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Vendredi 12 mars 2010, 14 h 11, Nanterre

« Comment est-ce possible ? »

La question de Cécile est suivie d’un blanc sur la ligne. Son interlocuteur ne sait vraisemblablement pas quoi répondre.

L’agent d’Interpol Jacques Lopez toussote. Il cherche une réponse logique qui puisse expliquer une telle faille judiciaire. Depuis une semaine, son administration lui a confié pour seule et unique tâche d’assister la commissaire de I’OCRVP dans la traque de l’Éventreur.

Ce qu’il vient de lui annoncer est tout simplement incroyable : avant les deux meurtres commis à Amsterdam le 3 février et le 25 juin 2006, le tueur aurait déjà sévi aux Pays-Bas.

« Je suppose qu’il s’agit d’un problème de communication entre les services régionaux, finit par dire Lopez. Et puis, un élément a pu empêcher de rapprocher ce meurtre de Rotterdam des deux autres.

— Lequel ?

— Eh bien… le tueur a mis le feu à la salle de bain. Plusieurs chambres de l’hôtel ont été touchées et il y a eu trois victimes au total. L’enquête s’est donc naturellement orientée vers un incendie criminel. C’est seulement ensuite que le légiste a remarqué que le corps le plus calciné, retrouvé au point de départ de l’incendie, avait été sérieusement mutilé. Mais, administrativement, l’objet initial du dossier est resté le même et il a été classé dans la catégorie « incendie volontaire ».

— Je vois…, souffle Cécile. Vous pouvez m’envoyer la procédure ?

— C’est déjà sur votre boîte mail. Tout y est.

— Merci, agent Lopez.

— Je vous en prie, commissaire. N’hésitez pas à me contacter pour tout renseignement complémentaire.

— Je n’y manquerai pas. »

Il y a comme un léger flottement dans la conversation. Cécile est sur le point de dire au revoir quand Lopez reprend la parole :

« J’espère sincèrement que vous pourrez le coffrer vous-même.

— Je l’espère, moi aussi. Mais le plus important, à mes yeux, c’est qu’il puisse être stoppé avant de faire davantage de victimes.

— Bien entendu ! De mon côté, je poursuis mes fouilles dans les archives internationales et je continue à me mettre en relation avec tous les services de police d’Europe. En même temps, je reste vigilant sur les faits similaires qui pourraient se produire ailleurs. S’il s’avère qu’il se déplace et quitte la France, j’aurai besoin de vous pour aider les enquêteurs locaux à prendre le relais, où que ce soit.

— Bien entendu… »

À la simple pensée qu’elle puisse perdre la main, la commissaire sent la colère et la frustration bouillonner en elle. Mais elle doit se rendre à l’évidence : le Serpent a déjà tué à Lyon et à Paris dans un intervalle de sept mois. Il est fort probable qu’il est déjà en train de ramper ailleurs.

L’Espagne.

L’Italie.

Les yeux rivés sur la carte, elle laisse ses pensées vagabonder, et un blanc sur la ligne oblige Jacques Lopez à prendre l’initiative de clore la conversation.

« Au revoir, commissaire… Et bonne chance.

— Merci. Je vous tiens au courant. »

Elle raccroche et se lève pour aller planter une punaise à tête noire sur la ville de Rotterdam, signalant une nouvelle victime. Elle en pique également deux rouges pour signaler les morts liées à l’incendie. Dommages collatéraux.

Pourquoi le Serpent a-t-il mis le feu à cet hôtel ? se demande Cécile. Son mode opératoire n’a jamais varié et voilà qu’il incendie les lieux du crime.

Laissant sa question en suspens, elle ouvre sa boîte mail et télécharge la procédure.

À Rotterdam, dans la nuit du 15 au 16 août 2005, aux alentours de 3 heures, un incendie se déclare dans un hôtel du centre-ville, le Van Onna. Les soldats du feu arrivent au plus vite. Ils luttent avec acharnement pour parvenir à contenir les flammes et à évacuer l’établissement.

Une fois les lieux sécurisés, ils parcourent les décombres à la recherche de victimes éventuelles : ils en découvriront trois. La première se trouve là où le feu a vraisemblablement débuté, dans la baignoire de la chambre 25, au deuxième étage. Le corps est complètement calciné, à côté de bidons métalliques vides. Au troisième étage, dans la chambre juste au-dessus, un homme d’affaires allemand est mort brûlé dans son lit lorsque les flammes ont dévoré le plancher. Dans la chambre 26, contiguë à celle d’où le feu est parti, un touriste français est mort asphyxié par les fumées toxiques.

Trois victimes : une belle ardoise.

Une information judiciaire est aussitôt ouverte pour incendie criminel, mais les enquêteurs ne découvrent pas la moindre piste sur place. Trop choqués par les événements, les clients et membres du personnel de l’hôtel ne parviennent pas à se rappeler quoi que ce soit. Les PV d’audition, même s’ils sont très nombreux, sont inexploitables.

Manque d’objectivité, confusion, déclarations contradictoires… Rien de concret à en tirer. Cécile s’en détache rapidement.

Le rapport de la police technique et scientifique, même s’il est vide de tout indice ou élément à charge, lui permet en revanche de confirmer qu’il s’agissait bien du Serpent. Lors du quadrillage des lieux, les spécialistes en analyse de scène de crime relèvent que les surfaces de la salle de bain ont été aspergées d’essence, ainsi qu’une bonne partie de la chambre 25. C’est une anomalie inédite dans le parcours du tueur. En revanche, et c’est sur ces points que Cécile déterre la marque de la bête, ils ne trouveront aucune trace des effets personnels de la personne ayant occupé les lieux, pas même un vêtement. Il y avait des traces d’un mélange de plusieurs détergents au fond de la baignoire bouchée dans laquelle la jeune femme carbonisée gisait. Le combustible liquide a été versé ensuite.

Ils ont dû se poser pas mal de questions, devine-t-elle en essayant de se mettre à la place des enquêteurs. Pas étonnant que le service régional de Rotterdam ait tourné en rond sur cette affaire. Hors contexte, il est difficile d’imaginer un scénario cohérent autour d’une situation aussi singulière.

Le corps sera autopsié rapidement, mais les conclusions du légiste vont soulever plus d’interrogations qu’elles n’apporteront de réponses. Le rapport est bien ficelé et va aussi loin que possible vu les circonstances – les flammes ont compliqué la tâche –, et la précision des constatations permet à la commissaire de trouver, ici aussi, la signature du Serpent.

Il a pu être déterminé que la victime était une femme, de vingt-cinq à trente-cinq ans, probablement originaire du Moyen-Orient. C’est l’analyse du squelette par un anthropologue qui a permis cette déduction. L’absence de traces de fumées toxiques dans les poumons confirme qu’elle était déjà morte avant l’incendie. Quatre plaies d’égorgement irrégulières ont été remarquées, comme si l’auteur du crime s’y était repris plusieurs fois ; ce sont ces blessures qui sont à l’origine de la mort. Mais le plus troublant, pour le médecin, est cette ouverture nette, quasi chirurgicale, pratiquée dans l’abdomen post mortem, et l’absence de la masse intestinale et de l’appareil génital interne. Une dissection habile.

La suite du document n’apporte rien de plus.

Le pauvre homme a dû se poser un tas de questions lui aussi, songe Cécile en terminant sa lecture en diagonale. Il a sans doute passé quelques nuits blanches à essayer de tirer une explication logique de tout ça.

Elle parcourt alors le reste de la procédure sans rien y trouver de nouveau par rapport à ses propres avancées. Elle imprime ce dont elle a besoin et épingle les photos de l’hôtel incendié sur les murs, ainsi que celles du corps carbonisé, dont certaines en gros plan. Pas grand-chose à tirer de tout ça.

Par contre, en soulignant quelques phrases du rapport médico-légal concernant les blessures constatées, elle commence à comprendre ce qui a pu se passer. Cet incendie a résulté d’un imprévu dans le rituel de mise à mort. Le Serpent, habituellement si habile dans l’égorgement de ses proies, a été obligé de s’y reprendre trois fois.

La victime a résisté. Sans doute s’est-elle débattue comme une damnée, obligeant le tueur à lutter. Peut-être même s’est-il blessé avec sa propre lame, répandant de son sang un peu partout.

Quoi qu’il en soit, ça ne s’est pas déroulé comme prévu pour toi, pense Cécile comme si elle s’adressait au meurtrier. Celle-ci t’en a fait baver, mon salaud ! Elle t’a obligé à foutre le feu pour détruire les preuves matérielles et effacer ton ADN.

La question des moyens de contention utilisés par le tueur revient titiller la commissaire. Aucune trace de liens sur ces femmes, ce qui implique qu’il devait utiliser une solution chimique. Le GHB et le flunitrazépam lui viennent à l’esprit d’emblée, ainsi que la kétamine ou le témazépam en grosse quantité. Des produits lourds, capables pour certains d’assommer un cheval.

Est-ce qu’elle a réussi à déjouer la prise de produit, évitant ainsi d’être zombifiée ? se demande-t-elle. Comment leur administres-tu ? Dans une boisson qu’elle serait parvenue à vider sans que tu le remarques ? Fort probable ! Elle t’a vu venir, elle n’a pas avalé ta mixture et a eu la force de résister autant que possible quand elle a compris ce qui allait arriver.

Cécile y voit plus clair. La tragédie de Rotterdam lui a permis d’affiner sa vision des crimes. Une mécanique bien huilée mais qui exige de suivre un protocole strict. Tout repose sur le bon déroulement de chaque étape.

La sonnerie du téléphone la tire brusquement de ses pensées. Elle se frotte énergiquement le visage avant de répondre.

« Commandant Millet, Service d’analyse et de traitement des images, se présente l’homme à la voix rocailleuse. Je vous téléphone concernant la procédure N° 10/11053.

— Ah, oui ! J’avoue que je commençais à désespérer ! jette Cécile. Alors, vous avez trouvé des correspondances ?

— C’est assez bizarre, c’est pour ça que ça a pris du temps. Avec les données que vous nous avez envoyées, vidéos, photos des victimes, portraits-robots, dont le dernier il y a quatre jours, il fallait faire le tri. Mais bon, c’est fait.

— Et alors ?

— Déjà, les femmes qui ont pris les chambres ne sont pas les victimes. Jamais. Il s’agit toujours d’une personne différente.

— Je ne comprends pas…

— Eh bien, nous aussi on a mis le temps avant de se rendre à l’évidence : les crimes ont eu lieu dans des chambres louées par des jeunes femmes complètement différentes. À chaque fois, il s’agit d’Arabes, souvent voilées, mais il n’y a aucune correspondance. Pour résumer, on pourrait dire que les meurtres ont eu lieu dans les chambres de parfaites inconnues. L’hypothèse la plus logique serait que le tueur paie une inconnue pour lui louer une chambre. Un stratagème pour éviter qu’on le repère au guichet.

— Oui… Ça semble plausible, marmonne Cécile. Mais c’est quand même un peu tiré par les cheveux.

— Ouais ! convient Millet. Je suis assez d’accord… N’empêche que c’est la seule idée qui tienne la route. Ça nous a bien fait cogiter, votre histoire, dans le service. On a cherché toutes les solutions possibles, mais c’est la seule plausible. On vous a fait un compte rendu que j’ai envoyé par mail. Désolé de n’avoir rien pu tirer de plus.

— Merci d’avoir pris le temps d’analyser mon dossier, conclut Cécile. Je vous tiens au courant s’il y a de nouvelles pièces. »

En raccrochant, elle demeure un moment immobile, consternée par les conclusions du service du traitement des images. Elle comptait énormément sur ce rapport, qui se révèle finalement stérile.

Des femmes différentes à chaque fois, sans aucune correspondance anthropométrique avec les victimes qui, elles aussi, n’ont rien à voir les unes avec les autres. Un seul trait commun : ce parfum moyen-oriental qui nappe l’affaire.

Difficile de faire pire.

Mais, à son habitude, Cécile fait un travail sur elle-même pour ne pas se laisser gagner par le découragement. Le dossier de Rotterdam va lui permettre de passer son week-end à l’élaboration d’un profil aussi précis que possible, qu’elle transmettra à Yves Raffin, magistrat au pôle criminel en charge de l’instruction.

Et la chasse pourra commencer.

Enfin, la période d’analyse touche à sa fin. La phase préparatoire est pratiquement bouclée et il sera bientôt possible d’aller sur le terrain. Malgré le manque d’éléments et d’indices patents, il sera envisageable de lancer son groupe sur les traces du Serpent.

Les chances de débusquer la bête seront minces, mais le profil qu’elle va établir permettra d’utiliser les fichiers et toutes les ressources disponibles pour traquer les individus qui s’en rapprochent. De la matière pour que ses hommes, ainsi que les autres services de police de la région parisienne, puissent commencer à écumer les rues à la recherche de ces reptiles urbains.

Jusqu’à ce qu’ils mettent enfin la main sur lui, le Serpent.

Le festin du serpent
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