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Mardi 2 mars 2010, 5 h 44, Paris 4e

Nuit agitée.

Des images enfouies au tréfonds de l’abîme intérieur, mises en pièces par les années et par une volonté inconsciente de tout effacer. Concassées, écrasées, compactées et refoulées aussi loin que possible. Des souvenirs que Cécile préférerait parvenir à gommer tout à fait.

Cauchemar.

Cette nuit, les images se déploient à nouveau, presque intactes dans son esprit. Les morceaux se recollent. L’horreur revient à la charge, avec la distorsion propre aux rêves et aux égarements oniriques.

Elle a huit ans. Elle marche dans les allées animées de la fête foraine, une pomme d’amour dans la main. Son père, qui la tient par la nuque, rit des taches rouges et collantes qu’elle a sur le visage.

Cécile rit aussi.

La musique de la fête. L’orgue de barbarie.

La chaleur du contact de son père et tout l’amour qu’elle peut lire dans ses yeux. Son statut de petite princesse. Tous ses caprices exaucés.

Il fait chaud, le soleil tape fort. Papa lui dit qu’il faut qu’elle mette sa casquette. Il met la sienne aussi pour montrer l’exemple.

Ensuite, il tire à la carabine à un stand et gagne cet énorme éléphant en peluche qui lui plaît tant. Papa est un champion au tir, président du club de la ville.

Alors qu’il fait un carton, Cécile commence à ressentir un malaise.

La touffeur qui semble s’accentuer tout à coup. Le regard étrange de la diseuse de bonne aventure. La violence dans les autos tamponneuses. Les crânes qui ornent la devanture du train fantôme et semblent la regarder, elle. Les premiers signes…

Depuis toujours, elle possède ce sixième sens indescriptible. À huit ans, elle l’avait déjà.

Sensation d’étirement malsain de l’espace. Les gens tout autour qui semblent s’éloigner d’elle. Impression d’étouffement.

Ensuite vient cette étrange impression qu’elle se trouve tout à coup isolée, séparée de tout ce qui l’entoure par une bulle de verre contre laquelle elle se frotte comme un essuie-glace cassé. Le tourbillon. La chute à l’intérieur d’elle-même. Papa qui se concentre sur les cibles et n’éprouve rien. Et elle qui commence à le sentir venir, progressivement, sans pouvoir le nommer à l’époque.

Le Mal.

Ralentissement de ses fonctions vitales. Tension musculaire. Respiration. Rythme cardiaque. Elle ne maîtrisait rien à ce jeune âge. Elle subissait.

Soudain, la clairvoyance. Quelques secondes d’observation absolue. Ses sens avalent tout alentour avant de s’éteindre un à un, sauf la vue, qui change, se transforme. La peur qui augmente.

Perception abstraite des objets et des personnes.

Elle devient un bref instant le centre de tout. Vertige. Terreur muette. Puis elle s’éloigne, reprend sa place dans cette réalité schématisée. Elle voit alors les gens autour d’elle comme une série d’éléments plus ou moins ordonnés qui gravitent autour du cœur du monde. Elle capte les échanges d’énergie, les trajectoires parallèles, visualise les sentiments : amour, plaisir, ennui, tristesse, solitude, souffrance. Les gens qui l’entourent deviennent des choses, et elle détecte celles qui sont bizarres, effrayantes. Celles qui font peur. Elle ressent la méchanceté, la colère, les pensées malsaines. Elle les distingue trop clairement. Elle voudrait hurler. Elle voudrait les ignorer mais finit par ne plus voir qu’eux.

Puis, brusquement, elle réintègre son corps.

Et elle le voit, lui. Un gros bonhomme sans cheveux, au regard mauvais. Il observe papa qui vient de gagner l’éléphant et le donne à Cécile en souriant.

Le père remarque la mine apeurée de sa fille. Il s’inquiète, demande ce qui ne va pas. Elle voudrait lui expliquer mais elle n’a pas les mots, elle ne comprend pas ce qui se passe. Il l’embrasse et la console, et pose de nouveau sa main douce sur sa nuque.

Elle oublie un instant le vilain monsieur.

Ils repartent explorer les allées de la fête qui bat son plein.

Mais le monsieur est toujours là, derrière eux. Il approche. Elle ne peut pas le voir mais elle sait qu’il approche.

Son dos lui brûle. C’est le regard de cet homme. Elle voudrait se retourner ou parler à son père mais elle n’y arrive pas. Elle n’a que huit ans.

Elle ne comprend pas. Pas les mots.

Et, dans son rêve, l’homme chauve s’approche encore. Elle sent son souffle dans ses cheveux. Elle voit son ombre énorme effacer la sienne.

Cécile se réveille en sursaut.

Elle pleure, elle tremble, elle est en nage.

Il lui faut un long moment pour chasser ces images de son esprit. Quelques minutes pour se rendre compte qu’elle a de nouveau trente-cinq ans, qu’elle est officier de police judiciaire, qu’elle porte une arme de service.

La petite fille sans défense est loin derrière elle.

Il est 6 h 10.

Elle sait qu’elle ne pourra pas se rendormir.

Le festin du serpent
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