2.
De nouvelles et terribles épreuves attendaient pourtant le vieux Prodip Pal et les siens.
Comme dix ou douze millions de paysans bengalis en cette deuxième moitié du xxe siècle, ils seraient victimes de ce phénomène endémique que les économistes appellent le cycle de la misère. Une inéluctable descente le long de l'échelle sociale, le fermier devenant métayer, puis paysan sans terre, puis ouvrier agricole, obligé de s'exiler enfin. Inutile de rêver au cheminement inverse. Ici chacun consacrait toutes ses forces à défendre un statut sans cesse menacé. L'améliorer était impensable : la misère ne peut engendrer qu'une misère plus grande encore. S'il est vrai que le charbon ne change pas de couleur quand on le lave, on peut également parer la pauvreté des couleurs les plus chatoyantes, elle restera pauvreté.
Leurs démêlés judiciaires avec le zamindar n'avaient laissé aux Pal qu'un quart d'hectare de bonne terre, de quoi produire de cinq à six cents kilos de riz. Cela représentait à peine un quart des besoins pour nourrir la famille. Pour combler le déficit, le père et ses fils obtinrent le métayage d'une autre parcelle. Alors que certains propriétaires exigeaient en échange les trois quarts de la récolte, Prodip Pal en reçut la moitié. Cet apport était capital.
Une fois le riz épuisé, il y avait les noix des trois cocotiers et les légumes, de beaux légumes des terres hautes exigeant peu d'irrigation, comme les serpents-gourdes, sortes de concombres pouvant mesurer jusqu'à deux mètres de long, les courges et les radis géants.
Il y avait aussi les fruits du jaquier dont certains pesaient près de dix kilos. La famille Pal put ainsi subsister tant bien que mal pendant deux ans. Elle put même acheter deux chèvres et remercier régulièrement les dieux en portant des offrandes au petit temple édifié au pied du plus ancien banyan du village.
Dès la troisième année, le malheur frappa de nouveau. Un parasite détruisit le champ de riz en pleine croissance. Pour surmonter cette catastrophe, le père prit le chemin de l'unique maison de brique dont le toit de tuiles dominait le village. Presque tous les habitants de Bankuli devaient ainsi, un jour ou l'autre, se rendre chez le mohajan, le bijoutier-usurier, un homme ventripotent au crâne aussi lisse qu'une boule de billard.
Quelque répugnance qu'il inspirât, le mohajan était ici comme ailleurs le personnage clef du village, son banquier, son assureur, son prêteur sur gages. Et bien souvent, son vampire. En hypothéquant le champ familial, le père d'Hasari obtint le prêt de deux cents kilos de riz avec obligation d'en rembourser trois cents dès la première récolte. Ce fut une année de grandes privations pour la famille Pal. Toutefois, « telle la tortue qui avance avec peine pour atteindre son but, la page du dieu de la vie avait pu être tournée ». Mais les dettes contractées et l'impossibilité d'acheter suffisamment de semences firent des deux années suivantes un véritable cauchemar. L'un des frères d'Hasari dut abandonner le métayage pour s'engager comme ouvrier agricole. Cette fois, la misère avait réellement commencé à étrangler les Pal. Les intempéries s'en mêlèrent. En une nuit, un orage d'avril fit tomber toutes les mangues et les noix de coco. Il fallut vendre le buffle et Rani, l'une des vaches, pourtant si utiles à la saison des labours. Rani refusa de s'en aller. Elle tirait de toutes ses forces sur sa corde en poussant des beuglements déchirants. Chacun y vit un funeste augure, le signe de la colère de Râdhâ, l'amante du dieu-berger Krishna.
Le départ des animaux priva la famille Pal d'une partie du si précieux lait quotidien et, surtout, de l'indispensable bouse qui, mélangée à de la paille et façonnée en galettes séchées au soleil, servait de combustible pour la cuisson des aliments. Chaque jour, la fille d'Hasari et ses cousines durent partir à la recherche de bouses de remplacement. Mais cette manne précieuse n'appartenait pas à qui voulait la ramasser et les villageois leur faisaient la chasse. Elles apprirent à se cacher et à chaparder. De l'aube à la nuit, les frères d'Amrita battaient la campagne avec leurs cousins les plus âgés en quête de tout ce qui pouvait se manger ou se monnayer. Ils cueillaient des fruits et des baies sauvages. Ils ramassaient du bois mort et des brindilles de margousier avec lesquelles les Indiens se nettoient les dents. Ils attrapaient des poissons dans les étangs. Ils confectionnaient des guirlandes avec les fleurs des champs. Et ils allaient vendre leur récolte au marché qui se tenait trois fois par semaine à douze kilomètres de chez eux.
Deux événements vinrent encore aggraver la détresse économique des Pal. Affaibli par le manque de nourriture, le plus jeune frère d'Hasari tomba malade. Un jour, il cracha du sang. Pour des gens aussi pauvres, la maladie était une malédiction plus terrible que la mort. Les honoraires d'un médecin, l'achat de médicaments représentaient plusieurs mois de revenus. Pour sauver son frère, Hasari eut recours au seul expédient qui lui restait : il brisa la tirelire de terre cuite et courut demander au prêtre du village de conjurer le sort en célébrant une puja, un culte d'offrande aux dieux.
Le garçon retrouva assez de forces pour prendre part au second événement qui devait cette année-là enfoncer un peu plus sa famille dans la misère, le mariage de sa plus jeune sœur.
Son vieux père venait enfin de lui trouver un mari et rien ne devait empêcher les noces de se dérouler selon le rituel traditionnel. Combien de millions de familles indiennes avaient-elles été ruinées pour des générations par le mariage de leurs filles ? D'abord, il y avait la dot, cette coutume ancestrale, officiellement abolie depuis l'Indépendance mais toujours bien ancrée dans les mœurs. Le petit fermier avec lequel le père d'Hasari avait négocié le mariage de sa dernière fille exigea en guise de dot une bicyclette, deux pagnes de coton, un transistor et dix grammes d'or, ainsi que des bijoux pour la jeune mariée. Soit un bon millier de roupies, quelque huit cents francs. L'usage voulait en outre que le père de la jeune fille assumât seul les frais de la noce, soit un autre millier de roupies pour rassasier les invités des deux familles et acheter les cadeaux dus à l'officiant brahmane. Une saignée pour ces pauvres gens. Mais le mariage de ses filles est un devoir sacré pour un père. Après le départ de la dernière, le vieil homme aurait achevé sa tâche ici-bas. Il pourrait alors attendre en paix la visite de Yama, le dieu des morts.
Il retourna chez l'usurier pour solliciter un prêt de deux mille roupies. En gage, il apportait les derniers bijoux de sa femme Nalini, un pendentif assorti à des boucles d'oreilles en or, et deux bracelets en argent. Ces parures, la mère d'Hasari les avait reçues à son mariage selon cette même coutume cruelle mais prévoyante de la dot qui constitue en fait l'unique épargne familiale en Inde. La somme que prêta le mohajan ne représentait que la moitié de leur valeur. Avec un taux d'intérêt astronomique : cinq pour cent par mois, soixante pour cent pour un an ! La vieille femme avait peu de chances de revoir les bijoux qu'elle avait portés avec tant de fierté les jours de fête durant leurs quarante années de vie commune.
Puis Prodip Pal demanda à ses fils de jeter leurs filets dans l'étang et de pêcher toutes les carpes et ruyi qui s'y trouvaient. Grâce à la fameuse récolte qui avait précédé la guerre avec la Chine, le fils aîné Hasari avait pu acheter quelques douzaines d'alevins pour ensemencer sa réserve d'eau. Les poissons s'étaient multipliés et pesaient aujourd'hui plusieurs kilos chacun. Épargnés jusqu'ici en prévision d'une famine totale, ils seraient la surprise du banquet de la noce.
« Le crépuscule est proche, se répétait le vieil homme, mais le soleil rougeoie toujours.
Notre chakrâ , la roue de notre destin, n'est pas encore arrivé au bout de sa course. »
« C'était une terre alluviale très pâle, se souvenait Hasari Pal. C'était notre terre. La mère-terre. Bhûdevî, la déesse-terre. Je n'avais jamais connu de terre d'une autre couleur et je l'aimais comme elle était, sans lui poser de questions. N'aime-t-on pas sa mère comme elle est, quels que soient son teint et ses défauts ? On l'aime. Et. si elle souffre, on souffre de la voir souffrir.
« C'était le mois de mai, le cœur de l'été au Bengale. L'air paraissait trembler dans la campagne surchauffée. Chaque jour, j'observais longuement le ciel avec confiance. Il prenait des tons de plumes de paon. D'après ce qu'avait annoncé le prêtre brahmane du village, encore une lune et la mousson bienfaitrice serait là. Le brahmane était un homme très sage et très savant. Il était aussi très âgé et il connaissait tous les villageois comme s'ils faisaient partie de sa famille, bien que cela fût impossible car il appartenait à une naissance très haute, très pure, très au-dessus de nos castes à nous. Le premier jour de chaque année nouvelle, notre père et tous les autres chefs de famille du village allaient le consulter pour apprendre quel sort réservaient les douze mois à venir aux hommes, aux bêtes et aux récoltes. Comme bon nombre de sa caste, notre vieux brahmane connaissait les lois des saisons et les chemins suivis par les astres. C'était lui qui fixait les dates des travaux agricoles et des cérémonies familiales. Personne ne savait comment il faisait ses calculs, mais il étudiait les mouvements des planètes et il désignait les jours les plus propices aux semailles, aux moissons ou aux mariages. Cette année, la saison des mariages était terminée. A présent, c'était à la terre d'être fécondée par l'eau du ciel. Le brahmane avait prédit une année d'une richesse exceptionnelle, une année bénie par les dieux, comme il en vient tous les dix ans, ou même plus. Une année sans sécheresse ni épidémies, ni parasites, ni sauterelles, ni aucune autre calamité. Il savait, lui. »
Le temps de semer le riz était donc venu. Chaque famille alla offrir sa puja aux dieux.
Hasari se rendit avec son père et ses frères devant le petit autel au pied du banyan à l'entrée des champs. « Gauri, je t'offre cette graine, récita le père en déposant un grain de riz devant l'image de l'épouse du dieu Shiva, la protectrice des paysans. Donne-nous beaucoup d'eau et rends-nous cent grains en échange. » Trois jours plus tard, quelques orages bienfaisants vinrent abreuver les semis.
Hasari était sûr que, cette année, les dieux étaient bien avec les paysans de Bankuli. Son père n'avait pas hésité à réemprunter deux cents roupies à l'usurier chauve en gageant une partie de la future récolte. Hasari avait dépensé vingt-cinq roupies1 pour louer un attelage de bœufs et labourer le champ en profondeur, une quarantaine de roupies pour les semences et consacré le reste à l'achat d'engrais et d'insecticides. Ce serait une des plus belles moissons. Et comme les pluies de pré-mousson étaient tombées en temps voulu, les Pal pourraient s'épargner la location de la pompe à eau. Heureusement, car cela revenait à six roupies l'heure. Une fortune !
Chaque matin, avec son père et ses frères, Hasari allait s'accroupir au bord du champ. Il restait là des heures à contempler la levée des jeunes pousses d'un vert tendre. La mousson était annoncée pour le vendredi 12 juin. Le vendredi n'est pas un jour très propice dans le calendrier hindou, mais peu importait : la mousson est la mousson, et son arrivée est chaque année le cadeau des dieux au peuple de l'Inde.