12.
Les événements qui marquèrent l'existence de Paul Lambert au lendemain de sa première nuit dans le slum pouvaient paraître insignifiants. Et pourtant, là où soixante-dix mille personnes vivaient dans une promiscuité et des conditions d'hygiène déplorables, chaque nécessité de la vie quotidienne revêtait une difficulté particulière. Ainsi l'accomplissement des besoins naturels. L'envoyé du curé de la paroisse voisine avait incité Lambert à se rendre aux latrines d'un secteur hindou habité aussi par quelques chrétiens. Pour un hindou, l'observance de « l'appel de la nature » est un acte qui doit s'accomplir selon un rituel bien précis. Le lieu choisi ne peut être situé à proximité d'un temple. D'un banyan, du bord d'une rivière, d'un étang, d'un puits ou d'un carrefour fréquenté. Le sol ne doit pas être de couleur claire ni labouré, mais plat et dégagé, et surtout à l'écart de toute habitation. Avant de s'exécuter, un hindou doit retirer ses sandales s'il en possède, s'accroupir aussi bas que possible et ne jamais se relever en cours d'action ; prendre garde, sous peine d'offense grave, à ne pas regarder le soleil, la lune, les étoiles, un feu, un brahmane, ou une image pieuse. Il doit observer le silence et s'interdire le sacrilège de se retourner pour examiner son œuvre. Des règles prescrivent enfin la façon de procéder aux ablutions avec un mélange de terre et d'eau. Les auteurs de ces saintes instructions n'avaient évidemment pas prévu que des millions d'hommes seraient un jour entassés dans des jungles urbaines dépourvues de tout espace libre à l'écart d'habitations. Pour les hindous de la Cité de la joie, « l'appel de la nature » ne pouvait donc se faire qu'en public dans l'égout à ciel ouvert des ruelles, ou dans l'une des rares guérites aménagées récemment par les urbanistes locaux et baptisées « latrines ».
Quelle aventure pour Lambert que sa première visite à l'un de ces édicules ! A quatre heures du matin, son accès était déjà bloqué par une queue de plusieurs dizaines de personnes. Les premiers étaient là depuis près de deux heures. L'arrivée de ce sahib en jeans et baskets causa un vif remous de curiosité et d'amusement, d'autant plus que dans son ignorance des coutumes du pays, le Français avait commis une bévue impardonnable : il avait apporté quelques feuilles de papier hygiénique. Pouvait-on imaginer qu'on veuille recueillir dans du papier une souillure expulsée par le corps et la laisser ensuite pour les autres ? En lui montrant la boîte de conserve pleine d'eau qu'il tenait à la main, un jeune garçon essaya de lui faire comprendre qu'il fallait se laver, puis nettoyer la cuvette.
Lambert constata que tout le monde en effet avait apporté un semblable récipient plein d'eau. Certains en possédaient même plusieurs qu'ils poussaient du pied à mesure que la file avançait. «Je compris qu'ils faisaient la queue pour des absents, racontera-t-il. Un vieillard édenté s'approcha et m'offrit sa cruche. Je pris l'objet avec un sourire de gratitude sans m'apercevoir que je venais de commettre un deuxième sacrilège qui déchaîna une nouvelle explosion d'hilarité. J'avais saisi le récipient avec la main gauche alors qu'elle est réservée aux contacts impurs. Avant d'atteindre les lieux d'aisances, je dus traverser un véritable lac d'excréments. Cette épreuve supplémentaire était un cadeau des vidangeurs, en grève depuis cinq mois. La puanteur était telle que je ne savais plus ce qui était le plus insupportable : l'odeur ou le spectacle. Que des gens gardent leur bonne humeur au milieu de tant d'abjection me parut sublime. Ils plaisantaient, ils riaient. Les enfants surtout qui apportaient leur fraîcheur et la gaieté de leurs jeux dans ce cloaque. Je revins de cette équipée aussi groggy qu'un boxeur envoyé au tapis dès le premier round. Nulle part ailleurs, je n'avais subi pareille agression. »
Sur le chemin du retour, le Français aperçut quelques regards hostiles. Cela n'était guère étonnant. La rumeur s'était déjà répandue que le sahib était un prêtre catholique. En plein quartier musulman, cette intrusion pouvait passer pour une provocation. «Dieu sait combien je me suis senti seul ce premier matin! dira-t-il. Ne connaissant pas un traître mot des langues parlées dans le bidonville, je me faisais l'effet d'un sourd-muet. Et faute de disposer d'un peu de vin, j'étais en plus privé du réconfort de pouvoir célébrer l'Eucharistie au fond de ma tanière. Heureusement, il me restait la prière ! »
La prière ! Depuis des années, Paul Lambert commençait chacune de ses journées par une heure de contemplation. Qu'il fût dans un avion, dans un train ou une chambrée d'ouvriers immigrés, il faisait le vide, se tournait vers Dieu, s'abandonnait en lui pour se laisser interpeller. Ou pour dire simplement à son Créateur : « Me voici, je suis là, à ta disposition.
» Il aimait aussi ouvrir les Évangiles au hasard et s'arrêter sur une phrase. Par exemple : «
Sauve-moi, je péris », ou « De toi vient le salut », ou « Ta présence est dans cette joie. » Il décortiquait chaque mot, chaque syllabe, les retournait dans tous les sens, nourrissant sans cesse sa méditation. « C'est une gymnastique de l'esprit qui m'aide à faire silence, expliquera-t-il, à trouver le vide en Dieu. Si Dieu a du temps pour m'écouter, il en a forcément pour m'aimer. »
Ce jour-là, Lambert se sentit incapable d'un vrai silence, d'un vrai vide. Trop d'impressions l'avaient assailli depuis la veille. Il n'arrivait pas à prier comme les autres matins. « Assis devant l'image du Saint Suaire, je me mis à égrener des ôm à haute voix. Puis j'intercalai le nom de Jésus. "Om... Jésus, ôm... Jésus." C'était pour moi une façon de rejoindre la prière des habitants du slum qui approchaient et vivaient Dieu en permanence, tout en retrouvant la possibilité de communiquer avec mon Dieu révélé qu'ils ne connaissaient pas. Au bout d'un moment, je fus à nouveau en sa présence. Je pus lui parler.
« Seigneur me voici, c'est moi Paul. Tu sais, Jésus, que je suis un pauvre, alors aie pitié de moi. Tu sais que je ne suis pas venu ici pour accumuler des grâces. Je ne suis pas non plus venu pour les autres. Je suis là pour toi, gratuitement, pour t'aimer. Jésus, mon frère aîné, Jésus mon sauveur, je suis arrivé les mains si vides au fond de ce bidonville que je ne peux même pas célébrer le repas commémorant ton sacrifice. Mais tous les hommes aux yeux baissés, au visage tuméfié, tous les innocents martyrisés de ce lieu de souffrance ne commémorent-ils pas ton sacrifice tous les jours ? Aie pitié d'eux, Jésus d'Anand Nagar.
« Jésus de la Cité de la joie, toi l'éternel martyrisé, toi la voix des hommes sans voix, toi qui souffres à l'intérieur de tous ces êtres, qui subis leur angoisse, leur détresse, leur tristesse, mais toi qui sais t'exprimer à travers leur cœur, à travers leurs pleurs, à travers leurs rires, à travers leur amour. Jésus d'Anand Nagar, tu sais que je suis là simplement pour partager.
Pour que nous puissions te dire ensemble, eux et moi, que nous t'aimons. Toi et ton Père, le Père de miséricorde, le Père qui t'a envoyé, le Père qui pardonne. Et te dire aussi à toi qui es la lumière, le salut du monde, qu'ici, dans la Cité de la joie, nous vivons dans l'obscurité. Alors, toi qui es notre lumière, Jésus, nous avons besoin de toi. Sans toi, nous sommes perdus.
«Jésus d'Anand Nagar, fais que ce bidonville mérite son nom, qu'il soit vraiment la Cité de la joie. »