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Lundi 29 mars 2010, 20 h 35, Mérignac
Les jeunes femmes se tiennent debout au centre de la pièce plongée dans la pénombre, nues et tremblantes. Apeurées, elles tentent absurdement de cacher leur anatomie, les bras repliés contre leur corps. Chacune porte un bracelet en papier autour du poignet droit, sur lequel un chiffre est inscrit ; elles sont numérotées de 1 à 6.
La tête basse, elles attendent.
Tel un animal affamé, Tahar Saridah tourne autour d’elles dans son costume Armani. Son regard sombre dissèque attentivement les corps. De temps en temps, il s’arrête face à l’une, lui relève le menton d’une main ferme et la fixe longuement, droit dans les yeux.
Quand il est arrivé, une demi-heure plus tôt, l’atmosphère s’est alourdie ; l’Africain, avec sa machette et son arme à feu, terrifiait déjà les jeunes femmes, mais elles se rendent compte à présent que ce n’était rien. Le Boss les paralyse totalement. Elles se prennent à regretter l’homme de main qui a été congédié.
Seule Niousha Qara-Beigi reste droite, le menton haut, les mains derrière le dos. Elle est parvenue à se reprendre en restant focalisée sur les promesses qui lui ont été faites. Elle regarde les enveloppes kraft posées sur le lit, elles aussi numérotées de 1 à 6, et tente de se projeter mentalement à l’instant où tout cela sera terminé, où elle pourra se rhabiller, empocher le salaire de sa douleur et quitter cette chambre. Cette pensée fait naître en elle un sourire qui vient étirer ses lèvres et illuminer son visage. Mais il s’efface sous le regard du Yéménite.
L’homme se tient devant elle, des éclairs de haine et de mépris dans les yeux, et la peur revient la saisir instantanément.
« Qu’est-ce qui te fait sourire, kharba(1) ? grince-t-il en français avec un accent prononcé. Tu veux faire des problèmes, c’est ça ?
— Non, monsieur… », souffle-t-elle en baissant les yeux.
Saridah sort de sa poche un rasoir de barbier, le déplie lentement. Niousha peine à déglutir tant sa gorge se serre. Elle s’apprête à présenter ses excuses quand la main gauche de l’homme la saisit fermement par les cheveux, au niveau de la nuque. Il tire un grand coup en arrière pour tendre le cou avant d’y poser la lame.
« Tu veux me faire des problèmes ? À moi ? tonne-t-il soudain, faisant sursauter les cinq autres.
— Non… », gémit-elle.
Le contact de l’acier sur sa peau provoque comme de petites décharges électriques qui se répandent dans tout son corps. Elle peut sentir le tranchant pénétrer légèrement sa chair. Ses jambes flageolent et elle se met à chanceler dangereusement, luttant pour parvenir à rester debout et à contenir ses sanglots.
Quand il la lâche enfin, le Yéménite lève l’arme devant lui et se recule de deux pas pour s’adresser aux autres.
« Si vous n’êtes pas très sages avec moi, je vais être très méchant avec vous ! »
Il sort ensuite un énorme revolver chromé qui était enfoncé dans sa ceinture, contre ses reins, et l’arme en tirant sur le chien. Dans le silence complet qui règne dans la chambre, le cliquetis résonne de façon sinistre. L’avertissement qui lui succède est en arabe, l’homme veut être sûr que toutes le comprennent.
« Et si vous décidez de vous y mettre toutes, j’ai six balles là-dedans : une pour chacune ! »
Il revient planter son regard dans les yeux de Niousha, comme les crochets d’un serpent dans la peau de sa proie.
« T’auras pas de nouvelle chance, numéro 2 ! ajoute-t-il. La prochaine fois, je t’ouvre la gorge et je te vide comme une truie ! »
Elle acquiesce en baissant la tête. Son ventre se met alors à gargouiller. Une douleur sèche lui vrille les intestins, et elle lève la main sans dire un mot. La mâchoire serrée, Tahar Saridah lui indique la salle de bain d’un coup de menton nerveux pendant qu’il range ses armes.
La jeune Iranienne s’y rend en trottinant.
*
Dans la salle de bain de la chambre 306, les lieutenants Mougin et Hamal sont assis sur le rebord de la baignoire. Ils sont arrivés les premiers pour prendre possession des lieux et s’assurer que le Yéménite ne ferait pas une nouvelle victime.
Le reste du dispositif arrivera d’ici peu et se déploiera, comme cela a été décidé en réunion. Les hommes de la police urbaine de proximité boucleront le quartier et la gendarmerie contrôlera tous les grands axes.
« Il est fait comme un rat ! dit Sébastien pour se rassurer. Il n’a aucun moyen de s’en tirer.
— C’est vrai, confirme Abdelatif. Reste à savoir combien d’entre nous y laisseront des plumes. »
Un silence sinistre s’abat de nouveau sur la petite pièce carrelée de blanc. Mougin se sent soudain à l’étroit dans son gilet pare-balles. Sa cage thoracique est encore douloureuse à cause de la balle qu’il a encaissée au Raincy ; bien que le kevlar l’ait stoppée, le choc a provoqué un énorme hématome au niveau des cartilages costaux supérieurs, à droite du sternum. La blessure est encore fraîche, que ce soit physiquement ou émotionnellement, et la remarque de son coéquipier l’a brutalement replacé face à la réalité : Tahar Saridah ne se laissera pas arrêter sans opposer de résistance.
Pour chasser son angoisse, Mougin visualise mentalement le plan d’action stratégique qui a été élaboré et cherche à se convaincre de son efficacité.
L’accueil est contrôlé par le lieutenant Baptista de l’OCRVP. Il a lancé une procédure d’évacuation, en priorité pour les chambres attenantes.
Dans un véhicule banalisé garé sur l’avenue, David Cohen et Anne Padres sont en poste depuis l’arrivée de l’Africain.
Les snipers du RAID, débarqués à plus de cent mètres pour ne pas être repérés, prendront position pour couvrir l’entrée et la fenêtre de la chambre 306, et contrôler l’arrière du bâtiment, les issues de secours et la 204. Un coup de chance que les deux pièces louées se trouvent sur des façades opposées.
Les autres intervenants attendront de voir la suite des événements.
En effet, personne ne connaît les méthodes du Yéménite. Laisse-t-il partir les filles une à une, à mesure qu’elles ont terminé ce qu’elles ont à faire ? Cette possibilité serait idéale car ils pourraient ainsi attendre qu’elles soient toutes sorties et intervenir une fois que Saridah n’aurait plus aucun otage sous la main. Les Iraniennes seraient récupérées un peu plus loin et, une fois la dernière à l’abri, le top serait donné. Une partie des effectifs traiterait Ousmane Bakary pendant que les autres monteraient débusquer son patron dans la chambre. En restant ici, Mougin et Abdelatif serviraient de rempart à une nouvelle atrocité, en première ligne pour empêcher une éventration éventuelle.
Mais pas de fusillade ! chantonne une petite voix au fond de son crâne en ébullition. Un face-à-face avec ce boucher, sûrement chargé comme un porte-avions et protégé par une pauvre fille au sang saturé par les drogues. Une innocente en guise de bouclier.
Mougin chasse cette pensée de son esprit et se remet à visualiser les différents schémas. Malheureusement, c’est la deuxième possibilité, la moins rassurante, qui vient se matérialiser dans son esprit. Il se pourrait aussi que le psychopathe attende la fin et quitte les lieux en même temps que les femmes, ce qui compliquerait les choses.
« Je me demande combien vaut chacune de ces filles, s’interroge Hamal à voix haute. Je veux dire financièrement.
— J’en sais foutrement rien ! avoue Mougin, tiré de ses réflexions. Mais sans doute un beau paquet de fric. »
*
Lorsque Niousha sort des toilettes, elle pose plusieurs paquets ovoïdes sur le lit avant d’aller reprendre sa place, debout au centre de la pièce, à côté des autres. Tahar Saridah les compte et ajoute six bâtons dans la colonne numéro 2 d’une feuille blanche divisée en six parties plus ou moins égales.
À l’aide d’un mouchoir, il prend les boulettes, pourtant nettoyées avec soin par la jeune femme, et les range dans un sac en plastique. Chaque paquet contient cinquante grammes d’héroïne pakistanaise pure à quatre-vingt-dix pour cent, emballée dans trois couches de latex superposées.
Satisfait, il sniffe deux lignes de cocaïne et se lève pour aller inspecter les pupilles de ses mules. Il constate que toutes sont normalement dilatées. Pas de sueur suspecte sur le front, pas de perte d’équilibre.
Peut-être que tout va bien se passer cette fois-ci, se dit-il.
Il retourne vers le lit et prend la boîte de gélules, un puissant laxatif. Il en donne deux à chaque fille et fait circuler une nouvelle bouteille d’eau.
« Avalez ça et buvez ! dit-il en ricanant. Ça va nous faire gagner du temps ! »
Cette fois, toutes les filles ont pu passer les contrôles. Pas de perte. Rapidement, le Yéménite fait ses comptes. Valeur marchande d’une boulette à la revente en gros : 1 000 euros, sachant que ce type de produit pourra être coupé au moins cinq fois. À raison de vingt paquets par mules : 20 000 euros pièce. À ce prix-là, en cas d’éclatement d’un des sachets dans l’abdomen d’une fille, il ne peut pas se permettre de la laisser crever d’une overdose sur place, encore moins de la jeter devant un hôpital. La perte serait considérable.
Aussi, quand il voit le numéro 6, la plus jeune de toutes, vaciller sur ses jambes, il s’approche d’elle et commence à l’inspecter comme un mouton avant l’Aïd-el-Kébir. En cas de besoin, il appellera Ousmane, qui viendra lui apporter tout ce dont il a besoin et surveillera la récupération de la marchandise chez les autres. Pendant ce temps, il conduira la gamine dans la chambre 306 pour procéder à l’extraction radicale de la marchandise.
Il attrape le menton de la petite Iranienne et vérifie si ses pupilles sont rétractées, en tête d’épingle comme on dit. Car l’héroïne et les autres opiacés provoquent un myosis très accentué. Il constate en soupirant que c’est le cas. En revanche, pas de sudation ni de ralentissement de la respiration.
« Qu’est-ce que t’as, kharba ! Tu te sens mal ?
— C’est que… j’ai froid, monsieur, susurre-t-elle. Si je pouvais mettre une veste et un pantalon…
— Non ! Pas question ! À poil, comme tout le monde ! T’as la tête qui tourne ?
— Non…
— T’es sûre ? insiste-t-il avec un regard dur. Parce qu’il faut tout me dire ! J’ai pris une chambre en plus pour te soigner si y a un problème. »
Soigner. C’est ce qu’il leur dit chaque fois qu’il les conduit dans la seconde chambre. Assommées par les premiers effets de l’héroïne, elles le suivent docilement et ne voient rien venir.
La gamine baisse les yeux, retient de lourdes larmes, et répond dans un souffle :
« Non… j’ai juste froid. »
Saridah prend une lampe de poche qu’il braque sur les yeux de la mule. Ses pupilles se dilatent correctement à la stimulation lumineuse.
C’est peut-être l’obscurité ! se dit-il. Mais je dois la surveiller. Si elle ne va pas chier ma came, il faudra que j’aille la chercher.
Les opiacés bloquent le transit intestinal. Dès lors, quand cinquante grammes de poudre pure se répandent dans l’intestin, tous les laxatifs du monde ne peuvent plus rien pour aider à l’évacuation. En attendant un nouveau signe, bon ou mauvais, le Yéménite sniffe deux autres lignes de coke et reprend ses comptes. 20 000 euros par fille, multipliés par 6, le total s’élève à 120 000. Comme il a déjà travaillé avec son contact parisien quand il était à Lille et à Bruges, en 2004 et début 2005, et qu’il a renoué avec lui depuis son retour en France, il fera sans doute un geste commercial et laissera le tout pour 100 000. Le bénéfice restera considérable, puisque l’ensemble de l’opération ne lui a rien coûté.
Ce sont les fous d’Allah qui paient ! ricane-t-il intérieurement. Merci An-Naziate ! Vous pouvez bien faire péter la tour Eiffel, pour ce que j’en ai à foutre…
Quand il aura remis 20 000 euros à l’assistante de l’Imam et donné sa part à Bakary, il lui restera 70 000 euros, nets d’impôt. Et, une fois dans la rue, ces six kilos se seront transformés en 30 000 sachets d’un gramme, au minimum, que des petits cons de Français paieront entre 25 et 40 euros pièce, selon le dealer qui les aura coupés une nouvelle fois. Et ils y reviendront, encore et encore, jusqu’à ce que le « singe » leur ait asséché la chair et dévoré le cerveau.
Un tas de personnes prendront leur part du gâteau, à différents niveaux du trafic. Mais c’est Saridah, en position d’importateur, qui gagnera le plus. Même les producteurs, avec leurs milliers d’hectares de champs de pavots, ne tirent proportionnellement pas autant de jus de leur propre marchandise.
Et même si le numéro 6 l’obligeait à procéder à une « petite opération », comme il l’appelle, ça ne changerait pas grand-chose. Les solvants, les sacs-poubelle et le matériel, déjà stockés et prêts à l’emploi dans la camionnette, ne lui ont pas coûté plus de cinquante euros.
Ça et un peu de temps, pense-t-il. Surtout que ce n’est pas désagréable.
Avec l’expérience, le Yéménite a pris goût à la dissection minutieuse de ses « poches à drogue ». L’égorgement au-dessus de la baignoire, la manipulation du corps agité de spasmes pour le vider entièrement de son sang, afin de ne pas laisser de traces d’héroïne…
Mais, en réalité, cette application à la tâche remonte à bien plus longtemps. Les racines du mal sont profondément ancrées dans son enfance, dans la ville côtière de Zinjibar, au Yémen, là où il est né et a grandi.
Le numéro 3 le tire de ses pensées par un toussotement timide. Il lève les yeux et remarque qu’elle a la main levée. Avec dédain, il lui fait signe qu’elle peut aller aux toilettes.
Sur la cuvette, une passoire est posée de sorte que rien ne tombe au fond. Ariya Farzad s’assoit et pousse doucement, suivant les consignes à la lettre. Elle sent les petites boulettes sortir de son rectum comme les perles d’un chapelet. Six d’un coup et un long jet d’urine. Selon ses comptes, elle a terminé. Les vingt paquets ont été expulsés de ses intestins.
Avec une joie indescriptible, elle prend la passoire et la pose dans la baignoire pour tout rincer à la douche. Ensuite, avec des gestes délicats, elle lave soigneusement chaque emballage au savon liquide. À cause du jeûne obligatoire qui a été exigé d’elle deux jours avant le départ et de l’interdiction de boire le jour du voyage, il n’y a aucune trace d’excréments, mais le nettoyage est tout de même obligatoire. On lui a bien stipulé que si les couches de latex venaient à être déchirées, si la poudre se trouvait abîmée par l’eau du rinçage ou le nettoyage, elle serait gravement punie. Alors elle prend son temps. À présent qu’elle a terminé, elle ne voudrait pas commettre une erreur aussi stupide.
Quand elle remet le tout au Boss, celui-ci fait rapidement les comptes et inscrit le chiffre 20, qu’il entoure, en bas de la troisième colonne.
« C’est bien, numéro 3 ! s’exclame-t-il avec un enthousiasme ironique. Tu as chié tous mes paquets. Le compte est bon ! À moins que tu en aies gobé plus ?
— Non, monsieur », lâche-t-elle dans un murmure.
Saridah la fixe de son regard le plus noir, et un sourire qui ressemble à une faucille lui étire les lèvres. Une mimique pleine de haine et de mépris.
« T’es sûre qu’il ne faut pas que j’aille vérifier ? Je pourrais aller voir avec ma queue s’il n’en reste pas une de coincée… »
La fille se met à trembler en voyant l’homme se passer une main sur l’entrejambe. Le tissu de son pantalon est gonflé par une érection. Des larmes coulent sur son visage.
« Vingt ! répète-t-elle en retenant un sanglot. J’en ai avalé vingt comme les autres, je vous le jure. »
Tahar Saridah éclate d’un rire aigu. Ses yeux sont écarquillés et ses pupilles dilatées par la cocaïne qu’il s’envoie dans le nez à un rythme hallucinant.
« C’est bon ! dit-il finalement. Tu peux aller te rhabiller, kharba ! Je m’en fous de ton cul ! C’est ce qu’il y avait au fond qui m’intéresse. »
Ariya se dirige vers le coin de la pièce dans lequel bagages et vêtements sont entassés. Elle se rhabille hâtivement.
« Après tu iras t’asseoir par terre, ajoute-t-il, contre le mur, vers la porte. On sortira tous en même temps, quand toutes mes petites poules auront pondu leurs œufs ! »