54.

Il serait exagéré de dire que Paul Lambert accueillit la nouvelle avec des transports de joie.

Et pourtant, il était convaincu qu'elle était un signe de Dieu lui confirmant, dans un moment de détresse, le sens de sa mission. A cet instant de sa vie, cet homme qui avait tout partagé et tout accepté sentait ses forces le trahir. S'ajoutant aux excès du thermomètre, la grève des vidangeurs municipaux avait transformé la Cité de la joie en un cloaque plus difficile à supporter que jamais. La nuit, cherchant le sommeil dans l'écrasante moiteur, Lambert rêvait aux pâturages des Alpes, aux plages désertes de Bretagne. Il rêvait d'espace, d'odeurs champêtres, de forêts, de parterres de fleurs, d'animaux sauvages. En s'installant dans le bidonville, il s'était bouché les oreilles pour ne pas entendre les cris de la souffrance. Aujourd'hui, il lui arrivait d'avoir envie de se voiler la face pour ne plus rien voir, ne plus rien ressentir. Bref, il était en pleine dépression. Même la présence de Max Loeb n'y faisait rien. C'est alors qu'Ashish et Shanta vinrent lui apprendre la nouvelle.

— Grand Frère Paul, nous t'avons trouvé une chambre dans notre courée, annonça Shanta d'une voix frémissante. Personne ne veut l'habiter car le précédent locataire s'est pendu à la charpente. On l'appelle « la chambre du pendu ». Elle est à côté de la nôtre.

Une chambre dans l'une de ces courées où s'entassaient une centaine d'habitants, où ils naissaient et mouraient ensemble, où ils mangeaient et crevaient de faim ensemble, où ils toussaient, crachaient, urinaient, déféquaient et pleuraient ensemble, où ils s'aimaient, s'insultaient, se tapaient dessus, se haïssaient ensemble. Où ils souffraient ensemble et espéraient ensemble. Il y avait longtemps que Lambert souhaitait quitter le relatif anonymat de sa ruelle pour vivre dans une courée, un de ces blocs d'habitations, afin de se fondre encore plus totalement aux autres. Ashish et Shanta avaient tout arrangé.

Respectant les usages, ils présentèrent leur protégé au doyen de la courée, un ancien marin hindou qu'une beuverie au cours d'une escale avait laissé à Calcutta. Krishna Jado vivait depuis vingt-sept ans à Anand Nagar. Son extrême maigreur, sa respiration sifflante, sa voix enrouée révélaient qu'il était tuberculeux. A son tour, il présenta le Français aux autres locataires. Partout l'accueil fut chaleureux. Comme disait Shanta : « Un father sahib dans une courée, c'est le père Noël qui vous tombe dessus. »

Onze familles, près de quatre-vingt-dix personnes, vivaient dans ce rectangle d'une douzaine de mètres sur huit. Toutes étaient hindoues. C'était une règle : des gens de religions différentes évitaient de cohabiter dans un même bloc d'habitations car la moindre différence dans les mœurs y prenait des proportions exorbitantes. Comment imaginer une famille musulmane faisant griller sur son chula un morceau de vache à côté des fidèles d'une religion qui sacralisait cet animal ? L'inverse était vrai pour le porc. En outre, dans une société où les rites religieux avaient une telle importance, mieux valait prévenir les conflits. Chaque jour, chaque heure était l'occasion de quelque fête ou célébration.

Hindous, sikhs, musulmans, chrétiens semblaient rivaliser d'imagination et de ferveur. En dehors des grandes fêtes religieuses, des naissances et des mariages, toutes sortes de commémorations mettaient perpétuellement les courées en émoi. Un jour, c'étaient les premières règles d'une fillette célébrées en grande pompe par des chants et des danses avec exhibition de la serviette qui avait épongé le premier sang. Un autre, toutes les filles à marier rendaient un culte au lingam du dieu Shiva pour lui demander un mari aussi bon que lui. Une autre fois, une future mère célébrait le premier mois de sa grossesse. Ou bien encore une puja monstre, avec brahmane, musiciens et banquet, glorifiait l'instant où un bébé recevait des mains de son père sa première bouchée de riz. La cérémonie qui battait son plein lorsque Paul Lambert débarqua dans son nouveau domicile n'était pas la moins étonnante. Rassemblées derrière le puits, une quinzaine de femmes chantaient des cantiques à tue-tête. Devant elles, des assiettes débordaient d'offrandes : monticules de grains de riz, bananes, pétales de fleurs, bâtonnets d'encens. Le doyen de la courée expliqua : « Elles implorent Sitola pour qu'elle sauve la petite Onima. » L'enfant avait la varicelle et Sitola est la déesse de la variole. Tous les habitants de la courée participaient à la puja. Ils avaient entrepris un jeûne de trois jours. Ensuite, personne ne mangerait ni œuf ni viande — pour autant qu'ils en aient eu les moyens —, ni aucun autre aliment qui ne fût bouilli tant que l'enfant ne serait pas guérie. Aucune femme ne pourrait laver ni étendre de linge afin de ne pas irriter la divinité.

Il n'y eut donc pas de barra-khana1 pour célébrer l'arrivée de Paul Lambert. Mais la chaleur de la réception compensa l'absence du traditionnel repas de fête. Tous les habitants attendaient le nouveau locataire avec des colliers de fleurs. Shanta et ses voisines avaient décoré le seuil et le sol de sa chambre de rangoli, ces magnifiques compositions géométriques de bon augure. En leur centre, Lambert put lire le message de bienvenue de ses frères de la Cité de la joie. C'était une phrase du grand poète bengali Rabindranath Tagore : « Tu es invité au festival de ce monde, et ta vie est bénie. » De nombreux voisins hindous et musulmans de son ancien logement l'avaient accompagné. Le vieux Surya, la mère du petit Sabia, le charbonnier d'en face, Nasir, le fils aîné de Mehboub, la plupart des adultes et des enfants de la ruelle où il avait vécu ces dures années étaient là, pleurant à chaudes larmes. Bien que les distances fussent minuscules dans le slum, on aurait dit que leur « Grand Frère Paul » les quittait pour une autre planète. Leur chagrin avait quelque chose de déchirant. C'est la mère de Sabia qui traduisit peut-être le mieux la peine de chacun.

—Avant de t'en aller, donne-nous ta bénédiction, Grand Frère Paul. Maintenant nous allons tous être un peu orphelins.

Le prêtre leva la main et traça au-dessus des têtes penchées un lent signe de croix, répétant à mi-voix les paroles des Béatitudes : « Soyez bénis, car vous êtes les enfants de mon Père, vous êtes la lumière du monde. »

Il entra ensuite dans « la chambre du pendu » pour y déposer sa musette et sa natte de paille de riz roulée.

—C'est tout ce que tu possèdes ? s'étonna une femme.

Il fit signe que oui. Aussitôt, un voisin apporta un tabouret, un autre quelques ustensiles, un troisième voulut offrir son charpoï mais Lambert refusa. Il voulait continuer à vivre comme les plus pauvres. A l'égal du précédent, son nouveau logement était fait pour le combler. Personne n'y habitant, les rats y avaient plus que jamais élu domicile. Des petits, des gros, d'énormes mâles avec des queues longues de trente centimètres, des bébés rats qui poussaient des cris stridents. Il y en avait des dizaines. Ils infestaient la charpente, descendaient le long des murs, furetaient dans tous les coins. Rien ne les effrayait. Les plus gros avaient survécu à la canicule et le dernier orage paraissait avoir décuplé leur énergie.

Dans « la chambre du pendu », ils étaient les maîtres. Le premier geste de Lambert fut de leur disputer un morceau de cloison pour y fixer l'image du Saint Suaire. Et un morceau du sol pour s'asseoir dans sa position de méditation et remercier le Seigneur de lui avoir offert cette nouvelle occasion d'amour et de partage.

Amour et partage ! Ces quelques mètres carrés de cour commune étaient un lieu idéal pour la réalisation de ce programme. Ici on vivait plus que jamais en pleine transparence. La plus discrète émotion, le plus imperceptible mouvement, la plus inaudible réflexion y étaient aussitôt captés, interprétés, commentés. Une telle promiscuité vous obligeait à redoubler de précautions. Il fallait apprendre à se laver en cachant sa nudité sous le pan de son longhi ; nettoyer la cuvette des latrines d'une certaine façon ; vaquer à ses occupations sans laisser son regard s'égarer sur une voisine en train d'uriner dans le caniveau devant votre porte.

Le vrai choc se produisit le soir. Chassé de sa chambre par la chaleur, Lambert vint se réfugier sous la petite véranda devant son taudis. Plusieurs personnes l'occupaient déjà.

Par ces nuits de canicule tout le monde dormait dehors. Un muret de brique élevé à l'entrée protégeait la courée du flot des égouts qui débordaient dans la ruelle. Lambert se fraya une place entre deux dormeurs. « Il y avait si peu d'espace que je dus m'allonger tête-bêche entre mes voisins, selon le principe de la boîte à sardines. »

De cette première nuit il garderait deux souvenirs marquants. Ni l'un ni l'autre ne se rapportaient aux ronflements des voisins, aux cavalcades des cancrelats, des rats et des chauves-souris sur son visage, aux quintes de toux et aux crachats des tuberculeux d'à côté, aux aboiements des chiens parias, aux vociférations des ivrognes trébuchant sur les corps endormis, aux claquements métalliques des seaux rapportés de la fontaine par les femmes, au jet d'urine d'un jeune voisin reçu en pleine figure. Il se souviendrait d'abord des cris des enfants en proie à des cauchemars. Des hurlements entrecoupés de lambeaux de phrases qui permettaient d'imaginer les terrifiantes visions défilant dans le sommeil de ces petits Indiens. Il y était beaucoup question de tigres, de mauvais génies et de bhut, les fantômes.

« C'était la première fois que j'entendais les tigres appelés par leur nom, dira Lambert. En Inde, on disait toujours "le grand chat", "le grand fauve", "le grand félin", mais jamais "le tigre" de peur d'alerter son esprit et de le faire venir. C'était un tabou apporté de la campagne où les tigres dévoraient encore chaque année, rien qu'au Bengale, près de trois cents personnes. Cette menace hantait de nombreux enfants. Quelle mère d'Anand Nagar n'avait pas dit un jour à l'un d'eux : "Si tu n'es pas sage, j'appelle le tigre." »

Le deuxième souvenir impérissable fut « un cocorico vociféré à bout portant dans mes tympans par un coq à quatre heures trente du matin alors que je venais enfin de m'endormir ». En se couchant la veille, Lambert n'avait pas remarqué le volatile attaché au pilier de la véranda. Il appartenait aux occupants de la chambre voisine. C'étaient les seuls locataires qu'il n'avait pas encore rencontrés, car leurs activités les éloignaient fréquemment de la courée. Ils étaient rentrés tard dans la nuit. Lambert se redressa et aperçut « quatre femmes dormant côte à côte enveloppées dans des voiles et des saris aux couleurs vives ». Il se dit qu'il n'avait jamais vu d'Indiennes d'aussi grande taille. Quand il les entendit se parler, il fut encore plus étonné par leur voix rauque et basse. Il se demanda s'il ne rêvait pas. Puis il comprit. Ses « voisines » étaient des hijra, des eunuques.

La cité de la joie
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
index_split_000.html
index_split_001.html
index_split_002.html
index_split_003.html
index_split_004.html
index_split_005.html
index_split_006.html
index_split_007.html
index_split_008.html
index_split_009.html
index_split_010.html
index_split_011.html
index_split_012.html
index_split_013.html
index_split_014.html
index_split_015.html
index_split_016.html
index_split_017.html
index_split_018.html
index_split_019.html
index_split_020.html
index_split_021.html
index_split_022.html
index_split_023.html
index_split_024.html
index_split_025.html
index_split_026.html
index_split_027.html
index_split_028.html
index_split_029.html
index_split_030.html
index_split_031.html
index_split_032.html
index_split_033.html
index_split_034.html
index_split_035.html
index_split_036.html
index_split_037.html
index_split_038.html
index_split_039.html
index_split_040.html
index_split_041.html
index_split_042.html
index_split_043.html
index_split_044.html
index_split_045.html
index_split_046.html
index_split_047.html
index_split_048.html
index_split_049.html
index_split_050.html
index_split_051.html
index_split_052.html
index_split_053.html
index_split_054.html
index_split_055.html
index_split_056.html
index_split_057.html
index_split_058.html
index_split_059.html
index_split_060.html
index_split_061.html
index_split_062.html
index_split_063.html
index_split_064.html
index_split_065.html
index_split_066.html
index_split_067.html
index_split_068.html
index_split_069.html
index_split_070.html
index_split_071.html
index_split_072.html
index_split_073.html
index_split_074.html
index_split_075.html
index_split_076.html