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Mercredi 24 février 2010, 5 h 11, Montfermeil
Le groupe de Barthélémy est en place dans un appartement en rénovation, au septième étage de l’immeuble qui fait face à celui où se planque la troisième cellule d’An-Naziate, deux niveaux plus bas. Ils ont pris position en un temps record, à peine plus de vingt-quatre heures après la réception du message envoyé par Hassan Araf au commissaire.
La DCRI et la DCPJ ont fait jouer toutes leurs relations pour parvenir à trouver l’endroit idéal en un délai réduit. Résultat : le nid d’aigle parfait. Une vue sans entrave, juste en face, avec une légère plongée, l’observatoire idéal.
Laura Kieffer et Sébastien Mougin se sont octroyé un maximum de confort, sachant d’expérience qu’il était probable qu’ils y passent beaucoup de temps. Pour commencer, ils ont remis l’électricité en trafiquant le compteur. Même s’il est hors de question d’allumer les lumières, cette manipulation était nécessaire afin de disposer de prises de courant sur lesquelles brancher les batteries du matériel informatique, des appareils photo, des radios et des téléphones. Les caméras vidéo nécessitent également une source d’alimentation, sans oublier la cafetière et la bouilloire, accessoires indispensables dans une planque. Ensuite, des chaises pliantes et des lits de camp, un petit chauffage d’appoint, des couvertures, des magazines et une glacière électrique contenant des boissons fraîches.
Pour l’instant, tout est calme. Les occupants de l’appartement, au nombre de trois, dorment encore mais ils vont se lever tôt, pour la prière du matin. En attendant la relève qui sera là un peu avant 7 heures, les deux lieutenants doivent contrôler en permanence les entrées et sorties de l’immeuble, ainsi que les fenêtres du logement, et consigner tout événement suspect en prenant un maximum d’images.
Cette nuit a été vide en matière de résultats, aussi stérile que décourageante. Malgré tout, la rotation aux jumelles doit se poursuivre jusqu’au bout. Dix minutes d’inattention peuvent s’avérer catastrophiques et un mouvement important est susceptible de leur échapper.
Sébastien, assis par terre, feuillette un vieux numéro du magazine Entrevues en bâillant bruyamment.
« Putain, que c’est long ! se plaint-il. Si seulement il se passait quelque chose… »
Assise à la fenêtre, sur une chaise pliante usée, Laura poursuit sa surveillance, les jumelles vissées aux yeux.
« Je ne te le fais pas dire. Je n’en peux plus. Quelle heure est-il ?
— Mieux vaut que tu l’ignores, c’est déprimant. »
La blonde laisse craquer un petit rire et secoue la tête.
« Ça pourrait être bien pire, note-t-elle. On pourrait être à la place des gars du groupe Odet, dans leurs voitures, à attendre un appel de notre part pour se lancer dans une filature.
— Tu parles ! ricane Mougin. Je suis sûr qu’ils roupillent dans leurs caisses.
— Il ne faut pas écouter les rumeurs. Ils font leur taf comme les autres… »
Chargée par Regnault d’assister le groupe Barthélémy dans sa mission, l’équipe du commissaire Pierre Odet est habituellement chargée des affaires de terrorisme intérieur, des groupuscules politiques extrémistes de droite ou de gauche. Ses membres ont la réputation de tirer au flanc.
« Tu veux parier ? lance-t-il pour la défier. Vingt euros qu’ils dorment !
— Tenu ! »
Un sourire malicieux au coin des lèvres, Sébastien empoigne la radio, appuie sur le bouton d’émission et prend sa voix la plus sérieuse :
« PS à DE ! Vous me recevez ? »
Un silence un peu trop long suit cet appel, et Laura, qui vient de se tourner vers lui, se mord la lèvre inférieure.
« DE à PS ! annonce une voix enrouée par le sommeil. Je vous reçois !
— Individu à pied en approche du bâtiment. Soyez prêts à… Non… Attendez ! Désolé ! C’est le marchand de sable qui vient pour une deuxième tournée… Fausse alerte ! Bonne nuit, les mecs !
— Pauvre con ! » réplique l’autre, irrité.
Dans la planque, le fou rire les gagne.
« Je te dois vingt euros…, parvient à articuler la jeune femme. Je suis sûre qu’il rêvait encore ! »
Elle s’essuie les yeux et se poste de nouveau à la fenêtre avec les jumelles. En scrutant la façade, elle constate que le salon est illuminé. Le soleil point à l’horizon.
« Ça bouge ! annonce Laura. Il y a de la lumière. Et… viens ! Ils ont ouvert les rideaux ! »
Le lieutenant Mougin bondit et empoigne ses propres jumelles pour venir s’installer à côté de sa collègue. La vue plongeante sur le séjour est imprenable.
Grâce aux photos tirées du dossier de l’enquête, les deux flics reconnaissent Hassan, l’informateur de l’Archange ; c’est lui qui a tiré les rideaux.
Sébastien saute sur l’appareil photo et lance la fonction « enregistrement » de la caméra sur pied juste à temps pour assister à l’entrée de Tarek.
« Le portrait-robot est réussi, note Laura. On part sur de bonnes bases. »
Les deux frères musulmans s’étreignent et sont rejoints par un troisième, celui qu’Ange-Marie a pris en photo lundi matin, devant le foyer Georges-Brassens.
Nouvelles étreintes.
« Ce sont les deux types qui sont allés chercher Hassan à Pontoise, constate Sébastien. Le même trio. Il n’y a personne d’autre ?
— Non. Regarde ! Ils se positionnent pour la prière. Tarek devant, les deux autres derrière.
— Au moins, on sait qui dirige la cellule. »
Sur ces mots, Sébastien prend une bonne vingtaine de photos en une poignée de secondes grâce à la fonction « réflexe » de l’appareil numérique.
Sur les tapis, les fidèles s’adonnent à l’Al-Salat, suite d’actes dévotionnels qui s’exprime dans un hypnotique ballet des corps tournés vers La Mecque. Debout, inclinés, redressés, prosternés et assis, ils glissent d’une position à l’autre tandis que leurs lèvres murmurent les formules déterminées.
Durant tout l’office, les lieutenants les observent en silence. Au sein de son groupe, Ange-Marie Barthélémy encourage la compréhension des autres cultures, justement pour se démarquer des monstres qu’ils traquent.
Un peu plus tard, lorsque Christian Tresch et Abdelatif Hamal débarquent pour la relève, Laura et Sébastien sont exténués. Ils forment le binôme A et ont pris le premier tour de garde, de nuit. Le commandant et Abdelatif, binôme B, arrivent en avance pour les relayer. Suivra le binôme C, composé du commissaire Barthélémy et de Vedat Ciplak, le jeune stagiaire.
Pour des raisons de mobilité, le lieutenant Roque n’est pas de la partie. Son handicap ne lui permettant pas de participer à ces cycles de surveillance, il est très frustré et a décidé, pour ne pas être en reste, de demeurer au bureau vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il dormira sur le canapé de la salle de repos, son téléphone portable branché en permanence, afin de pouvoir assister de jour comme de nuit ses collègues sur le terrain par un appui documentaire.
Grâce au stagiaire, les trois binômes nécessaires au roulement ont pu être constitués. En se relayant toutes les huit heures, les membres du groupe peuvent assurer une surveillance serrée et continue.
« Alors ? interroge le commandant. Il y a eu du mouvement dans le cageot de melons cette nuit ? »
La jeune femme secoue la tête en serrant les dents. Il y a des individus sur lesquels la philosophie de l’Archange glisse comme de l’eau sur la pierre ; Tresch en fait partie. Il ne se soucie même pas du fait que son propre partenaire soit maghrébin et musulman avant de cracher ses immondes propos racistes.
« Rien pendant la nuit, répond finalement Mougin. Ce matin, la prière nous a permis de prendre des photos des trois membres de la cellule réunis. C’est bon pour la procédure et ça nous permet d’y voir clair. »
Il glisse ensuite la carte mémoire de l’appareil photo dans le lecteur du PC portable et affiche les images à l’écran avant de mettre son blouson de cuir et de quitter les lieux, bien décidé à aller rejoindre son lit.
« Tu peux envoyer ça à Roque, ajoute-t-il à l’intention du lieutenant Hamal. Il est possible que le troisième homme soit identifiable. Ça ne coûte rien de tenter le coup.
— Je m’en charge, répond Abdelatif. Vous, allez vous coucher… Vous en avez assez fait pour cette nuit. »
Laura remercie son collègue et suit Sébastien de près, laissant les deux arrivants prendre place et organiser leur tour de veille. Elle sait que ce petit manège peut durer un moment et que cet appartement délabré et humide, empestant la pisse de chat, risque de devenir le second foyer du groupe.