72.
Ashish Ghosh, le jeune paysan qui avait tenu l'audacieux pari de rentrer dans son village après six années d'exil dans la Cité de la joie, ne s'était pas couché de la nuit. Avec sa femme et leurs trois enfants, il n'avait cessé de lutter contre les assauts du déluge et du vent qui, petit à petit, démolissaient sa hutte de chaume et de pisé. Son village, Har-bangha, était un assemblage de cases au milieu de maigres rizières habitées en majorité par des réfugiés de l'ancien Pakistan oriental devenu le Bangladesh. C'était une des régions les plus pauvres du monde, une zone de marécages sans routes, traversée de rivières, de criques, de canaux, d'estuaires ; une terre inhospitalière sans cesse frappée de quelque calamité, inondation, tornade, trombes tropicales, sécheresse, affaissement de rives, rupture de digues, invasion d'eau saline ; un sol ingrat qui ne donnait même pas une récolte annuelle de mille cinq cents kilos de riz à l'hectare à ses deux millions de paysans.
La vie était encore plus dure pour le million d'habitants qui ne possédaient même pas une rizière. Au péril de leur vie, les pêcheurs essayaient de faire survivre leur famille dans une région très riche en poisson, mais où la pauvreté des moyens rendait toute pêche aléatoire.
Un demi-million de travailleurs qui louaient leurs bras à la journée ne pouvaient trouver un emploi qu'au moment des labours ou des moissons. Le reste de l'année, ils coupaient du bois ou ramassaient du miel sauvage dans l'immense forêt vierge des Sun-darbans, un territoire aussi vaste que la Suisse mais plus impénétrable encore que l'Amazonie, infesté de serpents, de crocodiles, et surtout de tigres mangeurs d'hommes qui dévoraient chaque année trois ou quatre cents d'entre eux.
Ashish Ghosh avait rapporté de la Cité de la joie l'un des premiers symboles de l'ascension économique d'un pauvre réfugié, un poste de radio à transistors. Il l'alluma vers six heures du matin. Les parasites provoqués par les perturbations atmosphériques brouillaient l'audition. A travers le grésillement, il put néanmoins percevoir une voix qui répétait inlassablement le même message. Il colla l'appareil à son oreille et comprit aussitôt.
Quelques minutes plus tard, les Ghosh s'enfuyaient dans le déluge, abandonnant le fruit de leurs six années d'exil, de privations, d'économies, de souffrance dans l'enfer d'un bidonville : leur hutte avec la provision de semences et d'engrais, leur champ, la grande mare si péniblement creusée où les premières carpes venaient de naître, les deux bullocks beuglant dans leur enclos d'épineux, les trois chèvres et Mina, leur belle vache aux pis gonflés et dont les cornes étaient aussi joliment recourbées que celles des mouflons de l'Himalaya. Ashish se retourna pour contempler tout cela à travers la tornade. Serrant le bras de sa femme qui sanglotait, il promit : « Nous reviendrons. » C'est alors que ses yeux fouettés de pluie virent sa hutte s'envoler « comme le nid d'un gobe-mouches du paradis emporté par une rafale de mousson ».
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L'image d'un gros escargot blanchâtre percé en son centre d'un trou noir apparut soudain sur l'écran verdâtre. En haut à gauche, l'horodateur digital annonça l'heure en lettres orange. Il était sept heures trente-six. Le radar de Calcutta venait de découvrir le monstre.
Sa position — 21° 4 de latitude nord, 70° 5 de longitude est —, son envergure — 450
kilomètres —, et la dimension de son œil — 35 kilomètres — confirmaient les messages alarmants de toutes les stations météo de la région : il s'agissait bien d'un ouragan majeur, ce que les météorologues indiens appelaient dans leur jargon « a severest cyclonic storm ».
Un détail vint, une demi-heure plus tard, renforcer l'inquiétude. Bien que l'œil du cyclone
— le trou noir en son centre — restât parfaitement visible, des spirales laiteuses avaient commencé à se former autour de la cavité, l'obturant peu à peu d'un voile blanchâtre.
C'était la preuve que l'ouragan était en train de se gonfler de millions de tonnes d'eau.
Sans perdre une seconde, Haresh Khanna, le technicien gringalet qui venait de prendre son service ce matin de Noël aux commandes du radar, décrocha son radiotéléphone pour avertir le centre météo. Originaire de Bombay, l'autre grande métropole de l'Inde fréquemment visitée par les cyclones, Khanna avait des dizaines de fois suivi l'avance des ouragans sur ses écrans. Mais jamais encore il n'avait vu leur œil se couvrir de ce voile laiteux. Après avoir transmis ses observations, il monta quatre à quatre sur la terrasse. De là-haut, on découvrait le plus beau panorama de la ville. Tenant fermement son parapluie au-dessus de son crâne, Khanna distingua à travers les rafales de pluie la dentelle de Meccano du pont de Howrah avec, juste derrière, l'imposante masse rose de la gare, puis les eaux brunes du fleuve avec des centaines de barges posées comme de gros canards, l'étendue verdoyante du parc Maidan, la longue façade en brique du Writers' Building, et enfin les milliers de terrasses et de toits enchevêtrés de cette gigantesque métropole que les messages de Y AU India Radio tiraient peu à peu de l'engourdissement de ce matin de fête.
Heureusement, le monstre était encore loin, très loin au-dessus de la mer. Le vent et la pluie qui fouettaient Calcutta depuis la nuit n'étaient que des signes précurseurs, les prodromes du cataclysme.
*
Le pêcheur Subash Naskar, vingt-six ans, ne dut la vie qu'à un prodigieux réflexe. Au lieu de chercher à s'abriter de la muraille d'eau qui allait engloutir son village, il se retourna, plongea dans la gigantesque vague et se laissa emporter vers l'intérieur des terres. Il ignorera toujours ce qui s'est passé. Mais il se retrouva à neuf kilomètres de là, accroché à la fenêtre d'un temple. Autour de lui c'était le désastre : il était le seul survivant. Il était un peu plus de dix heures du matin. La monstrueuse toupie venait de frapper la terre.
L'enfer ! Un enfer de vent, d'eau et de feu. Cela avait commencé par une lueur aveuglante, comme une colossale boule de feu qui barrait l'horizon et illuminait le paysage. Provoqué par l'accumulation d'électricité au niveau des nuages rasants, ce phénomène extrêmement rare brûla instantanément la tête de tous les arbres sur une largeur de deux cents kilomètres et une profondeur de cinquante. Puis, siphonnant la mer peu profonde sur cette côte, la colonne tourbillonnante projeta en avant la fantastique muraille d'eau. Sous l'effet conjugué du vent et du raz de marée, maisons, huttes et arbres furent broyés, concassés, hachés ; des bateaux de pêche, aspirés et rejetés à des kilomètres ; des autocars et des wagons de chemin de fer, soulevés et catapultés comme des fétus de paille ; des dizaines de milliers de gens et d'animaux, emportés et noyés ; des milliers de kilomètres carrés, submergés par un magma d'eau salée, de sable, de boue, de décombres, de cadavres. En quelques secondes, une zone aussi vaste que la Belgique et peuplée de trois millions d'habitants avait été rayée de la carte.
Rattrapés dans leur fuite comme des milliers d'autres par le torrent furieux, Ashish Ghosh et sa famille ne durent leur salut qu'à la proximité d'une mosquée juchée sur un tertre. «
Ma femme et mes enfants s'agrippèrent à moi, racontera-t-il, et j'ai réussi à les tirer tous jusqu'au bâtiment. Il était déjà plein de rescapés. J'ai quand même pu grimper sur un rebord de fenêtre et m'accrocher aux barreaux en retenant les miens. Nous sommes restés là suspendus au-dessus des flots pendant toute la journée et toute la nuit. Le lendemain matin, nous n'étions plus qu'une vingtaine encore vivants sur cet abri de fortune. » Ashish vit au loin une famille de six personnes arrimées tant bien que mal à un tronc d'arbre, mais un remous engloutit bientôt le fragile esquif avec tous ses naufragés.
La terreur dura encore dix heures avant que l'ouragan ne fasse brusquement demi-tour et reparte vers la mer. Ashish Ghosh et sa famille, ainsi que les premiers rescapés, arrivèrent le surlendemain à l'entrée de la ville de Canning, à cinquante kilomètres à l'intérieur des terres. Se cramponnant les uns aux autres, titubant d'épuisement, hagards, affamés, ils avançaient droit devant eux, tels des somnambules. Ils avaient traversé sur des kilomètres un paysage hallucinant de dévastation et de ruines, butant partout sur des cadavres.
L'infirmière qui tenait le modeste dispensaire local n'oublierait jamais le pitoyable spectacle de « cette colonne de survivants se découpant sur la ligne noire du ciel. Même de loin, on pouvait mesurer leur terrible détresse, dira-t-elle. Ils portaient parfois de maigres balluchons, quelques ustensiles, soutenaient les blessés, se traînaient en serrant leurs enfants dans leurs bras. J'ai senti tout à coup l'odeur de la mort. Ces gens avaient vu leurs parents, leur femme, leur mari périr noyés sous leurs yeux. Ils avaient vu leurs enfants emportés par les flots, leur maison s'effondrer, leur terre disparaître ».
Pendant trois jours Calcutta ignora l'ampleur de la catastrophe. L'ouragan avait détruit les lignes téléphoniques, les émetteurs de radio, les routes, les transports maritimes.
Soucieuses de ne pas se laisser accuser d'imprévoyance ou de négligence, les autorités entretinrent délibérément cette ignorance. Les premiers communiqués minimisaient la gravité de la tragédie. Une banale tornade, affirmait-on, comme il s'en produit chaque année un peu partout sur les côtes de l'Inde ! Et pour que personne ne soit tenté d'aller voir, on fit boucler la zone par la police et les gardes-frontières.
Quel choc, alors, quand les premiers récits des rescapés commencèrent à filtrer! La presse se déchaîna. Elle parla de dix à vingt mille morts, de cinquante mille têtes de bétail noyées, de deux cent mille habitations rasées, d'un demi-million d'hectares rendus stériles par l'eau de mer, de deux mille kilomètres de digues démolies ou endommagées, de trois à quatre mille puits à jamais inutilisables. Et elle révéla que, faute de secours immédiats, deux millions de personnes au moins étaient menacées de mourir de faim, de soif, de froid.
Les secours ? La tarte à la crème de toutes les catastrophes dans le monde ! Mais ici la pauvreté rendait la fatalité plus cruelle et les secours plus urgents qu'ailleurs. Pourtant, il fallut encore trois jours pour que les autorités de Calcutta et de New Delhi s'entendent sur les premières opérations d'assistance. Trois jours dont se hâtèrent de profiter certains individus. Ils portaient la robe ocre des moines de la mission Ramakrishna, le saint bengali qui, au siècle dernier, avait prêché l'entraide et l'amour entre les hindous et les autres communautés. Dès l'annonce du cataclysme, ils étaient accourus de Madras, de Delhi et même de Bombay. Les policiers qui bouclaient la zone sinistrée les laissèrent passer : on n'arrête pas des anges de charité aux pieds nus. Allant deux par deux, ils se mêlaient aux rescapés et offraient de recueillir le plus grand nombre possible d'orphelins. Tant de générosité émut. On s'empressa de recenser les enfants que le désastre avait brusquement privés de leurs parents. Ceux qui n'avaient perdu que leur père suscitaient aussi l'intérêt.
Une veuve de trente-cinq ans témoignera :« Ces hommes étaient la bonté même. L'un d'eux m'a dit : "Surtout ne craignez rien pour votre fillette, elle sera en sécurité. Nous allons lui trouver un travail. Et dans deux mois, nous reviendrons vous voir avec elle et nous vous apporterons les quatre ou cinq cents roupies de son salaire. En attendant, voici déjà cent roupies." Je me suis agenouillée pour baiser les pieds de ce bienfaiteur et je lui ai donné ma fille. » Comme tant d'autres victimes de la tragédie, cette pauvre femme ne reverrait jamais son enfant. Elle ignorait que ces prétendus moines étaient des proxénètes.
Mais la vraie solidarité des habitants de Calcutta rachèterait mille fois ces monstrueuses impostures. Jamais Max n'oubliera « l'explosion de générosité » qu'engendra la catastrophe à travers la ville, en particulier chez les pauvres des slums. Des gens se précipitèrent par milliers aux sièges des différents comités d'entraide, dans les clubs, les mosquées, les temples et même à la porte de sa chambre-dispensaire, pour apporter une couverture, un vêtement, une bougie, un petit sac de riz, un peu d'huile, de sucre, une bouteille de pétrole, quelques galettes de bouse, des allumettes. En voyant tous ces pauvres se dépouiller spontanément pour leurs frères dans le malheur, le jeune médecin américain songea : « Un pays capable de tant de partage est un exemple pour le monde. » Des dizaines d'organisations, la plupart inconnues, se mirent partout en branle, affrétèrent des camions, des triporteurs à moteur, des taxis et même des chars à bras pour acheminer des secours aux survivants. Prodigieuse mosaïque indienne : ces organisations représentaient des églises, des sectes, des confréries, des syndicats, des castes, des équipes sportives, des écoles, des usines. Lambert, Max, Bandona, Saladdin, Aristote, Margareta et toute l'équipe des bénévoles indiens du Comité d'entraide de la Cité de la joie étaient naturellement en première ligne de cette mission humanitaire. Même le sourd-muet Gunga était présent. Ils avaient rempli un camion entier de médicaments, de lait en poudre, de riz, de couvertures et de tentes. Leur chargement comportait aussi deux radeaux pneumatiques et deux moteurs hord-bord, cadeaux personnels et conjoints du Parrain et d'Arthur Loeb, le père de Max. Ils n'attendaient pour partir qu'un bout de papier : la permission des autorités.
Toute la semaine, Lambert et Max coururent de bureau en bureau pour arracher le précieux sésame. Contrairement à ce qu'on aurait pu croire, leur condition de sahib, loin de faciliter leurs démarches, suscitait la suspicion de nombreux fonctionnaires. Lambert le savait bien : l’épouvantail de la C.I.A. se cachait toujours un peu derrière un étranger. En désespoir de cause, le Français décida de recourir à un pieux mensonge :
—Nous sommes au service de la Mère Teresa, annonça-t-il au préposé aux permis de circuler.
—La Mère Teresa ? répéta avec respect le babu en se redressant derrière son océan de paperasses. La sainte de Calcutta ?
Lambert dodelina de la tête.
—Dans ce cas, vous pouvez partir sur-le-champ avec votre camion, déclara l'homme en paraphant d'un trait de stylo le laissez-passer. Je suis hindou, mais nous autres Indiens nous respectons les gens de Dieu.
La route du delta : un voyage au bout de l'enfer. A dix kilomètres seulement de la ville, la chaussée était déjà engloutie sous une mer de boue. Partout des épaves de camions renversés. « Une vision de cimetière marin », se souviendra Lambert. Coiffé d'un turban dont le rouge écarlate contrastait avec son teint blême, le chauffeur manœuvrait comme dans un slalom de compétition nautique. Il jurait, freinait, transpirait. Le lourd véhicule dérapait sans cesse. Bientôt, les premières colonnes de rescapés apparurent. « Es étaient des milliers, des dizaines de milliers, écrira Max à sa fiancée. De l'eau jusqu'à la poitrine, ils fuyaient en portant leurs enfants sur la tête. Certains s'étaient réfugiés sur des remblais où ils attendaient des secours depuis six jours. Affamés, assoiffés, poussant des cris, ils se jetèrent à l'eau et pataugèrent vers notre camion. Une vingtaine d'entre eux réussirent à s'agripper au chargement et à l'escalader, prêts à tout piller. Lambert et Saladdin sautèrent à l'eau à leur suite et allèrent parlementer. Pour leur faire entendre raison, ils leur crièrent que nous étions des médecins et que nous ne transportions que des médicaments. Miracle, ils nous ont laissés passer. Un peu plus loin, nouveau prodige. Dans la horde qui nous encerclait, Lambert reconnut un habitué du petit restaurant qu'il fréquentait à Anand Nagar. C'était un militant communiste envoyé par le parti pour noyauter les rescapés. Il nous permit de continuer. Aristote et Saladdin marchaient devant pour guider le camion.
Mais bientôt le moteur hoqueta, toussa et s'arrêta définitivement. Noyé. Nous avons mis les radeaux à l'eau et y avons entassé notre chargement. Une nouvelle nuit était tombée. Il n'y avait aucune lumière sur des centaines de kilomètres à la ronde, mais des myriades de lucioles éclairaient un paysage fantomatique d'arbres déchiquetés, de huttes éventrées, de buissons auxquels s'agglutinaient les détritus apportés par l'ouragan. Çà et là, des fils électriques arrachés avaient déjà électrocuté plusieurs bateliers. Dans la nuit, nous avons entendu des appels et des roulements de tambour. Des centaines de rescapés qui s'étaient réfugiés dans les restes d'un village sur une hauteur guettaient avec angoisse l'arrivée de secours dans les ténèbres. Jamais je ne pourrai oublier leur accueil triomphal. Avant même de s'occuper de ce que nous apportions, des mollahs musulmans nous guidèrent jusqu'à la petite mosquée qui avait échappé au désastre. Au cœur du drame, il fallait d'abord remercier Allah ! »
Un détail frappa immédiatement le jeune médecin quand il mit pied à terre : le ventre de tous les enfants qui accouraient en battant des mains, chantant et dansant. Un ventre énorme, proéminent, ballonné, un ventre vide plein de vers. Lambert, lui, serait saisi par la vision d'une « femme qui se tenait debout au milieu des décombres avec son bébé dans les bras, sans mendier, sans gémir, digne et immobile comme une statue, toute la pauvreté du monde inscrite dans son regard, hors du temps, ou plutôt au cœur du temps, un temps qui est éternité pour celui qui vit dans la détresse. Mère à l'enfant, Mère Bengale symbole de ce Noël de malheur ».
Pauvre Lambert ! Lui qui croyait avoir tout vu, tout partagé, tout compris de la souffrance de l'Innocent, voilà qu'il était condamné à faire un nouveau pas à l'intérieur de son mystère. « Pourquoi le Dieu-Amour, le Dieu-Justice, avait-il permis que ces hommes parmi les plus déshérités du monde soient aussi cruellement frappés ? Comment, se demanda-t-il, les encens hypocrites de nos temples pourront-ils jamais effacer l'odeur de mort de tous ces innocents ? »
L'odeur de mort ! Malgré les primes faramineuses offertes pour la destruction des cadavres, les fossoyeurs professionnels envoyés par les autorités s'étaient enfuis au bout de deux jours. Comment différencier les hindous et les musulmans dans un tel charnier ?
Comment brûler les uns et ensevelir les autres sans se tromper ? Les équipes de détenus d'un pénitencier expédiées à leur place ne montrèrent pas davantage d'empressement. Il ne resta que les soldats. On leur confia des lance-flammes. Du coup, le delta tout entier devint un gigantesque barbecue dont on sentit l'odeur jusqu'à Calcutta.
Restaient les vivants. Pendant quatre semaines, Lambert, Max et leurs compagnons indiens ratissèrent avec acharnement plusieurs kilomètres d'un secteur isolé. Allant d'un groupe de rescapés à l'autre, ils vaccinèrent à tour de bras avec leurs Dermo-jets à air comprimé, soignèrent plus de quinze mille malades, vermifugèrent vingt mille enfants, distribuèrent quelque vingt-cinq mille rations alimentaires. « Une goutte d'eau dans l'océan des besoins, admettra le Français. Mais une goutte d'eau qui aurait manqué à l'océan si elle n'avait pas été là », ajoutera-t-il, citant la célèbre remarque de Mère Teresa.
Le matin où l'équipe du Comité d'entraide plia bagage pour regagner la Cité de la joie, les survivants offrirent une fête à leurs bienfaiteurs. Des gens qui n'avaient plus rien, des miséreux à qui même l'espoir était interdit puisque la mer avait rendu leurs champs stériles, trouvèrent le moyen de danser, de chanter, d'exprimer leur joie et leur gratitude.
Bouleversé, Lambert songea au mot de Tagore : « Le malheur est grand, mais l'homme est encore plus grand que le malheur. » Au moment des adieux, une fillette en guenilles, une fleur de nénuphar piquée dans les cheveux, s'avança vers Lambert pour lui offrir un cadeau au nom de tous les villageois. C'étaient des musulmans. Ils avaient confectionné un petit Christ en croix avec des coquillages. Accompagnant l'objet, il y avait un morceau de papier sur lequel une main incertaine avait inscrit un message en lettres majuscules. En le lisant à haute voix, Lambert crut entendre la parole de l'Évangile.
« Frères, soyez bénis ! Frères, vous êtes venus à notre secours quand nous avions tout perdu, quand la lumière de l'espérance s'était éteinte dans nos cœurs. Vous avez nourri les affamés, vêtu ceux qui étaient nus, soigné ceux qui souffraient. Grâce à vous, nous avons repris le goût de vivre.
« Frères, vous êtes désormais nos parents les plus proches. Votre départ nous plonge dans la mélancolie. Nous vous adressons notre éternelle gratitude et prions Dieu qu'il vous donne longue vie.
Les rescapés du cyclone »
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Quelques semaines après cette catastrophe, la Cité de la joie et tous les quartiers de Calcutta furent un beau matin saisis d'une effervescence inhabituelle. Réveillé en sursaut par des explosions de pétards et des cris, Max sortit précipitamment de sa chambre. Il vit tous ses voisins qui chantaient, se congratulaient, dansaient en tapant des mains. Les enfants se poursuivaient en poussant de joyeux hurlements. Exultant de bonheur, des gens s'offraient des friandises, des verres de thé. Des jeunes lançaient des feux de Bengale.
Aucune fête n'étant prévue ce jour-là, l'Américain se demanda la raison de ce subit débordement de liesse matinale. Il vit alors Bandona arriver en courant, une guirlande de fleurs dans les mains. Il n'avait jamais vu la jeune Assamaise dans un tel état d'allégresse.
Ses petits yeux bridés pétillaient de joie. « Ce peuple de flagellés, d'humiliés, d'affamés, d'écrasés est vraiment indestructible, songea-t-il, émerveillé. Son goût de la vie, son pouvoir d'espérance, sa volonté de se tenir debout le feront triompher de toutes les malédictions de son karma. »
-Grand Frère Max, connais-tu la nouvelle ? criait à perdre haleine l'ange de la Cité de la joie. Nous avons gagné ! Nous sommes maintenant aussi forts que les gens de ton pays, que les Russes, que les Chinois, que les Anglais... Nous allons pouvoir irriguer nos champs, moissonner le riz plusieurs fois chaque année, éclairer nos villages et nos slums. Nous mangerons tous à notre faim. Il n'y aura plus de pauvres. Notre grande Dourga Indira Gandhi vient de l'annoncer à la radio : ce matin nous avons fait exploser notre première bombe atomique !
ÉPILOGUE
Les conditions de vie des habitants de la Cité de la joie devaient connaître de notables améliorations depuis les événements que raconte ce livre. Une jeune enseignante française visita un jour le slum. A son retour à Nantes, elle parla avec tant d'émotion de ce qu'elle avait vu à ses élèves que celles-ci l'aidèrent à fonder une association dont les membres s'engagèrent à envoyer chaque année une somme d'argent au Comité d'entraide du bidonville. L'association compta bientôt trois cents personnes. Un reportage parut alors dans le magazine La Vie, qui fit multiplier par dix le nombre des adhérents. Un an plus tard, un deuxième article fît encore doubler ce nombre. Les dons des sept mille membres de l'association permirent d'implanter dans le slum une véritable infrastructure médico-sociale. Un médecin bengali au grand cœur, le Dr Sen, qui depuis trente ans soignait gratuitement les pauvres, devint le président du Comité. Plus tard, deux jeunes Français amoureux de l'Inde vinrent s'installer sur place pour donner une impulsion nouvelle et renforcer l'équipe. Un dispensaire, un foyer pour enfants rachitiques, une maternité, une soupe populaire pour vieillards et indigents, un centre d'apprentissage pour adolescents, un atelier
d'artisanat pour adultes furent peu à peu créés par les habitants eux-mêmes grâce aux fonds envoyés de France. Des campagnes de vaccination et de dépistage de la tuberculose furent lancées. Par la suite, des programmes d'action rurale développèrent l'irrigation, le forage de puits, les dispensaires dans les zones les plus pauvres et démunies du Bengale.
C'est naturellement à cette poignée d'Indiens qui étaient venus un soir dans la chambre de Lambert pour « réfléchir à la possibilité d'aider les autres », que l'on fit appel pour créer et diriger tous ces centres. Aujourd'hui, Bandona, Saladdin, Ajit, Margareta, Aristote et quelque deux cent cinquante travailleurs sociaux, infirmiers, éducateurs, assistés de médecins bengalis et de bénévoles étrangers, animent ce réseau d'entraide, de secours, de soins et d'éducation.
De leur côté, le gouvernement du Bengale et la municipalité de Calcutta ne ménagèrent pas leurs efforts. Grâce à des fonds prêtés par la Banque mondiale, un vaste programme de réhabilitation des slums fut lancé. Des ruelles de la Cité de la joie furent pavées, certaines rehaussées, de nouvelles latrines creusées, des puits tubes forés, des lignes électriques tirées. Ces bienfaits eurent des effets imprévisibles. Le fait que les rickshaws et les taxis puissent désormais accéder à l'intérieur du bidonville, incita des employés, des fonctionnaires, des petits commerçants à chercher un logement dans la Cité de la joie. A dix minutes à pied de la grande gare de Howrah, et si proche du centre de Calcutta, le bidonville offrait en effet un habitat bien plus commode que les cités nouvelles construites à vingt ou vingt-cinq kilomètres de la ville. Du coup, les loyers montèrent en flèche. Signe caractéristique de ce changement économique, le nombre des joailliers-usuriers décupla en moins de deux ans. Une
spéculation effrénée s'empara même d'entrepreneurs peu scrupuleux. Des immeubles de trois ou quatre étages commencèrent à surgir un peu partout et beaucoup de pauvres durent s|en aller.
Les premières victimes de ces changements furent les lépreux. L'arrivée d'une autre équipe politique à la tête du gouvernement du Bengale enleva au Parrain les appuis dont il jouissait. Une nouvelle mafia s'installa à Anand Nagar. Elle décréta l'expulsion des lépreux.
Ils partirent par petits groupes, sans heurts ni violence. Lambert réussit à recaser Anouar, sa femme, leur enfant et la plupart de ses amis dans un foyer de Mère Teresa. En revanche, les quelque huit mille vaches et bufflesses des étables demeurèrent sur place. Elles font toujours partie de la population de la Cité de la joie.
*
Trois semaines après le cyclone, Ashish et Shanta Ghosh revinrent avec leurs enfants dans leur village dévasté situé en bordure de la forêt des Sundarbans. Avec un courage et une ardeur fortifiés par leur dur apprentissage de la survie dans le slum, ils reconstruisirent leur hutte, nettoyèrent leur champ et reprirent leur vie de paysan. Leur expérience du partage les incita à s'intéresser d'encore plus près au sort de leurs voisins. Shanta créa plusieurs ateliers d'artisanat pour les femmes du village, tandis que son mari fondait une coopérative agricole qui devait notablement améliorer les ressources des habitants de ce secteur particulièrement déshérité.
L'exemple de cette famille restera, hélas, un cas presque unique. Rarissimes en effet seront les habitants de la Cité de la joie qui parviendront à s'échapper de leur taudis pour retourner dans leur campagne. Par contre, un fait nouveau devait, ces derniers temps, apporter un élément d'espoir. On constata un net ralentissement de l'exode des paysans pauvres vers Calcutta. Ce phénomène s'explique par une amélioration sensible des rendements de la terre au Bengale. Dans plus de la moitié de cette province, on obtient aujourd'hui deux récoltes annuelles de riz, et même trois sur environ un quart du territoire. Cette transformation permet à des centaines de milliers de paysans sans terre de trouver sur place du travail durant presque toute l'année. D'autre part, alors que voici vingt ans Calcutta représentait le seul espoir de trouver un emploi dans tout le nord-est de l'Inde, l'implantation de nouveaux centres industriels en Orissa, au Bihar et dans d'autres provinces de cette région a contribué à créer des pôles de main-d'œuvre qui ont notablement diminué l'émigration vers Calcutta. A moins de nouvelles catastrophes majeures, on peut donc espérer une stabilisation de la population de Calcutta, et peut-être l'amorce d'un prochain reflux des habitants des slums vers leurs campagnes d'origine.
Max Loeb retourna en Amérique. Relatant son expérience, il déclara c' en dehors d'un voyage sur la lune, un séjour dans un slum indien était l'aventure la plus exceptionnelle que pouvait vivre un homme de l'an 2000 ». D'autres jeunes médecins, hommes et femmes, continuent de venir du monde entier pour offrir plusieurs mois de leur vie aux habitants de la Cité de la joie. Quant à lui, ce séjour a complètement transformé sa perception de la vie et ses rapports avec les autres. Il entretient toujours des liens très étroits avec Lambert. Avec Sylvia devenue son épouse, il a fondé une association qui envoie au Comité d'entraide des médicaments et de l'équipement médical. Mais surtout, Max revient régulièrement rendre visite à ses amis d'Anand Nagar. Il aime à répéter : « Les sourires de mes frères de la Cité de la joie sont des lumières qui ne pourront jamais s'éteindre en moi. »
★
Un jour, Aloka, la veuve d'Hasari Pal, apporta à Paul Lambert une enveloppe jaune couverte de cachets.
— Grand Frère Paul, une lettre est arrivée pour toi ce matin, annonça-t-elle.
Lambert vit immédiatement qu'elle portait le cachet du ministère de l'Intérieur. Le cœur battant, il la décacheta. « Mon Dieu, frémit-il, je parie que le gouvernement me met à la porte. » Il parcourut le texte avec angoisse. Soudain, ses yeux tombèrent sur des mots qu'il dut relire plusieurs fois pour en saisir le sens. « The Government oflndia hereby grants the said Paul Lambert the certificate of... »
« Par la présente, disait le document, le Gouvernement de l'Inde accorde au dénommé Paul Lambert son certificat de naturalisation et déclare qu'après avoir prêté serment de fidélité dans le délai et selon les règles prévus par la loi il aura droit à tous les privilèges, prérogatives et droits, et sera soumis à toutes les obligations, devoirs et responsabilités d'un citoyen indien. »
« Un citoyen indien », balbutia le Français, le souffle coupé. Il eut l'impression que le cœur entier du slum battait tout à coup dans sa poitrine. Saisi de vertige, il s'appuya contre le mur de sa chambre et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il prit dans ses mains la croix qui pendait à son cou. Il contempla les deux dates que sa mère y avait fait inscrire, celle de sa naissance et celle de son ordination. Le regard embué par des larmes de bonheur, il considéra alors le petit espace libre devant le nom indien qu'il avait fait graver voici plusieurs années. Au jour de sa naturalisation, ce nom devait remplacer celui de Paul Lambert. En hindi comme en bengali, « Pre-manand » signifie « Bienheureux celui qui est aimé de Dieu ». Ce nom résumait parfaitement le sens de sa communion avec le peuple des humbles, des pauvres, des meurtris de la Cité de la joie. Devant ce patronyme qui était désormais le sien, il ferait ajouter aujourd'hui la date de son entrée définitive dans la grande famille de ses frères indiens. Ce jour était la troisième date la plus importante de sa vie.
Pié Bouquet — Les Bignoles Juillet 1984