11.
La vente du sang permit aux cinq membres de la famille Pal de tenir pendant cinq jours. Ils se nourrissaient essentiellement de bananes. Abondant et bon marché, ce fruit était en Inde la providence des pauvres. A Calcutta, ses vertus nutritives et curatives faisaient même l'objet d'un véritable culte. Lors des grandes fêtes de la déesse Dourga, patronne de la ville, des bananiers figuraient sur les autels, drapés dans des saris blancs bordés de rouge, vénérés comme l'épouse de Ganesh, le dieu de la chance.
Les Pal s'alimentaient aussi avec ce que glanaient les deux aînés dans le Barra Bazar pendant que leur père courait à la recherche d'un travail. Les derniers paisa de la dernière roupie furent consacrés à l'achat de quatre galettes de bouse pour faire bouillir sur le chula des voisins une ultime marmite de déchets et d'épluchures. Quand il n'y eut plus rien, Hasari prit une décision héroïque. Il irait à nouveau vendre son sang.
Du point de vue physiologique, c'était un acte fou. Mais cette « ville inhumaine » était une ville de folie. Une enquête médicale révélait que beaucoup d'hommes au fond de la misère n'hésitaient pas à se présenter chaque semaine à la porte des banques du sang. En général, ils ne faisaient pas de vieux os. On retrouvait morts d'anémie au hasard d'une rue, sur un lit du mouroir de Mère Teresa, s'éteignant comme la flamme d'une bougie privée d'oxygène. La même enquête apprenait encore que chez donneur sur quatre la teneur du sang en hémoglobine était inférieure à cinq grammes pour cent millilitres, alors que le seuil minimum acceptable 't de douze grammes et demi. Mais peu d'offices se préoccupaient alors du taux d'hémoglobines le sang qu'elles collectaient. De toute façon, comme l'apprendrait Hasari, il y avait une combine idéale pour truquer ce taux.
Les tarifs de la banque du sang C.R.C. étaient si alléchants qu'il y avait foule ce jour-là à sa porte. Tous les rabatteurs des établissements concurrents s'y étaient aussi donné rendez-vous pour essayer de détourner une partie de sa clientèle au profit de leurs employeurs.
Hasari fut immédiatement interpellé par un individu avec deux dents en or sur le devant. «
Quarante roupies, chuchota l'homme avec la mine d'une prostituée déclinant son prix. Dix pour moi, trente pour toi. »
« Trente roupies, c'est presque le double de la dernière fois », s'émerveilla Hasari qui ignorait encore qu'à Calcutta le prix du sang variait de jour en jour comme les cours du jute ou de l'huile de moutarde à la Bourse du commerce de Dalhousie Square. La différence principale venait en fait de la capacité des « intermédiaires » à évaluer la naïveté d'un pauvre quidam et à le rançonner avec plus ou moins de rapacité. Du premier coup d'œil, l'homme aux dents en or avait repéré sur le bras d'Hasari le stigmate qui faisait de lui un professionnel.
La Paradise Blood Bank portait bien son nom. Peinte en rose et meublée de sièges confortables, elle était installée dans une dépendance d'une des cliniques les plus modernes et les plus chères de Calcutta, exclusivement fréquentée par les riches commerçants marwaris et leurs familles. L'infirmière en blouse et coiffe blanches immaculées chargée de l'accueil des donneurs fit une grimace en voyant la pauvre mine du candidat. Elle le fit asseoir sur un fauteuil à dossier incliné. Mais contrairement aux infirmiers de la C.R.C., elle ne lui enfonça pas d'aiguille dans le bras. Au grand étonnement du paysan, elle se contenta de lui piquer l'index pour faire tomber une goutte de sang sur une plaquette de verre. L'homme aux dents en or avait compris, lui. « Cette pimbêche fait du sabotage », grogna-t-il.
Il avait deviné juste. Un instant plus tard, la jeune femme lui annonça poliment que le sang de son client était incompatible avec les normes de son officine. Le motif invoqué aurait pu concerner la plupart des habitants des bidonvilles de Calcutta : taux d'hémoglobine insuffisant.
Le coup était rude pour Hasari.
—Vous ne connaissez pas un autre endroit ? supplia-t-il dès qu'il se retrouva dans la rue avec le rabatteur aux dents en or. Je n'ai même plus de quoi acheter une banane à mes enfants.
L'homme posa une main amicale sur son épaule.
—Il ne faut pas blaguer avec ces choses-là, l'ami. Pour l'instant, c'est de la flotte que tu as dans les veines. Et si tu ne fais pas gaffe, tu risques de voir bientôt tes cendres flotter sur l'Hooghly.
Hasari se sentait tellement traqué par la misère que cette perspective lui parut inévitable.
—Cette fois, c'est foutu, constata-t-il. Nous allons tous crever.
Sa curieuse profession avait beau l'avoir endurci, le rabatteur fut ému par tant de détresse.
—Ne pleure pas, l'ami. Viens, je vais te faire un cadeau.
Il entraîna le paysan vers la pharmacie la plus proche où il acheta un flacon de médicaments. Les chimistes du laboratoire suisse qui fabriquait ce produit n'avaient probablement pas prévu l'usage qu'en feraient des êtres du tiers monde à bout de forces.
« Prends ça, l'ami, dit le rabatteur en offrant à Hasari une boîte de pastilles de sels de fer.
Tu en avales trois par jour et tu t'amènes ici dans une semaine. Rappelle-toi, dans sept jours exactement. » H ajouta, soudain menaçant : « Mais attention ! Ne me pose pas de lapin, sinon la flotte de tes veines pourrait bien couler gratuitement. » Puis, se radoucissant, il conclut : « Je t'emmènerai dans une turne où ils le trouveront très beau, ton sang, si beau qu'ils voudront te le pomper jusqu'à la dernière goutte. »