilité, au bout de vingt minutes, Hassan Araf sort du foyer, sa valise à la main, entouré de deux hommes. Instinctivement, comme s’il s’agissait d’un tir réflexe à l’arme à feu, Ange-Marie sort de son étui l’appareil photo posé sur le siège passager, fait rapidement le point grâce au zoom ultra-perfectionné, et bombarde les trois individus.

D’après les descriptions qu’Hassan a faites, il peut reconnaître Tarek. Son apparence physique est bien la même que sur le portrait-robot réalisé avec l’indic, signe que ce dernier a l’œil, est observateur, précis dans ses signalements et surtout fiable. L’autre individu, en revanche, lui est parfaitement inconnu. Il est probable qu’avant ce jour même Hassan ne l’a encore jamais rencontré. Aucun membre d’An-Naziate ne porte la barbe, ni le moindre signe ostentatoire d’appartenance à la religion musulmane. Ils se fondent dans le paysage comme de parfaits banlieusards.

Ils usent et abusent de la taqiya, une pratique peu répandue dans les courants sunnites. À l’origine, la taqiya donnait aux musulmans le droit de pratiquer leur religion dans le secret, en se fondant dans la population locale, où qu’ils soient. Pour éviter les persécutions, cette pratique était et est encore parfois très utile. Ainsi, les signes ostentatoires d’appartenance à l’Islam sont soigneusement écartés de la vie de tous les jours ; les hommes ne portent plus la barbe, les femmes ne se voilent pas, les vêtements sont choisis selon la couleur locale.

Si le principe de précaution que constitue la taqiya est très louable au départ, les hommes d’An-Naziate l’utilisent comme une ruse, une stratégie guerrière. Interprétation douteuse des textes saints, traductions ajustées, subjectivité absolue… La manipulation habituelle propre au fanatisme est un outil que les dirigeants du groupuscule ont usé jusqu’au manche.

Les trois individus montent dans une voiture immatriculée dans les Yvelines, que le commissaire photographie plusieurs fois, terminant par deux gros plans de la plaque. Il est peu probable que cette piste mène quelque part mais Barthélémy ne veut négliger aucune chance, aussi mince soit-elle, de mettre le doigt sur une erreur qui permettrait de faire avancer les investigations.

Quand ils démarrent et sortent du parking, le flic les suit, décidé à tenter une filature, bien que l’entreprise risque de tourner court. Avec un seul véhicule, il est presque impossible de les filer sur une longue distance sans éveiller les soupçons. Et il est trop tard pour envoyer un appel radio à ses hommes dans le but de renforcer le dispositif. La priorité étant de ne pas compromettre la position de son informateur, il restera seul sur le coup. Surtout, il décrochera au moindre signe de méfiance de la part des activistes.

Il ne faut pas longtemps pour que ce soit le cas.

À Cergy, au premier rond-point, il est obligé d’abandonner et de prendre la dernière sortie quand le chauffeur de la 206 entame un deuxième tour de piste, à une allure tranquille, idéale pour observer.

Nerveusement, Barthélémy frappe sur le volant du plat de la main et lâche un juron entre ses dents serrées. Sans même chercher à retrouver le véhicule, il reprend la route du bureau, avec la seule petite satisfaction d’avoir obtenu des photos de deux membres de l’organisation terroriste.

Le festin du serpent
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