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Samedi 20 mars 2010, 9 h 06, Le Raincy
Dans le salon de sa maison de Seine-Saint-Denis, nichée dans la banlieue cossue du Raincy, Umar Al-Kadir boit à petite gorgées le thé à la menthe brûlant que Sameya lui a préparé avant d’aller courir.
Devant lui, un exemplaire du journal Libération est ouvert sur la table basse. Umar est à peine surpris de ne plus y trouver aucune mention de ce qu’il a accompli rue des Rosiers.
« Les gens oublient si vite ! » constate-t-il à voix haute, comme pour lui-même, en hochant la tête. Il se souvient de ses exactions précédentes, et tout particulièrement de son coup d’éclat au marché aux fleurs d’Amsterdam. Cette fois, la presse avait vraiment fait couler l’encre. Avec un total de trente et un infidèles tués, dont six juifs, cela représente encore à ce jour sa plus belle réussite. Si la mort des huit dignitaires sionistes lui a apporté une grande satisfaction, l’impact n’a pas été le même.
Au moment où Umar replie le journal, Sameya est de retour : il entend la porte du garage s’ouvrir et le bruit de ses pas dans l’escalier. Par réflexe, il glisse la main sous le coussin, à sa droite, pour saisir la crosse de son arme et la coller contre sa cuisse. Il s’agit d’un Tokarev TT33 original, une véritable pièce de collection. Seulement 8 balles dans le chargeur, mais son calibre spécial – 7,62 multiplié 25 mm TT – assure un tir mortel. Avec son étui en forme de bouteille et sa tête oblongue, cette cartouche est une dose de mort pure ; la balle tirée a une telle vélocité, presque 600 joules d’énergie à la bouche, qu’elle peut traverser la plupart des gilets pare-balles.
Lorsque Sameya arrive dans le couloir, elle s’arrête et toussote trois fois avant d’entrer dans la pièce, l’assurant ainsi qu’elle est seule et que la situation est calme. Un code parmi les dizaines d’autres mis en place au cours des années qu’ils ont passées à sillonner l’Europe. Il range son flingue et sert une tasse de thé à la jeune femme.
« Alors, demande-t-il, comment s’est passée ta course ? Le voisinage n’était pas trop collé aux fenêtres ?
— Non, plus depuis un moment. C’est bien de créer des habitudes, ça les rassure. Ici, dans ce pays, dans ce genre de ville, les gens vivent autour de leurs habitudes.
— Parfait !
— Mais ce n’est pas la seule raison qui me pousse à courir. C’est essentiel d’entretenir sa forme. Tu devrais en faire autant, ça ne te ferait pas de mal. »
L’homme part d’un rire franc qui illumine son visage mince et plein de charme. Ses yeux, d’un bleu glacial et pénétrants, fixent longuement Sameya.
« Tu sais bien que mon état de santé ne me le permet pas. Mais si j’avais ton âge… ! Profite de ta jeunesse. La vie coule entre nos doigts à une vitesse incroyable.
— Il n’empêche que l’exercice stimule l’organisme, insiste-t-elle. Ça peut retarder la maladie et ses effets, et c’est plus sain que tout…
— Ne me fais pas la leçon, Sameya ! coupe-t-il sèchement. J’ai accepté mon sort et je soulage mes maux à ma façon, même si ça peut être amoral. Allah, loué soit Son nom, sera seul juge le moment venu. Je me présenterai à Lui la tête basse. Il verra mes péchés, mais aussi ce que j’ai accompli en Son nom. »
Silence de plomb.
I.a jeune femme s’assoit en tailleur devant la table basse, les yeux au sol, évitant le regard courroucé de l’Imam qui commence à ressentir une grande fatigue.
Depuis l’apparition des premiers symptômes, début 1999, et le terrible diagnostic qui s’en est suivi, l’homme a accepté son sort comme une épreuve. Il a été forcé de quitter Hébron pour Édimbourg, mais compte tenu de son statut de criminel recherché à l’échelle internationale, il lui est impossible de se faire soigner normalement. Grâce à ses contacts au Hamas, on lui prescrit toujours sous un prête-nom le rituximab dont il a besoin pour retarder l’évolution de la sclérose en plaques. Pour le reste, il gère sa maladie avec divers produits stupéfiants, l’héroïne et d’autres opiacés en doses modérées pour contenir la douleur, mais surtout des stimulants pour lutter contre l’asthénie particulièrement invalidante que cette maladie provoque. Amphétamines, benzédrine, métamphétamines en cristaux, cocaïne, tout est bon, selon les disponibilités, pour qu’il puisse tenir debout et assurer son rôle de guide. Le crystal meth demeure la substance la plus efficace, mais il est particulièrement difficile d’en trouver en Europe, et principalement en France – raison pour laquelle il tourne en ce moment à la coke.
Avec un soupir las, l’Imam tire de sous la table un miroir rond sur lequel s’étendent des lignes d’une cocaïne bolivienne de premier choix, pure à plus de quatre-vingt-dix pour cent. Avec une petite paille en inox, il s’en envoie une dans chaque narine, soit presque un quart de gramme. Une dose énorme, vu la qualité du produit.
Face à lui, Sameya culpabilise. Il n’y a qu’elle qui soit au courant de l’affection qui ronge Umar depuis plus de dix ans. Les symptômes restent pour l’instant dissimulables, à condition que les produits adéquats circulent dans son organisme. La seule question est : pour combien de temps encore ?
Faisant mine d’ignorer la prise de drogue de son chef spirituel, l’Iranienne parcourt du regard la première page du journal. Ses yeux s’arrondissent et elle prend le quotidien pour y chercher l’article détaillé.
Le meurtre de Bagneux fait la une. On parle d’un crime particulièrement violent, d’une femme retrouvée mutilée dans la salle de bain d’une chambre d’hôtel. Le rapprochement avec celui de Roissy est suggéré. Même si la police française en a caché les détails, Sameya sait exactement de quoi il s’agit.
« C’est pas vrai ! s’exclame-t-elle. Ça nous suit ! »
Umar renifle, soupire sous la montée vertigineuse de la poudre et se redresse, les sourcils froncés.
« De quoi tu parles ?
— Mais de ça ! »
Et elle montre la première page du journal. Sa voix tremble d’émotion, de colère, de dégoût et de terreur, en un mélange détonant.
« C’est encore ce tueur qui égorge et éventre des femmes dans des baignoires d’hôtels ! Il s’agit toujours dans les environs des villes dans lesquelles on se trouve ! Tu ne peux pas le nier ! »
Avec un haussement d’épaules, Umar se lève et s’approche de la fenêtre. Il se plante devant et regarde dehors.
« J’ai lu l’article, répond-il calmement. Rien ne prouve que c’est le même homme…
— Mais on en a déjà parlé ! Tu avais convenu que les coïncidences étaient étranges… »
L’Imam hausse les épaules sans même la regarder.
« Mais enfin, insiste-t-elle, l’Angleterre ! À Lille, en 2004 ! La Belgique, la Hollande, l’Allemagne…
— Oui, oui, convient-il avec un soupir las. C’est vrai que c’est étrange. Mais que peut-on y faire ? L’Occident dépravé a les monstres qu’il mérite ! C’est l’une des raisons qui font de notre lutte un aussi noble combat.
— Je sais tout ça… Mais tout de même, Umar ! On peut se poser des questions ! Et si ce monstre, comme tu dis, était l’un des nôtres ? Ça expliquerait que ces horreurs nous suivent partout comme nos ombres…
— Oublie ça, Sameya, c’est impossible. Les soldats sont surveillés en permanence et j’ai toute confiance en nos chefs de cellule. Qui crois-tu capable de faire ça, hein ? Tarek ? Saïd et pourquoi pas Farid Idah ? »
La jeune femme se lève à son tour et se met à tourner en rond, la main droite sur la bouche. Une idée troublante vient de lui traverser l’esprit. Elle cherche mentalement à reconstituer l’emploi du temps de tous les responsables d’An-Naziate le soir du meurtre, se souvient de quelques détails. Elle n’en voit pas beaucoup qui auraient pu disposer du temps et des moyens d’agir le jour où a eu lieu ce crime atroce. Un visage se matérialise malgré elle dans les brumes soupçonneuses de sa pensée.
Mais comment envisager que ce tueur soit l’un des nôtres ? C’est tout bonnement impossible ! tente-t-elle de se persuader. Ils sont tous dangereux et prêts à arracher des vies, c’est vrai, mais ce sont des guerriers, des soldats de Dieu. Des Mourâbitines, de nobles défenseurs de la Foi. Certainement pas des détraqués sexuels.
Elle secoue la tête, cherche à faire sortir cette idée de son crâne.
Malgré elle, son cerveau se remet à tourner à plein régime concernant la date du meurtre de Roissy. Nouvelles réflexions, comparaisons, souvenirs qui se croisent… Et le choc, la douleur intolérable de voir resurgir le même visage. Même si Sameya cherche de toutes ses forces à chasser cette idée, elle ne peut s’empêcher de recommencer pour le meurtre de Lyon, en dépit de l’antériorité des événements.
Mêmes conclusions.
II y a bien quelqu’un, au sein d’An-Naziate, qui aurait pu se livrer à ces atrocités.
Umar s’est tourné vers son assistante et, constatant le trouble dont elle est la proie, il s’approche lentement d’elle. Ses pieds nus sur le plancher rendent son déplacement complètement silencieux. Quand il pose la main sur l’épaule de l’Iranienne, elle sursaute et pousse un petit cri étouffé.
« Sameya ! souffle Umar. Que se passe-t-il ? Quelque chose ne va pas ? »
La jeune femme le fixe, s’apprête à prononcer des mots qu’elle retient finalement : ils sont bien trop lourds de conséquences. Avant de lancer une telle accusation, elle doit vérifier, être absolument certaine.
Mais ne le suis-je pas déjà ? se dit-elle.
« Non… ça va ! déclare-t-elle enfin. C’est juste que ces crimes me troublent profondément. Ils sont trop proches, comme s’ils suivaient la même route que nous.
— Le diable va où il veut, Sameya. Tout comme nous, il ignore les frontières. Il sème le Mal comme nous faisons le Bien. C’est une question d’équilibre. Et il va sans dire que ce monstre est la parfaite démonstration que notre combat est juste. L’Occident perverti engendre des maux qui reflètent sa nature profonde. Mek-toub ! Tout est écrit… Il n’y a peut-être pas de hasard dans tout ça… qui sait ?
— Peut-être, Umar, souffle-t-elle sans conviction. C’est possible… »
L’Imam lui sourit et retourne se placer à la fenêtre. Son corps filiforme, flottant dans un pantalon et une veste en lin blanc, lui donne l’air d’un prophète. Lointain. Étranger à ce monde.
Sameya décide de garder tout cela pour elle, le temps de s’assurer que ce qu’elle vient d’imaginer est vrai, indiscutable. Une telle accusation pourrait avoir des conséquences énormes sur An-Naziate.
Elle s’apprête à quitter la pièce quand Umar reprend la parole, toujours à la fenêtre.
« Nous allons agir et frapper fort. Alors ne te disperse pas avec ce genre de détails, tu veux ? Tout ça ne nous concerne en rien et ne mènera nulle part, contrairement au bain de sang que je prépare aux sionistes pour très bientôt. »