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Lundi 22 février 2010, 8 h 26, Nanterre
Il est rare qu’en matière criminelle la circulation d’informations internationales soit à la hauteur des besoins des enquêteurs demandeurs. Le système est presque toujours d’une lenteur exaspérante. C’est une fatalité à laquelle les flics habitués à travailler avec Interpol ou Europol se sont résignés. Aussi, lorsque Pierre Vallon tend à Cécile l’ensemble de la procédure de l’affaire Dorian Adler, cette dernière croit rêver.
« Déjà ! Mais c’est miraculeux !
— Avec l’Angleterre, c’est toujours un peu plus rapide. Mais c’est surtout que j’ai pu contacter une amie qui travaille au service de documentation criminelle internationale, au siège, à Lyon.
— Tu as déjà consulté ces rapports ?
— Non ! Je n’ai pas eu le temps, avoue-t-il. Je les ai trouvés ce matin, en arrivant, dans la boîte mail sécurisée de la boutique. Je me suis contenté de demander à Salvac de tout enregistrer et de t’en faire une copie complète en haute résolution… que voici. »
La « boutique »… Une manière cocasse qu’a Vallon de surnommer l’Office. C’est plutôt affectueux et souligne son implication dans ces murs. Il sourit devant la mine satisfaite de sa commissaire, qui se met aussitôt à parcourir les nombreuses photos, les centaines de pages de procédure et les rapports divers.
« Merci, Pierre ! finit-elle par dire en se forçant à quitter des yeux le dossier. Même si ce que je vais faire de ça ne va pas simplifier la vie de Scotland Yard, ni la tienne… Autant que tu le saches.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Elle tire de la chemise cartonnée un CD contenant les différentes vidéos des interrogatoires du coupable et le lève devant son chef avec un sourire énigmatique.
« Il est encore trop tôt pour rendre des conclusions, mais après avoir disséqué ça, je pense que je serai en mesure d’affirmer que Dorian Adler n’a jamais commis ces crimes. »
À ces mots, le chef de l’Office éclate d’un rire bref qui s’éteint devant le sérieux de Sanchez.
« Tu plaisantes ? demande-t-il avec un rictus nerveux. Tu me fais marcher ?
— Pas du tout, assure-t-elle. Je pense que l’auteur de ces trois meurtres au Royaume-Uni est le même qui a sévi à Lyon et à Roissy.
— Mais Adler a avoué !
— Je sais… Ce que j’ignore, c’est pourquoi il a tout pris sur lui. En tout cas, il n’est pas l’auteur de ces crimes, j’en suis convaincue.
— Pourquoi aurait-il accepté d’endosser la responsabilité de toute cette merde ? insiste Vallon. Il a été condamné à la réclusion à perpétuité ! Ça lui a coûté la vie !
— Je ne le sais pas encore, Pierre… Mais je vais analyser ces informations pour mettre une réponse au bout de chacune de ces questions. D’ici là, il faudrait que tu prépares une autre requête à Interpol, pour qu’ils envoient à chaque pays membre un descriptif du modus operandi du tueur. Je vais rédiger ça moi-même, dans la matinée, pour que ce soit le plus précis possible. Il faudrait également que tous les SRPJ de France fassent des recherches sur cette base, dans les archives qu’ils n’ont pas encore envoyées à SALVAC. Il me faut une personne dans chaque région affectée à cette tâche à temps complet. Tu peux t’assurer de ça ?
— Bien entendu, je peux. Mais… tu m’inquiètes ! souffle-t-il. Tu pars comme une flèche avec des intuitions, sans rien de tangible. Si jamais tu te trompais… Tu es sûre de toi ?
— Non ! Comment le pourrais-je ? Je travaille sur la base d’intuitions, comme tu viens de le dire. Mais il faut faire vite, donc je n’ai pas le choix. »
Face à l’énorme point d’interrogation qu’est devenu le visage de son chef, Cécile lâche un soupir et consent à approfondir ses explications.
« Tout laisse à penser qu’il s’agit d’un tueur en série nomade, transfrontalier. Il est patient, méthodique, prudent et expérimenté. Pour le moment, je ne connais ni ses motivations ni son parcours, mais je peux déjà le sentir. Si j’ai raison, on va retrouver un sentier sanglant à travers tout le continent. Plus vite j’aurai des informations supplémentaires, plus vite je pourrai affiner mon profil, entrevoir son schéma psychologique. Nous devons profiter du fait qu’il est ici, en région parisienne, pour pouvoir le traquer avant qu’il ne change de terrain de chasse ou ne laisse un nouveau cadavre. Ce qui, à mon avis, ne tardera pas. »
Devant cette tirade, le commissaire divisionnaire paraît toujours aussi perplexe.
« Pierre ! Est-ce que je me trompe souvent lorsque je laisse parler mon flair ? lui demande-t-elle tout en rassemblant les documents. Même si je dois parfois corriger certains détails en cours de route, est-ce qu’il m’arrive d’être complètement à côté de la plaque ?
— Non, admet-il. Tu es toujours dans le vrai…
— Alors fais-moi confiance. Laisse-moi travailler comme j’en ai l’habitude et fais ton possible pour obtenir les informations dont j’ai besoin. Rapidement. Je vais attraper ce salopard, je te le promets ! Mais il a la bougeotte. Je dois faire très, très vite. »
Il acquiesce avec un sourire en coin que Sanchez lui rend avant de quitter le bureau.
Une fois seul, Pierre Vallon secoue la tête. Bien entendu, si sa protégée a un pressentiment, il doit s’attendre à la voir faire mouche. C’est là tout le génie de la responsable de sa section spéciale : elle ressent les choses. Parfois, ça frise le miracle, la magie. La divination.
Lorsque Torquemada se lance dans une traque, c’est que sa proie est bien réelle, qu’elle tient déjà sa piste et qu’elle entrevoit ses contours, aussi imprécis puissent-ils être au départ. Si la commissaire sent la présence d’un monstre, c’est qu’il est bien là, tout près, à rôder dans les ténèbres. Il sait qu’avant d’y plonger pour entamer la chasse, elle va l’étudier, apprendre à le connaître, à penser comme lui, à respirer en cadence. Cécile Sanchez n’est pas de ces flics qui foncent tête baissée dans des assauts aveugles. Elle prend tout son temps, donnant parfois l’impression qu’elle hésite, tâtonne. Mais il n’en est rien. Quand elle frappe, c’est un grand coup. Un seul. Précis et violent. Le genre de frappe qui ne laisse aucune chance à la cible. Mais, pour cela, elle a besoin de se préparer. Inutile de chercher à la presser, ça ne servirait à rien. Elle prendra le temps qu’il faut.
Vallon décide de lui faire confiance, comme d’habitude, persuadé que les résultats seront à la hauteur des efforts engagés. Prêt à lui accorder tout le soutien possible, il commence à lister une série de personnes à appeler, ses contacts personnels dans les différents services centraux, régionaux, interrégionaux et européens. L’idée de confier à quelqu’un, dans chaque SRPJ, la tâche de fouiller dans les archives départementales qui n’ont pas encore été saisies informatiquement est un bon point de départ. Il y a encore tellement de données qui attendent de venir gonfler le ventre du SALVAC !
Pierre Vallon prépare le terrain, lui aussi, à sa manière. Lorsqu’il recevra le descriptif du modus operandi que Sanchez doit déjà être en train de rédiger, il pourra l’envoyer à tout le monde en moins de deux minutes. Il insistera sur le caractère urgent, voire prioritaire, de l’affaire. Il compte assister Cécile autant que possible dans cette course contre le mal qui s’annonce particulièrement longue et sombre.