41.

A vol d'oiseau, la ville de Miami, en Floride, est à douze mille kilomètres de Calcutta, mais c'est en années-lumière qu'il faudrait mesurer la distance réelle qui sépare ces deux villes.

Certes, Miami compte des quartiers presque aussi misérables que certains slums de Calcutta, notamment dans sa périphérie sud et ouest essentiellement peuplée de réfugiés cubains ou haïtiens, et de Noirs américains. Depuis quelques années, les attaques de magasins, les actes de pillage, les hold-up et les crimes de toutes natures engendrés par la misère physique, la drogue, le désespoir défrayaient régulièrement la chronique. Certaines parties de la ville connaissaient une telle psychose d'insécurité que beaucoup d'habitants avaient préféré émigrer vers des zones plus calmes, voire vers d'autres régions des États-Unis. Rien de semblable ne s'était jamais produit à Calcutta où la sécurité des personnes et des biens, sauf pendant la période de terrorisme naxalite, n'avait jamais été menacée. Il s'y commettait chaque année moins de crimes que dans la seule ville basse de Miami. Une jeune fille pouvait emprunter en pleine nuit l'avenue Chowringhee ou n'importe quelle artère d'un quartier même éloigné sans courir le moindre risque.

Miami abritait des îlots de richesse et de luxe dont aucun habitant de Calcutta, y compris les privilégiés qui n'avaient jamais mis les pieds dans un slum, n'aurait pu soupçonner l'existence. Dans l'un de ces endroits, une vaste Marina nichée dans les palmiers et les bouquets de jacarandas, quelques milliardaires habitaient de somptueuses villas avec piscines, courts de tennis et appontements privés auxquels étaient amarrés des cabin-cruisers dont certains avaient la dimension de véritables petits paquebots. Plusieurs de ces propriétés comportaient également un héliport, quand ce n'était pas un terrain de polo jouxtant des écuries assez vastes pour héberger plusieurs dizaines de chevaux. Cet ensemble résidentiel était protégé par une haute clôture grillagée et gardée par une milice privée dont les voitures équipées de sirènes et de gyrophares patrouillaient jour et nuit.

Personne ne pouvait y pénétrer, même à pied, s'il n'était muni d'un passe électronique dont le code changeait chaque semaine, ou s'il n'était attendu et identifié par les gardes du poste de contrôle placé à l'entrée. Il existait plusieurs flots semblables à Miami, tout aussi luxueux. Celui-ci s'appelait King Estâtes, le Domaine royal.

L'une des plus belles demeures de King Estâtes, une sorte d'hacienda mexicaine blanche avec patios, fontaines et cloître à colonnades, était la propriété d'un chirurgien en renom, un israélite nommé Arthur Loeb. Ce géant d'un mètre quatre-vingt-dix, aux cheveux roux à peine grisonnants, passionné de romans policiers, de pêche au gros et d'ornithologie, possédait la Bel Air Clinic, un établissement de luxe de cent quarante lits spécialisé dans le traitement des voies respiratoires. Marié depuis vingt-neuf ans à la douce et blonde Gloria Lazar, fille unique de l'un des pionniers du cinéma parlant, il avait deux enfants, Gaby, vingt ans, une brune pétillante qui étudiait l'architecture au Collège of Fine Arts; et Max, vingt-cinq ans, un géant roux comme lui, et tout aussi couvert de taches de rousseur, qui achevait ses études à la faculté de médecine de la Tulane University de La Nouvelle-Orléans. Max avait embrassé la profession de son père. Dans un an, après le concours de l'Internat, il devait se spécialiser dans la chirurgie thoracique. Arthur Loeb pouvait se sentir comblé : sa succession à la tête de la Bel Air Clinic semblait assurée.

—Professeur, je quitte l'Amérique.

Il n'y avait aucune moquerie dans cette appellation de « Professeur ». Le jour où Arthur Loeb, en toque et toge noire bordée de rouge, était monté sur l'estrade de l'université new-yorkaise de Columbia pour s'y voir conférer le titre de Professeur de médecine, ses enfants lui avaient donné ce surnom affectueux.

Arthur Loeb bloqua sa jument et se retourna vers son fils. Le visage de Max était totalement impassible.

—Comment cela, tu quittes l'Amérique ?

—Je vais en Inde pour un an.

—En Inde ? Et ton concours d'Internat ?

—J'ai demandé un sursis.

—Un sursis ?

—Oui, Professeur, un sursis, répéta Max en faisant un effort pour rester calme.

Son père relâcha les rênes. Les chevaux partirent au petit trot.

—Et qu'est-ce qui nous vaut cette surprise ? demanda-t-il après quelques foulées.

Max fit semblant de ne pas remarquer l'irritation qui perçait dans le ton de son père.

—J'ai simplement envie de changer un petit peu d'air... et de rendre quelques services.

—Que veux-tu dire par « rendre quelques services » ?

Max savait qu'il ne pourrait ruser longtemps.

—J'ai été invité à faire un remplacement dans un dispensaire, dit-il simplement.

—Et où ça, en Inde ? L'Inde, c'est aussi grand que l'Amérique !

—A Calcutta, Professeur.

Ce seul mot fit un tel effet sur Arthur Loeb qu'il en perdit ses étriers. Il ramena sa jument au pas en posant ses mains sur le pommeau de la selle. « Calcutta ! De toutes les villes du monde, c'est Calcutta qu'il a choisi ! » grommela-t-il en hochant la tête. Si, à l'égal de nombreux Américains, Loeb n'éprouvait guère de sympathie envers l'Inde, il ressentait par contre une franche répulsion à l'égard de Calcutta, pour lui synonyme de misère, de mendiants, de gens qu'on retrouvait le matin morts sur les trottoirs. Combien avait-il vu d'émissions de télévision, lu de reportages de magazines où toutes les tragédies de cette métropole étaient complaisamment étalées ? Plus encore que les images de famine, de surpopulation, de déchéance, c'était le souvenir d'un homme qui motivait surtout son aversion pour la plus grande démocratie de l'univers. Un personnage plein d'arrogance et de haine, donnant au monde des leçons de moralité du haut de la tribune des Nations Unies. Comme toute l'Amérique, le chirurgien se rappelait les diatribes de l'Indien Krishna Menon, l'envoyé de Nehru dans le Palais de verre, « un dangereux visionnaire aux allures de grand prêtre crachant son venin sur l'Occident au nom des valeurs d'un tiers monde qu'il prétendait étranglé par l'homme blanc ».

—C'est le seul endroit que tu as trouvé pour aller exercer tes talents ? laissa tomber Arthur Loeb. (Il ajouta, sarcastique :) Et tu t'imagines, pauvre naïf, que tes petits copains vont te garder ta place bien au chaud ? Quand tu reviendras, ils auront tous leur diplôme, et tu te retrouveras avec une nouvelle fournée qui, elle, ne te fera pas de cadeaux, crois-moi. Max ne répondit rien.

« Ta mère est au courant ? » questionna le chirurgien.

—Oui.

—Et elle approuve ?

—Pas exactement... mais enfin, elle a eu l'air de comprendre.

—Et Sylvia ?

Sylvia Paine était la fiancée de Max. Une grande et belle fille blonde de vingt-trois ans, image parfaite de l'Américaine saine et sportive. Ses parents possédaient la propriété voisine de celle des Loeb dans le parc de King Estâtes. Son père était le propriétaire du principal quotidien de Miami, le Tribune. Elle et Max se connaissaient depuis l'enfance. Ils devaient se marier en juin, après le concours de l'Internat.

—Je l'ai également prévenue, répondit Max.

—Et qu'en pense-t-elle, Sylvia ?

—Elle m'a proposé de partir avec moi !

—La petite sotte ! grinça Athur.

Un hennissement de sa jument empêcha Max d'entendre cette appréciation. Les chevaux avaient aperçu leur écurie au bout de l'allée de lauriers-roses en fleur.

Six semaines après cette promenade à cheval, Max Loeb s'était envolé pour Calcutta. Beaux joueurs, ses parents avaient donné une « party » en son honneur. Les cartons d'invitation précisaient que Max allait passer une année sabbatique d'études et de réflexion en Asie.

L'Asie, c'était vaste et Max avait accepté de ne révéler à personne sa destination précise, afin de ne pas susciter de commentaires désobligeants dans la petite colonie de milliardaires. Sa dernière soirée à Miami, il la passa avec sa fiancée. Il emmena la jeune fille dîner au Versailles, le restaurant français à la mode de Boca Raton, une plage chic au nord de Miami. Il commanda une bouteille de Bollinger, son Champagne préféré ; elle proposa un toast au succès de sa mission et à son retour le plus tôt possible. Sylvia portait une robe de mousseline rose largement décolletée avec un rang de perles autour du cou.

Ses cheveux, ramassés dans un chignon piqué d'un peigne d'écaillé, lui dégageaient la nuque et lui donnaient un port de tête superbe. Max ne pouvait en détacher les yeux.

—Tu es si belle, comment vais-je faire pour me passer de toi ?

—Oh, tu trouveras des Indiennes encore bien plus belles ! Et l'on dit que ce sont des amoureuses sans égales. On dit même qu'elles savent préparer des breuvages qui rendent fou d'amour.

Max songea au bidonville que lui avait décrit Paul Lambert dans ses lettres, mais l'idée d'exciter la jalousie de la jeune fille ne lui déplaisait pas.

—J'essaierai de m'instruire pour te rendre encore plus heureuse, dit-il avec un clin d'œil.

Une simple boutade. Max savait que le physique épanoui de Sylvia cachait une nature timide, secrète et pudique. Sa grande passion était la poésie. Elle connaissait par cœur des milliers de vers et pouvait réciter toute l'œuvre de Longfellow ainsi que des poèmes entiers de Shelley, Keats, Byron ou même de Baudelaire et de Goethe. Bien qu'ils fussent amants depuis leurs années de high school (cela s'était passé sur le cabin-cruiser du père de Max pendant une pêche à l'espadon, entre Cuba et Key Largo), leur histoire d'amour avait été plus intellectuelle que physique. Hormis l'équitation et le tennis, ils n'avaient guère partagé les plaisirs habituels aux jeunes gens de leur âge. « Nous ne sortions presque jamais dans des soirées, racontera Max, et nous détestions danser. Nous préférions rester des heures sur la plage, à regarder la mer, à discuter de la vie, de l'amour, de la mort. Et Sylvia me récitait les nouveaux poèmes qui avaient enrichi son répertoire depuis notre rencontre précédente. »

Sylvia était venue lui rendre visite plusieurs fois à La Nouvelle-Orléans. Ensemble ils avaient exploré les trésors historiques de la Louisiane. Une nuit, alors qu'un orage tropical les retenait dans une plantation au bord du Mississippi, ils s'étaient aimés dans le lit où avaient dormi Mademoiselle de Gran-ville et le marquis de La Fayette. « Nul doute que notre union était inscrite dans nos horoscopes, dira Max. Bien que la famille de Sylvia fût de religion protestante et la mienne juive pratiquante, nous savions qu'aucun événement n'aurait pu combler davantage nos parents. »

Mais voilà que sept mois avant la date fixée pour leur mariage, Max avait décidé de partir pour un an. Il n'avait pas donné à sa fiancée les raisons profondes de sa décision. Certains actes, dans la vie d'un homme, n'appellent aucune explication, croyait-il. Et pourtant, ce dernier soir, dans la douce pénombre du restaurant, porté par l'euphorie du Champagne et le parfum suave d'un havane Monte-cristo de contrebande, il décida de dire la vérité. « Au cas où il m'arriverait malheur, je voulais que l'on sache que je n'étais pas parti sur un coup de tête. » Il raconta comment un jour, dans la bibliothèque de l'université, son regard était tombé sur la photographie d'un enfant illustrant la couverture d'une revue publiée au Canada par une association humanitaire. L'enfant était un petit garçon indien de cinq ou six ans assis devant le mur décrépi d'un taudis de Calcutta. Le casque noir de sa chevelure ébouriffée cachait son front et une partie des yeux, mais entre les mèches brillaient les deux flammes de ses pupilles. Ce qui frappa surtout Max, c'était son sourire, un sourire tranquille et lumineux qui creusait deux fossettes en découvrant quatre dents de lait éclatantes de blancheur. Il était sans doute très pauvre puisqu'il était complètement nu, mais il n'avait pas l'air affamé. Il serrait dans ses bras un bébé de quelques jours, enveloppé dans un morceau de chiffon. « Il le tenait avec tant de fierté, dira Max, tant de sérieux derrière son sourire, avec un sens si évident de ses responsabilités que je suis resté plusieurs minutes incapable d'en détacher les yeux. » L'enfant était un habitant de la Cité de la joie et le bébé dans ses bras était son plus jeune frère. Le journaliste qui avait pris la photographie racontait dans son article sa visite du slum et sa rencontre avec « un apôtre venu d'Occident pour vivre parmi les hommes les plus déshérités du monde». Il s'appelait Paul Lambert. Répondant à une question du journaliste, il avait exprimé le souhait que quelqu'un possédant une formation médicale approfondie, si possible un médecin, vienne pendant un an à Anand Nagar pour travailler avec lui et l'aider à organiser une véritable infrastructure médicale dans ce lieu privé de tout secours.

—Je lui ai écrit, conclut Max. Il m'a répondu qu'il m'attendait le plus tôt possible. Il paraît que le répit de l'hiver touche à sa fin là-bas et que bientôt ce sera la fournaise de l'été et la mousson.

Ce mot de mousson fit passer un éclair dans les yeux bleus de l'Américaine.

—La mousson ! répéta-t-elle, pensive.

Un poème de Paul Verlaine qu'elle affectionnait particulièrement lui vint à la mémoire.

« There is weeping in my heart, récita-t-elle en regardant Max amoureusement, like the rain falling on the city. What is this languor which pierces my heart ? » — « Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville. Quelle est cette langueur qui pénètre mon cœur ? »

La cité de la joie
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