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Avec ses bracelets et ses colliers de pacotille, ses saris aux couleurs vives, ses yeux noirs cernés de khôl, ses sourcils dessinés au crayon et sa jolie bouche rougie de jus de bétel, Kâlîma, vingt ans, était la pin-up de la courée. Même Lambert était troublé par cette présence qui éclaboussait de sensualité et de gaieté le fond de basse-fosse où il venait d'échouer. Il admirait surtout le large ruban rouge et la fleur de jasmin dont cette créature parait la lourde tresse de cheveux noirs qui lui tombait sur les reins. Ce raffinement au milieu de toute cette laideur l'enchantait. Le seul ennui était que Kâlîma n'était pas une femme, mais un eunuque. Lambert en avait eu la preuve le deuxième matin, au moment de sa toilette. La « jeune femme » avait laissé échapper son voile une fraction de seconde et le Français avait aperçu son sexe, du moins ce qu'il en restait. Kâlîma n'était pas un de ces hommes travestis en femmes. Il était un authentique représentant de cette caste secrète et mystérieuse des hijra dont les communautés parsemaient l'Inde. Il avait été castré.
Quelques jours plus tard, une fête impromptue devait permettre à Lambert de découvrir le type de fonction qu'exerçaient dans le bidonville cette pittoresque personne et ses compagnons installés dans la chambre voisine. La nuit venait de tomber quand les cris d'un nouveau-né emplirent soudain la courée. Homaï, la femme de l'hindou borgne qui habitait de l'autre côté de la cour, venait de mettre au monde un fils. Aussitôt, la grand-mère en voile blanc de veuve et les autres femmes se précipitèrent chez les eunuques pour les prier de venir bénir l'enfant. Kâlîma et ses amis se maquillèrent à la hâte, revêtirent leurs saris de fête, enfilèrent toute leur bimbeloterie. Kâlîma fixa aussi plusieurs colliers de grelots à ses chevilles tandis que ses compagnons enduisaient de poudre rouge leurs dholaks, leurs inséparables petits tambourins. Ainsi parés, les cinq eunuques sortirent en tapant sur leurs instruments et en chantant de leur voix rauque : « Un nouveau-né est apparu sur terre. Nous sommes venus le bénir. Hirola ! Hirola ! »
Le plus âgé de la petite troupe, un eunuque aux cheveux crépus et aux pommettes saillantes, se nommait Boulboul — le Rossignol. Vêtu d'un jupon et d'un corsage rouge vif, un anneau d'or dans le nez et des pendentifs dorés aux oreilles, il conduisait la cérémonie en se tortillant des hanches. 11 était le gourou du groupe, son maître, sa « mère ». Ses disciples, Kâlîma en tête, suivaient en sautillant et en chantant. « Sœur, apporte-nous ton enfant, chantait Boulboul, car nous voulons partager votre joie. Hirola ! Hirola ! » La grand-mère en voile de veuve s'empressa d'aller chercher le nourrisson et l'offrit à Kâlîma.
L'eunuque prit délicatement le petit corps dans ses bras et se mit à danser en sautant d'un pied sur l'autre dans un bruit de grelots, tournant et ondulant au rythme saccadé des tambourins. De sa voix rauque, il entonna :
Vive le nouveau-né ! Nous te bénissons,
Pour que tu vives longtemps,
Que tu sois toujours en bonne santé,
Que tu gagnes beaucoup d'argent.
Les chants avaient attiré les habitants des maisons avoisinantes. La cour s'était remplie.
Des grappes d'enfants avaient même escaladé les toits pour mieux voir. La température accablante ne rebutait personne. C'était la fête. Pendant que Kâlîma et ses compagnons continuaient de danser, le gourou Boulboul alla percevoir les honoraires de sa troupe. Les eunuques se font payer très cher et personne n'oserait leur marchander leurs services de peur d'encourir leurs malédictions.
« Notre nouveau-né est aussi fort que Shiva, proclamèrent les danseurs, et nous supplions le dieu tout-puissant de nous remettre les fautes de toutes ses vies précédentes. » Cet appel était en quelque sorte le credo des eunuques, la justification de leur rôle au sein de la société. L'Inde mystique avait sacralisé les plus déshérités de ses parias en leur offrant le rôle de boucs émissaires.
Le gourou était revenu avec une assiette de riz saupoudré de morceaux de gingembre. Du bout de son index, il essuya la poudre rouge qui recouvrait l'un des tambourins et marqua le front du bébé. Ce geste symbolique transférait sur sa personne, ses compagnons et sur toute la caste des hijra, les fautes passées du nouveau-né. La poudre rouge, emblème du mariage chez les épouses hindoues, représente chez les eunuques leur union rituelle avec leur tambourin. Le gourou jeta ensuite quelques grains de riz sur l'instrument puis il en lança une pleine poignée vers la porte du logement pour bénir la mère, et une autre sur l'enfant. Levant l'assiette au-dessus de sa tête, il commença à tourner sur place sans ' e tomber un seul grain. Accompagné par ses acolytes qui frappaient leurs tambourins et tapaient dans leurs mains en cadence, il chanta : « Nous nous baignerons dans les rivières sacrées pour nous laver de toutes les fautes du nouveau-né. » Alors, devant les yeux émerveillés de l'assistance, Kâlîma se mit à danser en berçant l'enfant. Ses attaches très fines et la féminité de ses gestes créaient l'illusion. Pathétique de réalisme, l'eunuque souriait maternellement à cette petite masse de chair qui faisait son entrée dans le monde de la Cité de la joie.
Un spectacle de mime clôtura la cérémonie. Kâlîma restitua le bébé à sa grand-mère et glissa un coussin sous son sari. Personnifiant une femme au stade ultime de sa grossesse, il se mit à tourner en rond en exhibant son gros ventre. Le visage grimaçant, il singea les premières douleurs de l'enfantement. Poussant des cris de plus en plus déchirants, il se laissa tomber sur le sol tandis que les autres eunuques lui assénaient des tapes sur les épaules et dans le dos comme pour l'aider à accoucher. Quand il fut complètement en transe son gourou alla chercher le nouveau-né et le déposa dans ses bras. Son visage s'illumina alors d'une expression de bonheur. Lambert vit les lèvres de l'eunuque adresser de tendres paroles à l'enfant. Puis son buste et ses bras partirent d'un balancement.
L'eunuque berçait avec amour le nouvel habitant de la courée.