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Lambert ne pouvait en douter : l'attitude de ses voisins à son égard avait changé. La participation des rites funéraires créent des liens. Depuis qu'il avait porté au bûcher le corps de Y hijra qui avait tenté de l'assassiner par cobra interposé, les eunuques de la chambre d'à côté multipliaient les marques d'amitié. Combien de fois, rentrant le soir éreinté après une journée harassante à courir à droite et à gauche pour soigner et secourir ses frères du slum, n'avait-il eu la joie de trouver dans sa chambre une trace de leur passage : une mèche neuve pour sa lampe à huile, une assiette de friandises, les murs repeints à la chaux, une bougie, des bâtonnets d'encens, une guirlande de fleurs autour de l'image du Saint Suaire. Ces gestes le touchaient et le gênaient à la fois. « J'avais beau m'être habitué à toutes les formes de cohabitation, la présence de cette étrange "famille" de l'autre côté de ma cloison me mettait mal à l'aise. N'étaient-ils pas pourtant les plus à plaindre parmi les déshérités, les méprisés, les rejetés du bidonville? J'avais encore bien du chemin à faire pour atteindre le véritable esprit de charité, accepter toutes les différences !

»

Ce fut à Kâlîma que revint le mérite de balayer les dernières réticences de Lambert. Chaque matin à son réveil, le jeune danseur venait bavarder un instant avec le prêtre qu'il appelait de sa voix grave « mon grand frère Paul ». Bien que la langue des hijra fût un parler secret connu d'eux seuls, Kâlîma connaissait assez d'hindi pour se faire comprendre. De tous les destins qui avaient abouti à la Cité de la joie, le sien était certainement l'un des plus curieux.

Kâlîma était le fils d'un riche marchand musulman de Hyderabad, un État du centre de l'Inde. Si ses organes génitaux étaient peu développés, aucun doute n'était possible : il était un garçon. Très tôt cependant sa féminité s'était révélée. A l'âge où ses camarades d'école s'empoignaient sur les terrains de cricket et de hockey, il s'adonnait à l'étude de la danse et de la musique. Aux uniformes de boy-scout et de gymnaste, il préférait les shalwar aux jambes bouffantes serrées aux chevilles et les amples tuniques des jeunes filles musulmanes. H aimait se parfumer, se maquiller. Pour le soustraire à ces inclinations qu'ils jugeaient maléfiques, ses parents l'avaient marié dès l'âge de quatorze ans à la fille d'un riche bijoutier. Kâlîma avait essayé de remplir son devoir conjugal, mais le résultat avait été si désastreux que sa jeune épouse s'était enfuie le lendemain de ses noces pour retourner chez ses parents. Un jour, dans la foule des fidèles venus en pèlerinage sur la tombe d'un saint musulman de la région, un vieil hijra au visage décharné avait repéré le jeune garçon et l'avait suivi jusqu'à son domicile. Moins d'une semaine plus tard, Kâlîma abandonnait sa famille pour suivre l'eunuque. Celui-ci devint sa « marraine », ou plutôt son gourou. Il s'appelait Sultana. Comme la plupart des hijra, Sultana n'avait pas de poitrine. Pour « adopter » son nouveau disciple, il pressa une touffe de coton imbibée de lait sur son sein stérile et obligea son « filleul » à le sucer. Kâlîma reçut alors cent cinquante et une groupies, des ustensiles d'argent et de laiton, des vêtements, des saris, des jupons, des bracelets de verre et des choti, ces fils de coton noir qui, une fois noués dans les cheveux, deviendraient les attributs de sa nouvelle condition à l'égal de la triple cordelette des brahmanes.

Après son « adoption », Kâlîma fut soumis à une grande cérémonie d'initiation à laquelle furent invités tous les membres de la communauté et les chefs des autres hijra de la région.

Sa « marraine » et les autres gourous le vêtirent d'une jupe et d'un corsage préalablement bénis dans un sanctuaire. Puis ils le parèrent de bracelets et de boucles d'oreilles. Kâlîma habilla ensuite sa « marraine » de la même manière, et lui baisa les pieds ainsi que ceux de tous les autres gourous présents qui lui donnèrent leur bénédiction.

C'est après cette cérémonie de travestissement rituel que Kâlîma reçut son nom féminin.

Tous les gourous furent consultés pour son choix. Lambert s'étonna qu'on l'eût baptisé du nom de Kâlî, cette déesse que l'iconographie représentait habituellement sous des aspects terrifiants, un collier de crânes autour du cou. Avec son visage aux sourcils délicatement épilés et son air de chérubin, Kâlîma n'avait rien d'une ogresse. Certes, sa voix rauque le trahissait mais, grâce à ses attaches très fines, son port de tête altier, sa démarche tout en souplesse, il pouvait aisément passer pour une femme.

L'initiation de Kâlîma n'était pas terminée. L'acte décisif restait à accomplir. Car un vrai hijra ne saurait être confondu avec un travesti. Les travestis appartenaient à une autre caste, une caste de parias encore plus basse dans l'échelle sociale. Lambert avait souvent croisé dans les ruelles boueuses de la Cité de la joie ces personnages tragiques déguisés en femmes, outrageusement maquillés et affublés de faux seins, qui chantaient, dansaient et ondulaient de la croupe en tête des cortèges de mariage ou des processions religieuses, cabotins tristes et obscènes, souvent engagés pour faire rire à leurs dépens et transformer les rituels les plus sacrés en parodies grotesques. Les travestis exerçaient leur profession sans sacrifier leur virilité. Certains avaient plusieurs femmes et des ribambelles d'enfants.

L'imposture faisait partie du jeu. Tout autre était la place des hijra dans la société. Eux ne devaient être ni des hommes ni des femmes. Les mères qui les appelaient à la naissance de leurs enfants avaient le droit de le vérifier. Et gare aux faux hijra !

La cérémonie se déroula au cours du premier hiver. Les castrations avaient toujours lieu en hiver, afin de limiter les risques d'infection et permettre aux blessures de se cicatriser plus rapidement. Ces risques n'étaient pas négligeables. Aucune statistique officielle ne révélait combien à.'hijra mouraient chaque années des suites de leur émasculation, mais la presse indienne ne ratait jamais l'occasion de dénoncer ces drames, comme celui de ce coiffeur de Delhi âgé d'une trentaine d'années, mort après une opération pratiquée par des eunuques qui l'avaient convaincu de se joindre à leur groupe. Autrefois, cette formalité se déroulait dans des conditions particulièrement atroces. Les hijra châtraient leurs futurs disciples avec un crin de cheval qui était progressivement serré, jour après jour, jusqu'à la section totale des organes génitaux.

Un jour, Kâlîma fut emmené par Sultana, sa marraine-gourou, dans un village isolé où vivait une petite communauté d'eunuques. L'astrologue de la communauté choisit une nuit propice pour la cérémonie. Les hijra appellent ces nuits de castration les « nuits noires ».

Sultana fit boire à son jeune disciple plusieurs verres de todi, du vin de palme dans lequel avait été dissoute de la poudre de bhang, ce stupéfiant aux vertus analgésiques. Tandis que Kâlîma perdait conscience, son gourou fit allumer un grand feu. Un prêtre récita des montra et versa un bol de ghee dans les flammes. La tradition voulait qu'un embrasement spectaculaire se produisît à cet instant ; sinon, il fallait surseoir à la castration. Cette nuit-là, les flammes montèrent vers le ciel avec la puissance d'un feu d'artifice. C'était le signe que Nandnina et Beehrana, les divinités des hijra, acceptaient d'accueillir la nouvelle recrue. L'officiant put alors nouer la verge et les testicules du jeune homme avec un fil et serrer progressivement la ligature afin de provoquer l'insensibilisation des organes. Puis, d'un coup de lame de rasoir, il trancha. Un cri déchira la nuit. Sous l'atroce douleur, Kâlîma s'était réveillé. Une sarabande de tambourins éclata aussitôt et tous les eunuques se mirent à danser et chanter autour des flammes. Un récitant entonna un cantique destiné à chasser les puissances maléfiques et les mauvais esprits. Les autres hijra ponctuèrent chaque phrase d'un retentissant Hanji ! — Oui ! »

Un nouvel hijra est né ! Hanji !

Un sari sans femme ! Hanji !

Un chariot sans roues ! Hanji !

Un noyau sans fruit! Hanji !

Un homme sans pénis ! Hanji !

Une femme sans vagin ! Hanji !

Le lendemain, Sultana appliqua de ses mains le premier pansement sur la blessure de son disciple. C'était une espèce d'emplâtre fait de cendres, d'herbes et d'huile. Cette recette remontait aux temps de la conquête mogole, alors que la condition d'eunuque connaissait son âge d'or. C'était l'époque où, dans toute l'Inde, des parents sans ressources vendaient leurs enfants à des trafiquants qui les émasculaient. Un noble de la cour d'un des empereurs mogols possédait mille deux cents eunuques. Certains hijra s'étaient hissés à des positions élevées, et pas seulement comme gardiens de harem ou danseurs et musiciens de cour. Mais aussi comme confidents des rois, gouverneurs de provinces, et même généraux d'armée.

Une fois Kâlîma guéri de sa mutilation, Sultana le confia à des musiciens professionnels et à d'autres gourous qui lui enseignèrent les chants et la danse traditionnels des hijra. Ils lui apprirent aussi à mimer une mère dorlotant ou allaitant son nouveau-né, à jouer le rôle d'une jeune mariée, d'une femme attendant un enfant ou accouchant. Il reçut bientôt le titre de « Baï », c'est-à-dire de « danseuse et courtisane ». Commença alors pour le jeune eunuque une période de voyages. Les hijra se déplacent beaucoup d'un bout à l'autre de l'Inde pour rendre visite à leurs «parents». Son gourou avait une « sœur » à New Delhi, des

« tantes » à Nagpur, des « cousines » à Bénarès. Les liens des eunuques avec ces parents fictifs sont bien plus forts que ceux qu'ils peuvent avoir conservés avec leurs parents réels.

C'est à Bénarès, au bord du Gange, que survint le drame. Alors qu'ils descendaient un matin à l'aube vers les ghats pour aller se baigner dans le fleuve sacré et adorer le soleil, Kâlîma vit sa « marraine » s'effondrer dans la rue. Uhijra était mort, terrassé par une crise cardiaque.

Heureusement pour Kâlîma, c'était l'époque des pèlerinages et beaucoup d'eunuques se trouvaient dans la ville sainte. Un gourou s'offrit aussitôt à le prendre pour disciple. Il avait des pommettes saillantes et un regard triste. Il venait de Calcutta. C'était Boulboul, le voisin de Paul Lambert.

La cité de la joie
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